La Loi de Lynch

Chapitre 7La colline du Bison-Fou.

Une heure environ avant le lever du soleil,Stanapat éveilla les guerriers et leur donna l’ordre de se mettreen marche.

Les Apaches saisirent leurs armes, seformèrent en file indienne, et, au signal de leur chef, ilss’engagèrent dans les fourrés qui les séparaient du rocher où setenaient les chasseurs blancs.

Bien qu’il n’y eût qu’une distance de deuxlieues, la marche des Apaches dura cependant plus d’uneheure ; mais elle fut menée avec tant de prudence, que leschasseurs, malgré la surveillance qu’ils exerçaient, ne sedoutèrent nullement que leurs ennemis se trouvaient aussi prèsd’eux.

Au pied du rocher les Apachess’arrêtèrent ; Stanapat ordonna que le camp fût immédiatementdressé.

Les Indiens, lorsqu’ils le veulent, saventfort bien établir leurs lignes.

Cette fois, comme c’était un siège en règlequ’ils avaient l’intention de faire, ils ne négligèrent aucuneprécaution.

La colline du Bison-Fou fut enserrée par unfossé large de trois mètres et profond de quatre, dont la terre,rejetée en arrière, servit de contre-fort à de hautes barricadesderrière lesquelles les Peaux Rouges se trouvèrent parfaitement àl’abri et purent tirer sans se découvrir.

Au milieu du camp on éleva deux buttes oucalli, l’une pour les chefs, l’autre destinée à servir deloge du conseil. Devant l’entrée de celle-ci, on planta d’un côtéle totem ou emblème de la tribu, de l’autre on suspenditle calumet sacré.

Nous expliquerons ici ce que sont ces deuxemblèmes, dont plusieurs auteurs ont parlé sans jamais les décrire,et que cependant il est fort important de connaître, si l’on veutapprofondir les mœurs indiennes.

Le totem ou kukèvium estl’étendard national, la marque distinctive de chaque tribu.

Il est censé représenter l’animal emblèmerespectif de la tribu : coyote, jaguar, bison, etc., chaquetribu ayant le sien propre.

Celui-ci représentait un bison blanc.

Le totem est un long bâton garni de plumes decouleurs variées, qui y sont attachées perpendiculairement de hauten bas.

Cet étendard est porté par le chef seul de latribu.

Le calumet est une pipe dont le tubeest long de quatre, six et même dix pieds ; quelquefois cetube est rond, mais le plus souvent plat. Il est orné d’animauxpeints, de cheveux, de plumes de porc-épic ou d’oiseaux de couleurstranchantes. Le fourneau est généralement en marbre rouge oublanc ; lorsque la pierre est de couleur sombre, on la peinten blanc avant de s’en servir. Le calumet est sacré. Il a été donnéaux Indiens par le Soleil ; pour cette raison il ne doitjamais être souillé par le contact du sol.

Dans les campements, il est tenu élevé surdeux bâtons fichés en terre, dont les extrémités sont en forme defourche.

L’Indien chargé de porter le calumet estconsidéré comme l’étaient chez nous les hérauts d’armes ; sapersonne est inviolable. C’est ordinairement un guerrier renommé dela tribu, qu’une blessure grave reçue dans un combat a estropié etrendu incapable de se battre.

Le soleil se levait au moment où les Apachesterminaient leurs retranchements.

Les blancs, malgré toute leur bravoure,sentirent un frisson de terreur agiter leurs membres lorsqu’ilss’aperçurent qu’ils étaient ainsi investis de tous côtés, d’autantplus que les clartés encore vagues du jour naissant leur laissaientapercevoir dans les lointains de l’horizon plusieurs troupes deguerriers qui s’avançaient de points différents.

– Hum ! murmura Valentin en hochantla tête, la partie sera rude.

– Vous croyez notre situationmauvaise ? lui demanda le général.

– C’est-à-dire que je la croisdétestable.

– Canarios ! fit le généralIbañez ; nous sommes perdus alors.

– Oui, répondit le Français, à moins d’unmiracle.

– Caspita ! Ce que vousdites est peu rassurant, savez-vous, cher ami ? Ainsi, à votreavis, il n’y a plus d’espoir ?

– Si, reprit Valentin, il nous en resteun seul.

– Lequel ? s’écria vivement legénéral.

– Il nous reste l’espoir du pendu, que lacorde casse.

Le général fit un mouvement.

– Rassurez-vous, reprit le Françaistoujours sarcastique ; elle ne cassera pas, je vous enréponds.

