La Loi de Lynch

Chapitre 22El mal Paso

Il ne fallut aux chasseurs qu’une heure àpeine pour descendre cette montagne, qu’ils avaient mis près dehuit heures à gravir.

Leur camp était placé sur le sommet d’uneroche escarpée, dans une position inexpugnable.

Après leur visite au jacal, ils n’avaient pasété longtemps à découvrir les traces des fugitifs et les avaientsuivies pendant quatre jours.

Ces traces aboutissaient à la sierra de losComanches, les chasseurs s’étaient bravement engagés dans lesdéfilés obscurs des montagnes, mais tout à coup les traces avaientdisparu comme par enchantement, et depuis il avait été impossiblede les retrouver.

Les recherches incessantes des chasseursn’avaient abouti qu’au résultat désastreux pour eux de les perdredans la sierra, sans que, malgré tous leurs efforts, ils pussentreconnaître un sentier au moyen duquel il leur fût possible de seremettre dans le bon chemin.

Depuis deux jours leurs vivres étaientcomplètement épuisés, ils commençaient à sentir les étreintes defer de la faim.

La position n’était plus tenable ; à toutprix il fallait en sortir.

Valentin et ses compagnons avaient donc,malgré l’épuisement de leurs forces, escaladé le pic sur le sommetduquel nous les avons vus, afin de chercher un chemin.

Mais cette audacieuse tentative, au lieu d’unrésultat, en avait obtenu deux, puisque non-seulement le Françaisdisait avoir découvert ce qu’il cherchait, mais encore queCurumilla avait trouvé des vivres.

Aussi les cinq hommes regagnèrent-ils toutjoyeux ce camp qu’ils avaient quitté la mort dans le cœur.

Nul, s’il ne s’est trouvé dans une situationanalogue, ne peut se figurer la sensation de bonheur extrême quienvahit l’âme lorsque, du désespoir le plus complet, elle passetout à coup, sans transition aucune, à la plus grandeconfiance.

Dès que l’on fut au camp, Valentin ralluma lefeu que depuis deux jours on avait laissé s’éteindre, puisqu’ilétait devenu inutile.

Seulement, comme la vue de la fumée auraitsans doute éveillé les soupçons du Cèdre-Rouge, si, ce qui étaitprobable, il était blotti aux environs, en lui révélant la positionexacte de ceux qui le poursuivaient, les chasseurs firent rôtirleurs provisions dans une grotte qui s’ouvrait sur le flanc de lacolline où ils avaient établi leur camp.

Puis, lorsque tout fut prêt, ils se mirent àmanger.

Ce fut seulement lorsque leur première faimfut calmée, qu’ils songèrent à remercier le chef indien du repascopieux qu’il leur avait procuré par son adresse, repas dont ilsavaient un si pressant besoin.

Mais alors, ce dont ils ne s’étaient pasaperçus encore, tant ils avaient hâte d’assouvir la faim qui lesdévorait, ils remarquèrent que l’Araucan n’avait pas conquis lesvivres qu’ils avaient mangés sans courir des dangers assezsérieux ; en effet, Curumilla portait au visage, aux épauleset à la poitrine des blessures assez graves, faites avec les serreset le bec des aigles qui devaient avoir courageusement défenduleurs provisions.

Avec ce stoïcisme indien que rien ne peutégaler, Curumilla, toujours calme et silencieux, étanchaitgravement le sang qui coulait de ses blessures, dédaignant de seplaindre, paraissant, au contraire, gêné de l’inquiétude que luitémoignaient ses compagnons.

Lorsque le repas fut terminé, Valentin poussaun hum sonore, et bourra gravement son calumet, qu’il alluma ;les autres en firent autant ; bientôt les chasseurs fumèrent àqui mieux mieux et disparurent presque au milieu d’un nuage intensede fumée.

– Caballeros, dit-il, Dieu nous est venuen aide, ainsi qu’il le fait toujours lorsqu’on a une foi ferme ensa toute-puissance ; il a daigné nous fournir les moyens derécupérer les forces qui déjà nous abandonnaient ; ne nouslaissons donc pas abattre : demain nous serons sortis dumaudit guêpier dans lequel nous sommes, dès que vous aurez fini defumer, étendez-vous sur le sol et dormez ; je vous réveillerailorsqu’il en sera temps ; il faut qu’à l’heure du départ voussoyez dispos et prêts à entreprendre une longue route. Nous avonsencore quatre heures de jour à peu près, profitons-en, car nousaurons, je vous en avertis, fort à faire cette nuit, de toutes lesfaçons ; maintenant vous voilà avertis, suivez monconseil.

