La Loi de Lynch

Chapitre 29Reconnaissance.

Ainsi que nous l’avons dit,Mme Guillois avait été installée par son fils auvillage d’hiver des Comanches.

Les Indiens avaient reçu parmi eux, avec joie,la mère du fils adoptif de leur tribu.

Le calli le plus commode avait étéimmédiatement mis à sa disposition, et les soins les plus attentifset les plus délicats lui avaient été prodigués.

Les Peaux Rouges ont sur les blancs uneincontestable supériorité pour tout ce qui a trait à l’hospitalitéUn hôte pour eux est sacré, à tel point qu’ils se font pour ainsidire son esclave, tant ils prennent à cœur de combler tous sesdésirs et même de satisfaire à ses moindres caprices.

Après que le père Séraphin eut averti leCèdre-Rouge de se tenir sur ses gardes, il avait rejointMme Guillois, afin de veiller plus directement surelle.

Le digne missionnaire était une ancienneconnaissance et un vieil ami des Comanches, auxquels il avait étéutile dans maintes circonstances, et qui respectaient en lui, nonpas le prêtre dont ils ne pouvaient comprendre la sublime mission,mais l’homme bon et généreux, toujours prêt à se dévouer pour sessemblables.

Quelques semaines se passèrent sans amenergrand changement dans la vie de la vieille dame.

Le Rayon-de-Soleil s’était, de son autoritéprivée, institué la servante de Mme Guillois,veillant assidûment à lui procurer ces mille riens qui tiennent unesi grande place dans la vie intérieure des femmes, l’égayant parson babil mélangé d’indien, de français et d’espagnol, la soignantcomme une mère et cherchant, par tous les moyens possibles, à luifaire tromper le temps.

Nous employons avec intention l’expressionespagnole de tromper (engañar) qui nous semble beaucoupplus vraie et plus juste surtout que celle de tuer letemps, dont nous usons en français.

En effet, si nous parvenons quelquefois àtromper le temps, il finit toujours, tôt ou tard, par noustuer.

Tant que le père Séraphin demeura auprèsd’elle, Mme Guillois supporta assez patiemmentl’absence de son fils. Les douces et paternelles exhortations dumissionnaire lui faisaient, non pas oublier, parce qu’une mèren’oublie pas, mais s’illusionner sur ce que cette séparation avaitde cruel.

Malheureusement le père Séraphin avait àremplir des devoirs impérieux qu’il ne pouvait négliger pluslongtemps ; il lui fallut, à son grand regret, reprendre lecours de sa vie errante, afin de recommencer sa missiond’abnégation et de souffrance, en portant au sein des tribusindiennes les lumières de l’Évangile et les secours de lareligion.

Le père Séraphin était pourMme Guillois un anneau de la chaîne qui larattachait à son fils ; elle pouvait parler de lui avec lemissionnaire qui connaissait les plus secrètes pensées de son cœur,et savait d’un mot calmer ses inquiétudes et lui rendre le courage.Mais lorsqu’il partit, pour la première fois, depuis son arrivée enAmérique, elle se trouva réellement seule, et perdit pour ainsidire son fils de nouveau. Aussi la séparation fut-ellecruelle : il fallut toute sa résignation chrétienne et salongue habitude de la souffrance pour lui faire supporter lenouveau coup qui la frappait.

La vie indienne est bien triste et bienmonotone, surtout l’hiver, au fond des bois, dans des huttes malconstruites ouvertes à tous vents, lorsque les arbres dépouillés deleurs feuilles sont couverts de givre, que les villages sont à demienfouis sous la neige, que le ciel est lourd, et que pendant delongues nuits on entend siffler l’ouragan et tomber sans relâchedes pluies diluviennes.

Seule, privée d’un ami dans le sein duquelelle pût déposer le trop-plein de son cœur et confier sesangoisses, Mme Guillois tomba peu à peu dans unemélancolie sombre dont rien ne put l’arracher.

Une femme de l’âge de la mère du chasseur nerompt pas impunément avec toutes ses habitudes pour entreprendre unvoyage comme celui qu’elle avait fait à travers les désertsaméricains.

Quelles que soient la simplicité et lafrugalité de la vie d’une certaine classe de la société en Europe,elle jouit cependant d’un certain confort relatif bien supérieur àtout ce qu’elle doit s’attendre à rencontrer dans les villagesindiens, où manquent les objets de première nécessité et où la viese trouve forcément réduite à sa plus simple expression.

Ainsi, par exemple, la femme habituée àtravailler le soir dans un bon fauteuil, au coin d’un feu, dans unechambre bien close, à la lueur d’une lampe, ne pourra jamais,quoiqu’elle fasse, s’astreindre à demeurer accroupie sur le solbattu devant un feu dont la fumée l’aveugle, dans une hutte sansfenêtre, éclairée seulement par la lueur tremblotante d’une torchefumeuse.