– Belle consolation que vous me donnezlà, fit le général d’un air moitié gai, moitié fâché.

– Dame, que voulez-vous, c’est la seulequ’il me soit permis de vous donner en ce moment ; mais,ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, tout cela ne nousempêche pas de déjeuner, je suppose.

– Bien au contraire, répondit le général,car je vous avoue que j’ai une faim de loup, chose qui, je vousassure, ne m’était pas arrivée depuis longtemps.

– À table alors, s’écria Valentin enriant, nous n’avons pas un instant à perdre si nous voulonsdéjeuner tranquilles.

– En êtes-vous sûr ?

– Pardieu ! Du reste, à quoi bonnous inquiéter d’avance ? Venez vous mettre à table.

Les trois hommes se dirigèrent alors vers unetente en feuillage adossée au tombeau du Bison-Fou, et, comme ilsl’avaient dit, ils mangèrent d’un excellent appétit ; peutêtre, ainsi que le soutenait le général, était-ce parce que la vuedes Apaches les avait mis en bonnes dispositions.

Cependant Stanapat, dès qu’il avait euinstallé son camp, s’était empressé d’expédier des courriers danstoutes les directions, afin d’avoir le plus tôt possible desnouvelles de ses alliés.

Ceux-ci parurent bientôt, accompagnés de leursjoueurs de chichikoués et de tambours.

Ces guerriers étaient au moins cinq cents,tous beaux et bien faits, revêtus de riches costumes, tousparfaitement armés et offrant à des yeux prévenus l’aspect le pluseffrayant qui se puisse voir.

Le chef, qui arrivait avec cette troupenombreuse, était le Chat-Noir.

Nous expliquerons en quelques mots l’arrivéede ce chef avec sa tribu parmi ses frères apaches, arrivée qui peutsembler extraordinaire après le rôle joué par le Chat-Noir dansl’attaque du camp du squatter.

Le Cèdre-Rouge avait été surpris par leschaleurs au milieu de la nuit. Le feu avait, dans les premiersmoments, été mis au camp par les assaillants.

Le tremblement de terre était venu compliquersi bien la situation, que nul des gambusinos ne s’était aperçu dela trahison du Chat-Noir, qui, de son côté, dès qu’il avait euenseigné la position des gambusinos, s’était borné à lancer sesguerriers en avant, tout en se gardant bien de donner de sapersonne et restant, au contraire, à l’arrière-garde, de façon à nepas se compromettre et pouvoir, le moment venu, prendre le partiqui lui conviendrait le mieux.

Sa ruse avait eu la plus complète réussite.Les gambusinos, attaqués de tous les côtés à la fois, n’avaientsongé qu’a se défendre le mieux possible, sans avoir le temps dereconnaître si dans les rangs de leurs ennemis se trouvaient destransfuges de leurs alliés.

Aussi le Chat-Noir fut-il parfaitement reçupar Stanapat, heureux du secours qui lui arrivait.

Pendant le cours de la journée, d’autrestroupes entrèrent successivement dans le camp, si bien qu’aucoucher du soleil, près de quinze cents guerriers peaux rouges setrouvèrent réunis au pied du rocher.

Les chasseurs furent complètementinvestis.

Les mouvements des Indiens leur firent bientôtcomprendre qu’ils ne comptaient s’éloigner qu’après les avoirréduits.

Les Indiens sont les hommes les moinsprévoyants qu’on puisse voir.

Au bout de deux jours, comme il fallaitremédier à cet état de choses, une grande chasse aux bisons futorganisée.

Au point du jour, trente-cinq chasseurs sousles ordres du Chat-Noir, quittèrent le camp, traversèrent le boiset s’élancèrent dans la prairie.

Après deux heures d’une course rapide, ilspassèrent à gué la petite rivière de la Tortue, sur les bords delaquelle ils s’arrêtèrent pour laisser souffler leurs chevaux. Ilsprofitèrent de ce temps d’arrêt en allumant un feu de fiente debison, auquel ils rôtirent leur déjeuner, puis ils se remirent enroute.

Vers midi, du sommet d’une colline, ilsexaminèrent la plaine qui s’étendait à leurs pieds. Ils virent, àune assez grande distance, plusieurs petits troupeaux de cinq etsix bisons mâles qui paissaient tranquillement.

Les chasseurs armèrent leurs fusils,descendirent dans la plaine et exécutèrent une charge en règlecontre ces animaux lourds à la vérité, mais qui pourtant courentfort vite.

Chacun se laissa bientôt entraîner à lapoursuite de l’animal qui se trouvait le plus près de lui.