Et, joignant l’exemple au précepte, Valentinsecoua la cendre de son calumet, le repassa à sa ceinture,s’allongea sur le sol et s’endormit presque immédiatement.

Les chasseurs trouvèrent probablement quel’avis était bon, car ils le suivirent sans hésiter.

Dix minutes plus tard, excepté Curumilla, toutle monde dormait dans le camp.

Combien de temps dura leur sommeil, ilsn’auraient pu le dire ; mais, lorsque le Français les éveilla,la nuit était profonde.

Le ciel, plaqué d’un nombre infini d’étoiles,étendait au-dessus de leur tête sa voûte d’un bleu sombre ; lalune, pâle et blafarde, immobile dans l’éther, semblait nager dansun océan de vapeurs, et répandait sur le paysage sa lumièremélancolique qui imprimait aux objets une apparencefantastique.

– Debout ! murmura sourdementValentin en frappant tour à tour sur l’épaule de sescompagnons.

– Nous partons ? demanda le généralIbañez en étouffant un bâillement et se redressant, comme poussépar un ressort.

– Oui, répondit seulement lechasseur.

Bientôt chacun fut prêt à partir.

– En route ! reprit Valentin ;profitons de l’obscurité ; nos ennemis veillent sans douteautour de nous.

– Nous sommes à vos ordres, mon ami,répondit don Miguel.

D’un geste, le chasseur réunit ses compagnonsautour de lui.

– Écoutez-moi bien, dit-il, car avant detenter l’audacieuse entreprise que j’ai conçue, je veux avoir votrecomplet assentiment. Notre position est désespérée : demeurerplus longtemps ici, c’est mourir ; mourir de froid, de faim,de soif et de misère, après avoir enduré je ne sais pendant combiende jours des souffrances intolérables ; vous en êtes bienconvaincus, n’est-ce pas ?

– Oui, répondirent-ils d’une seulevoix.

– Bien, reprit-il ; essayer pluslongtemps de retrouver le chemin que nous avons perdu serait unetentative folle et qui n’aurait aucune chance de réussite, n’est-cepas ?

– Oui, dirent-ils encore.

Le chasseur continua.

– Eh bien, fit-il, c’est une tentativeaussi folle que je veux tenter en ce moment : seulement, sicette tentative ne réussit pas, nous périrons, mais au moins noustomberons roides morts sans souffrances, presque sans agonie ;si nous réussissons par un miracle, car c’est presque un miracleque j’attends de l’inépuisable bonté de Dieu, nous serons sauvés.Réfléchissez bien avant de me répondre. Mes amis, êtes-vousfermement résolus à me suivre et à m’obéir en tout ce que je vousordonnerai, sans hésitation et sans murmure ; à faire enfin,pour quelques heures, abnégation entière de votre volonté pour nevous diriger que par la mienne ? Répondez !

Les chasseurs échangèrent un regard.

– Commandez, mon ami, dit l’hacenderorépondant pour ses compagnons ; nous jurons de vous suivre etde vous obéir, quoi qu’il arrive.

Il y eut un instant de silence.

Enfin Valentin le rompit.

– C’est bien, dit-il, j’ai votrepromesse ; à moi d’accomplir la mienne. D’un geste empreintd’une majesté suprême, le coureur des bois se découvrit, et, levantles yeux au ciel : Seigneur, murmura-t-il, notre vie est entretes mains ; nous nous confions en ta justice et ta bonté.Puis, se tournant vers ses compagnons :

– Partons ! dit-il d’une voixferme.

Les chasseurs se mirent en devoir de quitterleur camp.

Valentin prit la tête de la petite troupe.

– Et maintenant, ajouta-t-il d’un tonbref, le plus grand silence !

Les chasseurs s’avançaient en fileindienne : le Français ouvrait la marche, Curumilla lafermait.

Par cette nuit obscure, ce n’était pas certesune chose facile que de se diriger au milieu de ce chaosinextricable de rochers dont les têtes chenues pointaient çà et làau-dessus d’abîmes incommensurables, au fond desquels on entendaitvaguement murmurer une eau invisible.