Lorsque Mme Guillois avaitquitté le Havre, elle n’avait qu’un but, un désir, revoir son filsquand même ; toute autre considération devait céder àcelle-là ; elle avait gaiement sacrifié le bien-être dont ellejouissait pour retrouver le fils qu’elle croyait avoir perdu et quiremplissait son cœur.

Cependant, malgré la forte constitution dontelle jouissait et l’énergie virile de son caractère, lorsqu’elleeut supporté les fatigues d’une traversée de trois mois, et cellesnon moins rudes d’un voyage de plusieurs semaines à travers lesforêts et les prairies, voyageant à cheval, se nourrissant devenaison et dormant à la belle étoile, sa santé s’était peu à peualtérée, ses forces s’étaient usées dans cette lutte de chaque jouret de chaque heure, et, blessée au moral comme au physique, elleavait enfin été contrainte de s’avouer vaincue et de reconnaîtrequ’elle était trop faible pour supporter plus longtemps unepareille existence.

Elle maigrissait et dépérissait à vued’œil ; ses joues se creusaient, ses yeux s’enfonçaient deplus en plus sous l’arcade sourcilière, son nez s’amincissait, sonvisage était pâle, son regard languissait ; enfin tous lessymptômes révélaient que cette nature qui jusqu’alors avait sivaillamment résisté, s’affaissait rapidement et qu’elle était minéepar une maladie qui depuis longtemps couvait intérieurement etvenait enfin de se déclarer.

Mme Guillois ne se faisait pasillusion sur son état, elle en calculait froidement et exactementtoutes les péripéties probables, suivait pas à pas les différentesphases de sa maladie, et lorsque le Rayon-de-Soleil s’informaitavec anxiété de ce qu’elle avait et de ce qu’elle souffrait, ellelui répondait avec ce sourire calme et navrant du condamné à mortqui n’a plus d’espoir, sourire plus triste qu’un sanglot :

– Ce n’est rien, mon enfant, jemeurs.

Ces paroles étaient prononcées avec un accentde douceur et de résignation si étrange, que la jeune Indiennesentait ses yeux s’emplir de larmes et se cachait pour pleurer.

Un matin, un joyeux soleil brillait sur levillage, le ciel était bleu, l’air était tiède.Mme Guillois, assise devant son calli, se chauffaitfrileusement à ce dernier sourire de l’automne, en suivantmachinalement, d’un regard voilé, les feuilles jaunies, qu’unelégère brise ballottait et faisait tourbillonner dans l’espace.

Non loin d’elle les enfants prenaient leursébats, courant et se poursuivant avec de gais et frais éclats derire.

La femme de l’Unicorne vint s’accroupir auprèsd’elle, lui prit la main, et la regardant avec intérêt :

– Ma mère se sent mieux ? luidemanda-t-elle de sa voix douce comme celle du rossignolmexicain.

– Merci, chère petite, réponditaffectueusement la vieille dame, je suis bien.

– Tant mieux ! répondit leRayon-de-Soleil avec un charmant sourire, parce que j’ai une bonnenouvelle à annoncer à ma mère.

– Une bonne nouvelle !s’écria-t-elle vivement en lui lançant un regard perçant ; monfils serait-il arrivé ?

– Ma mère l’aurait vu déjà, dit la jeunefemme avec un ton de léger reproche.

– C’est vrai, murmura-t-elle à voixbasse : pauvre Valentin !

Elle laissa tristement tomber sa tête sur sapoitrine.

Le Rayon-de-Soleil la considéra un instantavec une expression de douce pitié.

– Ma mère ne veut-elle pas apprendre lanouvelle que j’avais à lui annoncer ? reprit-elle.

Mme Guillois soupira.

– Parlez, mon enfant, dit-elle.

– Un des grands guerriers de la tribuvient d’entrer dans le village, continua la jeune femme ;l’Araignée a quitté le chef il y a deux jours.

– Ah ! dit insoucieusement lavieille dame en voyant que le Rayon-de-Soleil s’arrêtait ; etoù est le chef en ce moment ?

– L’Araignée dit que l’Unicorne est dansla montagne avec ses guerriers ; il a vu Koutonepi.

– Il a vu mon fils ! s’écriaMme Guillois qui savait que les Comanches nommaientainsi Valentin.

– Il l’a vu, appuya leRayon-de-Soleil ; le chasseur est avec ses amis à la poursuitedu Cèdre-Rouge.

– Et… il n’est pas blessé ?demanda-t-elle avec anxiété.