Les bisons prennent parfois des attitudesmenaçantes et poursuivent même à leur tour les chasseurs pendantvingt ou vingt-cinq pas ; mais il est facile de leséviter ; dès qu’ils reconnaissent l’inutilité de leurpoursuite, ils se prennent à fuir.

Les Indiens et les demi-sang ont une tellehabitude de cette chasse à cheval qu’il leur arrive rarementd’avoir besoin de plus d’un coup pour tuer un bison.

Lorsqu’ils tirent, ils n’appuient pas leurarme contre l’épaule, mais étendent, au contraire, les deux brasdans toute leur longueur ; sitôt qu’ils sont à une douzaine depas de l’animal, ils font feu dans cette position, puis ilsrechargent leur fusil avec une promptitude incroyable, car ils nebourrent pas, laissent la balle, dont ils conservent toujours uncertain nombre dans la bouche, tomber immédiatement sur la poudre àlaquelle elle s’attache et qui la renvoie aussitôt.

Au moyen de cette vitesse peu commune, lesIndiens firent en peu de temps un vrai massacre dans les troupeauxde bisons.

Soixante-huit de ces animaux avaient étéabattus en moins de deux heures.

Le Chat-Noir en avait tué onze pour sapart.

Les animaux furent dépecés et chargés sur deschevaux amenés à cet effet, puis les chasseurs reprirent gaiementle chemin du camp en causant entre eux des péripéties singulièresou dramatiques de la chasse avec toute la vivacité indienne sicolorée.

Grâce à cette expédition, les Apaches étaientapprovisionnés pour longtemps.

À peu de distance du camp, les Indiensaperçurent un cavalier qui accourait vers eux à toute bride.

Le Chat-Noir fit faire halte et attendit. Ilétait évident que l’individu qui arrivait ainsi ne pouvait êtrequ’un ami. Un ennemi ne serait pas venu se livrer de cettefaçon.

Les doutes furent bientôt dissipés.

Les Apaches reconnurent la Gazelle blanche.Nous avons dit quelque part que les Indiens aimaient beaucoup lajeune fille. Ils la reçurent fort gracieusement et la conduisirentau Chat-Noir, qui attendait immobile qu’elle vînt le trouver.

Le chef l’examina un instant avecattention.

– Ma fille est bienvenue, dit-il ;est-ce l’hospitalité qu’elle demande aux Indiens ?

– Non, chef ; je viens me joindre àeux contre les Faces Pâles, ainsi que j’ai déjà fait, répondit-ellerésolument ; du reste, vous le savez aussi bien que moi,ajouta-t-elle.

– Bon, reprit le chef, nous remercions mafille ; ses amis sont absents, mais nous attendons d’ici àquelques heures peut-être l’arrivée du Cèdre-Rouge et des grandscouteaux de l’est.

Un nuage de mécontentement obscurcit le frontde la jeune fille ; mais elle se remit aussitôt et fit rangerson cheval à côté de celui du chef en disant avecindifférence :

– Le Cèdre-Rouge reviendra quand bon luisemblera, cela m’est parfaitement égal. Ne suis-je pas l’amie desApaches ?

– C’est vrai, répondit l’Indien ens’inclinant ; ma fille veut-elle se remettre enroute ?

– Quand il vous plaira, chef.

– Partons donc, dit le Chat-Noir enfaisant un signe à ses compagnons.

La troupe des chasseurs repartit au galop.

Une heure plus tard, elle entrait dans lecamp, où elle était reçue par les cris de joie des guerriersapaches.

Le Chat-Noir fit préparer un calli pour lajeune fille ; puis, après avoir visité les postes et écoutéles rapports des éclaireurs, il vint s’asseoir auprès de l’arbre oùla Gazelle blanche s’était laissée tomber pour réfléchir auxdevoirs nouveaux que lui imposaient les engagements qu’elle avaitpris avec le Blood’s Son et le soin de sa vengeance.

– Ma fille est triste, dit le vieux chefen allumant sa pipe au moyen d’une longue baguette garnie de plumeset peinte de diverses couleurs, qui lui servait de talisman ;car, avec cette superstition naturelle à certains Indiens, il étaitpersuadé que s’il touchait une fois le feu avec ses mains, ilmourrait sur-le-champ.

– Oui, répondit la jeune fille ; moncœur est sombre, un nuage s’est étendu sur mon esprit.

– Que ma fille se console, celui qu’ellea perdu sera vengé.

– Les Visages Pâles sont forts,répondit-elle en le regardant fixement.