Un faux pas était mortel.

Cependant Valentin s’avançait avec autantd’assurance que s’il se fût trouvé voyageant par un éblouissantsoleil dans la plus belle sente de la prairie, tournant à droite,revenant à gauche, gravissant un rocher ou se laissant glisser lelong d’une pente presque perpendiculaire sans hésiter jamais, sansse retourner vers ses compagnons, auxquels seulement il disaitparfois à voix basse ce seul mot :

– Courage !

Il fallait que ces cinq hommes fussent douésd’un cœur de bronze pour ne pas donner de marques de faiblessependant cette rude course dans des régions où l’aigle lui-même nes’élevait qu’en hésitant.

Ils marchèrent ainsi deux heures, sans qu’unmot fût échangé entre eux.

Après une descente assez longue, pendantlaquelle ils avaient vingt fois couru le risque de rouler au fonddes précipices, Valentin fit signe à ses compagnons des’arrêter.

Ils jetèrent alors un regard anxieux autourd’eux.

Ils se trouvaient, pour ainsi dire, enéquilibre sur une plate-forme de dix mètres carrés.

Autour de cette plate-forme tout étaitombre.

Elle dominait un abîme d’une profondeurincommensurable.

La montagne, tranchée comme par l’épée deRoland, était séparée en deux parties, au milieu desquelless’étendait un gouffre béant de douze ou quinze mètres de large.

– C’est ici que nous passons, ditValentin ; vous avez dix minutes pour reprendre haleine etvous préparer.

– Comment, ici ? demanda don Miguelavec étonnement ; mais je ne vois que des précipices de tousles côtés !

– Eh bien, répondit le chasseur, nous lesfranchirons.

L’hacendero secoua la tête avecdécouragement.

Valentin sourit.

– Savez-vous où nous sommes ?dit-il.

– Non, répondirent ses compagnons.

– Je vais vous le dire, reprit-il :ce lieu est lugubrement célèbre parmi les Peaux-Rouges et leschasseurs des prairies ; peut-être vous-mêmes aurez-vous déjàplusieurs fois entendu prononcer son nom devant vous sans supposerqu’il arriverait jamais un jour où vous vous en trouveriez aussiprès : on le nomme le mal Paso, à cause de cet énormeprécipice qui coupe tout à coup la montagne et interromptbrusquement les communications avec le bord opposé.

– Eh bien ? fit don Miguel.

– Eh bien, reprit Valentin, il y aquelques heures, en haut du pic, pendant que je suivais des yeuxces deux voyageurs que nous apercevions au loin sur la route deSanta Fé, mon regard est tombé par hasard sur le mal Paso ;alors j’ai compris qu’une chance de salut nous restait encore, etqu’avant de nous avouer vaincus, nous devions essayer de franchirle mal Paso.

– Ainsi, demanda en frémissant donMiguel, vous êtes résolu à essayer cette tentativeinsensée ?

– Je le suis.

– Mais c’est tenter Dieu !

– Non, c’est lui demander un miracle,voilà tout. Croyez-moi, mon ami, Dieu n’abandonne jamais ceux quise confient à lui sans arrière-pensée ; il nous viendra enaide.

– Mais… fit l’hacendero.

Valentin l’interrompit vivement.

– Assez, dit-il ; vous avez juré dem’obéir ; moi, j’ai juré de vous sauver ; tenez votreserment comme je tiendrai le mien.

Ses compagnons, dominés malgré eux parValentin, courbèrent la tête sans répondre.

– Frères, dit le chasseur, prions, afinque Dieu ne nous abandonne pas !

Et, donnant l’exemple, il tomba à genoux surle rocher ; ses compagnons l’imitèrent.

Il y avait quelque chose de grand et desublime dans le tableau que formaient ces cinq hommes pieusementagenouillés sur cette plate-forme dans la nuit sombre, au milieu decette nature abrupte, suspendus au-dessus de l’abîme qui grondaitsous leurs pieds, et qui, les yeux levés vers le ciel, imploraientcelui seul qui pouvait les sauver dans la lutte suprême qu’ilsallaient entreprendre.

Au bout d’un instant, Valentin seredressa.

– Ayez espoir, dit-il.