La jeune Indienne fit une petite moue d’uneexpression ravissante.

– Le Cèdre-Rouge est un chien et unevieille femme poltronne, dit-elle ; son bras n’est pas assezfort, son œil assez sûr, pour blesser le grand chasseur pâle.Koutonepi est un guerrier redoutable, il méprise les hurlements ducoyote.

Il y avait assez longtemps queMme Guillois habitait parmi les Indiens pour êtreau courant de leurs expressions figurées ; elle serra avecreconnaissance la main de la jeune femme.

– Votre grand guerrier a-t-il vu monfils ? lui demanda-t-elle avec intérêt.

– Oui, reprit vivement leRayon-de-Soleil, Araignée a vu le chasseur pâle, il lui a parlé.Koutonepi lui a remis un collier pour ma mère.

– Un collier ? fit-elle avecétonnement et ne comprenant pas ce que l’Indienne lui disait, queveut-il que j’en fasse ?

Le visage du Rayon-de-Soleil prit uneexpression sérieuse.

– Les blancs sont de grands sorciers,dit-elle : ils savent faire de puissantes médecines ;avec des figures tracées sur l’écorce du bouleau ils secommuniquent leurs pensées à de grandes distances ; l’espacen’existe pas pour eux. Ma mère ne veut-elle pas recevoir le collierque lui envoie son fils ?

– Donnez, donnez, chère enfant !s’écria-t-elle vivement ; tout ce qui vient de lui a du prixpour moi.

La jeune femme sortit de dessous sa robe decalicot rayé un carré d’écorce large comme la main et le luiprésenta.

Mme Guillois le pritcurieusement. Ne sachant pas ce que signifiait ce cadeau, elle letourna et le retourna dans ses mains, tandis que le Rayon-de-Soleilla regardait avec attention.

Soudain les traits de la vieille damebrillèrent, et elle poussa un cri de joie ; elle venaitd’apercevoir quelques mots tracés dans l’intérieur de l’écorce avecla pointe d’un poignard.

– Ma mère est contente ? demanda leRayon-de-Soleil.

– Oh ! oui ! répondit-elle.

Et elle lut avidement.

Le billet était court ; il ne contenaitque quelques mots à peine, et cependant ces quelques motscomblèrent de joie la pauvre mère ; ils lui donnaient desnouvelles certaines de son fils.

Voilà ce qu’écrivait Valentin :

« Ma mère, ayez bon courage, ma santé estexcellente.

« À bientôt.

« Votre fils qui vous aime,

« VALENTIN. »

Il était impossible d’écrire une lettre pluslaconique.

Mais au désert, où les communications sont sidifficiles, on doit savoir gré à un fils de donner de sesnouvelles, ne serait-ce que par un mot.

Mme Guillois était ravie.Lorsqu’elle eut lu et relu la ligne tracée par son fils, elle setourna vers la jeune femme.

– L’Araignée est-il un chef ?demanda-t-elle.

– L’Araignée est un des grands guerriersde la tribu, répondit le Rayon-de-Soleil avec orgueil ;l’Unicorne a en lui une grande confiance.

– Bon ! je comprends ; il vientici, chargé d’une mission particulière ?

– L’Unicorne a chargé son ami de choisirvingt guerriers d’élite dans la tribu et de les lui amener.

Une idée soudaine traversa l’esprit deMme Guillois.

– Le Rayon-de-Soleil m’aime ? luidemanda-t-elle.

– J’aime ma mère, répondit-elle avecsentiment ; son fils m’a sauvé la vie.

– Est-ce que ma fille ne s’ennuie pas dene pas être auprès de son mari ? reprit la vieille dame.

– L’Unicorne est un grand chef ;lorsqu’il commande, le Rayon-de-Soleil se courbe et obéit sansmurmurer : le guerrier est l’aigle fort et courageux, la femmeest la colombe timide et craintive.

Il y eut un assez long silence, que leRayon-de-Soleil interrompit enfin en disant avec un finsourire.

– Ma mère avait quelque chose à medemander.

– À quoi bon, chère enfant, répondit-elleavec hésitation, puisque vous ne voudrez pas m’accorder mademande.

– Ma mère le croit, mais elle n’en estpas sûre, fit-elle malicieusement.

La vieille dame sourit.

– Avez-vous donc deviné ce que j’allaisvous dire ? répondit-elle.

– Peut-être ! Que ma mères’explique, afin que je voie si je me suis trompée.

– Non, c’est inutile ; je sais quema fille me refusera.

Le Rayon-de-Soleil éclata d’un rire frais etjoyeux en frappant ses petites mains l’une contre l’autre.

– Ma mère sait bien que non, dit-elle.Pourquoi ma mère n’a-t-elle pas confiance en moi ? est-ce quequelquefois elle m’a trouvée méchante ?