– Oui, dit le chef, les blancs ont laforce de l’ours gris, mais les Indiens ont la ruse du castor ;que ma fille se rassure donc, ses ennemis ne lui échapperontpas.

– Mon père le sait ?

– Le Chat-Noir est un des grands sachemsde sa nation, rien ne lui est caché. En ce moment, toutes lesnations des prairies, auxquelles se sont joints les demi-sang,s’avancent pour cerner définitivement le rocher qui sert de refugeau grand chasseur pâle ; demain, peut-être, six milleguerriers peaux rouges seront ici. Ma fille peut donc voir que savengeance est assurée, à moins que les Visages Pâles ne s’envolentau plus haut des airs ou plongent au plus profond des eaux, ce quine peut arriver ; ils sont perdus.

La jeune fille ne répondit pas, sans plussonger au chef indien dont le regard perçant restait fixé surelle ; elle se leva et se mit à marcher avec agitation.

– Mon Dieu ! mon Dieu !disait-elle à demi-voix, ils sont perdus ! Oh ! n’êtrequ’une femme et ne pouvoir rien pour eux ! Comment lessauver ?

– Que dit donc ma fille ?Wacondah lui aurait-il troublé l’esprit ? lui demandale Chat-Noir en lui posant la main sur l’épaule et se plaçantdevant elle.

L’Espagnole le regarda un instant, puis ellelaissa tomber sa tête dans ses mains en murmurant d’une voixétouffée :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! je suisfolle !

Le Chat-Noir jeta un regard scrutateur autourde lui, et se penchant à l’oreille de la jeune fille :

– Que ma sœur me suive, dit-il d’une voixferme et accentuée.

La Gazelle blanche releva la tête et fixa lesyeux sur lui ; le chef posa un doigt sur sa bouche comme pourlui recommander le silence, et, tournant le dos, il s’enfonça dansle bois.

La jeune fille le suivit inquiète.

Ils marchèrent pendant quelques minutes.

Enfin ils arrivèrent au sommet d’un monticuledégarni d’arbres d’où l’œil, planant dans l’espace, distinguaittous les environs.

Le Chat-Noir s’arrêta, et faisant signe àl’Espagnole de s’approcher de lui :

– Ici nous pouvons causer ; que mafille parle ; mes oreilles sont ouvertes.

– Que puis-je dire que mon père ne sachepas ? répondit la jeune fille avec défiance.

– Ma fille veut sauver ses frères pâles.N’est-ce pas cela ?

– Eh bien, oui ! fit-elle avecexaltation. Pour des raisons que je ne puis vous dire, ces hommesqui, il y a quelques jours, m’étaient odieux, me sont devenuschers ; aujourd’hui, je voudrais les sauver au péril de mavie.

– Oui, dit le vieillard comme se parlantà lui-même, les femmes sont ainsi : comme les feuilles que levent balance dans l’espace, leur esprit change de direction aumoindre souffle de la passion.

– Maintenant, vous savez mon secret,reprit-elle avec résolution ; peu m’importe de vous l’avoirdivulgué, agissez comme bon vous semblera, mais ne comptez plus surmoi.

– Au contraire, reprit l’Apache avec sonrire sardonique, j’y compte plus que jamais.

– Que voulez-vous dire ?

– Eh bien, continua le Chat-Noir enjetant un regard perçant autour de lui et en baissant la voix, moiaussi je veux les sauver.

– Vous ?

– Moi. Le grand chef pâle ne m’a-t-il pasfait échapper, dans le village des Comanches, à la mort quim’attendait ? N’a-t-il pas partagé en frère avec moi l’eau defeu de sa gourde pour me donner la force de me tenir à cheval et derejoindre les guerriers de ma tribu ? Le Chat-Noir est ungrand chef. L’ingratitude est un vice blanc. La reconnaissance estune vertu rouge. Le Chat-Noir sauvera son frère.

– Merci, chef ! s’écria la jeunefille en serrant dans ses mains mignonnes les rudes mains duvieillard, merci de votre loyauté. Mais, hélas ! le tempss’écoule rapidement ; demain sera dans quelques heures, etpeut-être ne réussirons-nous pas.

– Le Chat-Noir est prudent, répondit lechef. Que ma sœur écoute ; mais, d’abord, peut-être nesera-t-elle pas fâchée d’avertir ses amis qu’elle veille sureux.

La Gazelle blanche sourit sans répondre.L’Indien siffla d’une façon particulière.

Le Rayon-de-Soleil parut.

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