Le chasseur s’avança jusqu’à l’extrémité de laplate-forme et se pencha sur l’abîme, les yeux fixés devant luiavec une ténacité étrange.

Ses compagnons suivaient ses mouvements sans yrien comprendre.

Après être resté quelques minutes immobile, lechasseur rejoignit ses amis.

– Tout va bien, fit-il.

Alors il détacha son lasso de sa ceinture, etcommença froidement à l’enrouler à sa main droite.

Curumilla sourit ; l’Indien avait comprisce que le Français voulait faire ; sans parler, selon sacoutume, il détacha son lasso et imita les mouvements de sonami.

– Bon, lui dit Valentin avec un signeapprobatif ; à nous deux, chef !

Les deux coureurs des bois étendirent la jambedroite en avant, rejetèrent le corps en arrière afin de se trouverbien d’aplomb, et firent tournoyer les lassos autour de leurtête.

À un signal convenu, les lassos s’échappèrentde leur main et partirent en sifflant.

Valentin et Curumilla avaient conservé dans lamain gauche l’extrémité de la corde ; ils tirèrent à eux, leslassos se tendirent ; malgré tous leurs efforts, les chasseursne purent les ramener.

Valentin poussa un cri de joie, il avaitréussi.

Le chasseur réunit les deux lassos, lesenroula autour d’un rocher et les attacha solidement.

Se tournant alors vers sescompagnons :

– Voici un pont, dit-il.

– Ah ! s’écrièrent les Mexicains, àprésent nous sommes sauvés !

Ces hommes au cœur de bronze, qui neredoutaient aucun péril et ne connaissaient aucun obstacle,pouvaient à la rigueur parler ainsi, bien que le chemin fût desplus périlleux.

Valentin et Curumilla avaient jeté leurslassos après un rocher qui s’élevait de l’autre côté du précipice,le nœud coulant s’était serré : de cette façon lacommunication était établie ; mais cette communication, cepont, ainsi que disait Valentin, consistait seulement en deuxcordes de cuir grosses comme l’index, tendues sur un précipiced’une profondeur inconnue, large de quinze mètres au moins, etqu’il fallait traverser à la force des poignets.

Certes, avant de se hasarder sur cet étrangechemin, il y avait matière à réflexion, même pour l’homme le plusbrave. Faire, ainsi suspendu par les mains au-dessus d’un abîme,une longueur de quinze mètres, ce n’était pas tentant par cettenuit sombre, sur cette corde qui pouvait ou se rompre ou sedénouer. Les chasseurs hésitèrent.

– Eh bien, leur dit Valentin,partons-nous ?

Nul ne répondit.

– C’est juste, fit le chasseur ensouriant, vous désirez savoir si le pont est solide, n’est-cepas ? à votre aise !

Alors, de ce même pas calme qui lui étaitordinaire, le chasseur s’avança vers le bord du précipice. Arrivéauprès du lasso, il le saisit des deux mains, et se tournant versses compagnons :

– Regardez, dit-il avec cette insouciancedont il n’avait jamais pu se défaire, la vue n’en coûte rien.

Et doucement, sans se presser, avec celaisser-aller d’un professeur qui fait une démonstration, ilfranchit le précipice à reculons, afin de pouvoir bien enseigner àses amis de quelle façon ils devaient s’y prendre.

Puis, lorsqu’il eut touché le bord opposé, surlequel il laissa son fusil, il retourna tranquillement auprès deses amis.

Ceux-ci l’avaient suivi d’un regard inquiet,la poitrine oppressée, frémissant malgré eux du danger que couraitl’intrépide Français.

– J’espère, dit-il en remontant sur laplate-forme, que maintenant vous êtes bien certains que le lassoest solide, et que vous n’hésiterez plus.

Sans répondre, Curumilla franchit l’abîme.

– Et d’un ! fit Valentin en riant,ce n’est pas plus difficile que cela. À qui le tour ?

– À moi, répondit don Pablo.

Il passa.

– À présent c’est à moi, fit donMiguel.

– Allez, dit Valentin.

L’hacendero se trouva, au bout de quelquesminutes, de l’autre côté.

Deux hommes restaient seuls : Valentin etle général Ibañez.

– Allons, fit le chasseur, c’est à vous,général ; je ne dois passer que le dernier, moi.

Le général hocha la tête avecdécouragement.

– Je ne pourrai pas, dit-il.

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