– Jamais ; au contraire, toujoursvous avez été prévenante, douce et bonne pour moi, cherchant àcalmer mes chagrins, à dissiper mes inquiétudes.

– Que ma mère parle donc, puisque lesoreilles d’une amie sont ouvertes, lui dit le Rayon-de-Soleil d’unevoix calme.

– Au fait, reprit la vieille dame quisemblait se consulter, ce que je désire est juste. LeRayon-de-Soleil est mère ? fit-elle avec intention.

– Oui, répondit-elle vivement.

– Ma fille aime son enfant ?

L’Indienne la regarda avec étonnement.

– Est-ce qu’il y a des mères dans lagrande île des blancs qui n’aiment pas leur enfant ? dit-elle.Mon enfant, c’est moi ; n’est-il pas ma chair, mon sang et mesos ? Qu’est-ce qu’il y a de plus beau qu’un enfant pour unemère ?

– Rien, c’est vrai, soupiraMme Guillois. Si ma fille était séparée de sonenfant, que ferait-elle ?

– Ce que je ferais ! s’écrial’Indienne dans l’œil noir de laquelle passa une flamme ;j’irais le rejoindre, n’importe où il serait, n’importecomment.

– Bon, fit la vieille dame avec joie. Moiaussi j’aime mon enfant, ma fille le sait ; eh bien, je veuxle rejoindre, parce que mon cœur se déchire à la pensée de resterplus longtemps loin de lui.

– Je le savais, cela est dans la nature,on ne peut s’y opposer ; la fleur se flétrit séparée de satige, une mère souffre loin du fils qu’elle a nourri de son lait.Que veut faire ma mère ?

– Hélas ! je veux partir le plus tôtpossible, pour aller embrasser mon fils.

– Cela est juste, j’aiderai ma mère.

– Comment ferons-nous ?

– Cela me regarde : l’Araignée varéunir le conseil afin d’expliquer sa mission et d’exposer sadémarche aux chefs ; beaucoup de nos jeunes hommes sontdispersés dans la forêt à tendre des trappes et chasser l’élan pournourrir leurs familles ; il faudra deux jours à l’Unicornepour réunir les vingt guerriers qu’il veut emmener ; il nepartira qu’au troisième soleil. Que ma mère se tranquillise, jeparlerai à l’Araignée ; dans trois jours nous partirons.

Elle embrassa la vieille dame qui répondittendrement à son étreinte, se leva et s’éloigna après lui avoirfait un dernier signe d’encouragement.

Mme Guillois rentra dans lecalli, le cœur soulagé d’un grand poids ; il y avait longtempsqu’elle ne s’était sentie si heureuse. Elle avait oublié sessouffrances et les douleurs aiguës de la maladie qui la minait,pour ne plus songer qu’au moment prochain où elle embrasserait sonfils.

Tout arriva ainsi que l’avait prévu leRayon-de-Soleil.

Une heure plus tard, le hachesto convoqua àgrands cris les chefs dans la grande hutte de la médecine.

Le conseil dura longtemps ; il seprolongea presque jusque vers la fin de la journée.

La demande de l’Araignée fut accordée, etvingt guerriers d’élite choisis pour aller sous ses ordres sejoindre au grand chef de la tribu.

Mais, comme l’avait encore prévu la jeuneIndienne, les guerriers étaient absents pour la plupart ;force était d’attendre leur retour.

Pendant les deux jours qui suivirent, leRayon-de-Soleil eut de fréquents entretiens avec l’Araignée, maiselle n’échangea pas une parole avec Mme Guillois,se contentant seulement, lorsque le regard de la mère du chasseurdevenait trop interrogateur, de poser en souriant son doigt effilésur sa bouche mignonne.

La pauvre mère, soutenue par une forcefactice, en proie à une fièvre brûlante, comptait tristement lesheures en formant les vœux les plus ardents pour que son projetréussît.

Enfin, le soir du second jour, leRayon-de-Soleil qui, jusque-là, avait semblé éviter la vieilledame, s’approcha résolument d’elle.

– Eh bien ? demanda la mère.

– Nous partons.

– Quand ?

– Demain à l’endit’ha (au pointdu jour).

– L’Araignée a donné sa parole à mafille ?

– Il me l’a donnée, que ma mère se tiennedonc prête à partir.

– Je le suis.

L’Indienne sourit.

– À demain ! dit-elle.

– À demain !

Au point du jour, ainsi que cela avait étéconvenu la veille, Mme Guillois et leRayon-de-Soleil se mettaient en marche sous la conduite del’Araignée et de ses vingt guerriers, afin de rejoindrel’Unicorne.

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