La Loi de Lynch

Chapitre 27Une piste dans l’air.

Les voyageurs et les touristes qui, en fait deforêt, ne connaissent que la forêt de Fontainebleau qui cependant,soit dit en passant, n’est pas autant à mépriser qu’on se le figuregénéralement, ne pourront s’imaginer l’aspect grandiose, majestueuxet sublime que présente une forêt vierge du nouveau monde.

Plus de ces allées larges de quatre et cinqpieds, tirées au cordeau, qui s’étendent devant vous, droites etroides, pendant des lieues entières.

Là, tout est abrupt, tout est sauvage.

La perspective n’existe pas, c’est à peine sila vue peut s’étendre à trente ou quarante pas dans toutes lesdirections.

Le sol primitif a disparu sous les détritusséculaires des arbres morts de vieillesse et que le temps, la pluieet le soleil ont réduits en poussière.

Les arbres poussent çà et là en liberté,enveloppés de lianes épaisses qui s’enroulent autour du tronc etdes branches en formant les plus étranges paraboles, s’élançantdans toutes les directions, plongeant en terre pour reparaîtreaussitôt un pied plus loin, et enchaînent si bien les arbres lesuns aux autres, que pendant des lieues entières souvent ils setiennent tous.

Les bois sont si peu variés dans certainesparties, qu’un arbre semble être la répétition de tous lesautres.

Puis, jusqu’à une hauteur de cinq et souventsix pieds, s’élève une herbe drue et serrée comme les gerbes d’unchamp de blé.

Tout à coup s’ouvrent, sous les pas del’imprudent voyageur, des fondrières immenses, ou ce sont desmarais recouverts à peine par une croûte épaisse d’un pouce, et quiengloutissent dans leur boue fétide le téméraire qui se hasarde à ymettre le pied ; plus loin, une rivière coule silencieuse etignorée, formant des rapides et se frayant à grand’peine un cheminà travers les monceaux d’humus et les arbres morts qu’elle charrieet dépose sur ses rives.

On comprend, d’après la description abrégéeque nous venons de faire, qu’il n’est pas aussi difficile qu’onserait porté à le croire de passer d’arbre en arbre pendant delongues distances.

Du reste, afin d’édifier complètement lelecteur, nous lui apprendrons ce qu’il ignore probablement :c’est que, dans certaines régions des prairies, cette manière devoyager est mise en pratique, non pas, comme on pourrait lesupposer, afin d’échapper aux poursuites obstinées d’un ennemi,mais simplement afin d’aller plus vite, de ne pas être obligé de sefrayer une route avec la hache et de ne pas risquer de tomber dansun précipice, d’autant plus que la plupart des arbres sont énormeset leurs solides branches tellement enchevêtrées les unes dans lesautres, qu’elles forment pour ainsi dire un parquet commode, àquatre-vingts pieds au-dessus du sol.

La proposition du Cèdre-Rouge n’avait donc ensoi rien d’extraordinaire, faite à des hommes qui probablementavaient employé déjà ce système de locomotion.

Seulement, ce qui aurait été une chose simpleet des plus faciles pour des aventuriers, devenait sérieuse etpresque impossible pour une jeune fille comme Ellen qui, bien queforte et adroite, ne pourrait faire un pas sans risquer de serompre le cou à cause de sa robe dont les plis flottantss’accrocheraient à chaque instant partout où une branche formeraitun crochet.

Il fallait songer à porter remède à ladisposition désagréable du vêtement de la jeune fille.

C’était ce à quoi songeaient les trois hommesdepuis près d’une heure, sans parvenir à rien trouver qui lessatisfît complètement en leur offrant toutes les chances desécurité désirables.

Ce fut encore Ellen qui leur vint en aide etles délivra de ce souci.

– Eh bien ! demanda-t-elle à sonpère, que faisons-nous donc ici ? pourquoi ne partons-nouspas ? n’avez-vous pas dit que nous n’avions pas un instant àperdre ?

Le Cèdre-Rouge secoua la tête.

– Je l’ai dit, et c’est la vérité ;fit-il, chaque minute que nous perdons nous enlève un jour devie.

– Mais alors, partons, partons !

– Ce n’est pas possible encore, monenfant, jusqu’à ce que j’aie trouvé ce que je cherche.

– Que cherchez-vous donc, mon père ?dites-le-moi, je vous aiderai à chercher ; peut-être ainsinous le trouverons plus vite.

– Bah ! fit le Cèdre-Rouge enprenant tout à coup son parti, pourquoi t’en ferais-je unsecret ? cela te regarde autant que moi.

– Mais quoi donc, mon père ?

– Eh ! by God ! c’est ta diablede robe avec laquelle il t’est positivement impossible de sauterd’une branche à une autre comme nous le ferions, nous.

– Et c’est cela qui vous embarrasse tant,mon père ?

– Ma foi, oui, pas autre chose.

– Ah bien ! vous avez eu grand tortde ne pas m’en parler plus tôt, sans cela il y a longtemps déjà quele mal serait réparé et que nous serions partis.

– Bien vrai ! s’écria le squattertout joyeux.

– Vous allez voir, ce sera bientôt fait,soyez tranquille.

La jeune fille se leva et disparut d’un bondderrière un épais fourré.

Au bout de dix minutes elle revint ; sarobe était arrangée et attachée de façon que tout en lui laissantl’entière liberté de ses membres, et ne gênant en rien tous lesmouvements qu’il lui plairait de faire, elle ne flottait plus, etpar conséquent ne courait plus le risque de s’accrocher et des’embarrasser dans les branches.

– Me voilà, dit-elle en riant ; metrouvez-vous bien ainsi ?

– Admirablement !

– Eh bien alors, nous partirons quand ilvous plaira.

– Tout de suite.

Le Cèdre-Rouge fit alors ses dernierspréparatifs ; ils ne furent pas longs, il s’agissait toutsimplement de faire autant que possible disparaître les traces ducampement.

Chose plus difficile, il ne fallait pas queles Comanches de l’Unicorne, les partisans du Blood’s Son ouValentin, suivant ceux que le hasard conduirait à cette place,pussent découvrir la direction prise par les aventuriers.

En conséquence, le Cèdre-Rouge chargea safille sur ses épaules nerveuses, et prenant la tête de la fileindienne, il suivit pendant une heure environ la route prise parNathan, puis il revint sur ses pas en marchant à reculons ainsi queses compagnons, effaçant au fur et à mesure les empreintes, pascependant avec assez de soin pour qu’un examen attentif ne les fîtpas découvrir, mais assez pour que ceux qui les verraient nesoupçonnassent pas qu’elles avaient été laissées exprès.

Après deux heures de cette marche fatigantependant laquelle les aventuriers n’avaient pas échangé une parole,ils arrivèrent sur une espèce de plateforme granitique où ilsétaient on ne peut mieux pour se reposer quelques instants, sanscraindre de laisser de traces de leur passage, car le roc étaittrop dur pour conserver les empreintes de leurs pas.

– Ouf ! murmura Fray Ambrosio, je nesuis pas fâché de reprendre haleine ; quelle chienne decorvée !

– Vous êtes déjà fatigué, señor Padre,répondit Sutter en ricanant ; eh bien, vous vous y prenez debonne heure : attendez donc ; ce que nous avons faitjusqu’à présent n’est rien, vous verrez bientôt.

– Je doute que la route que nous suivronsmaintenant présente autant de difficultés ; diable ! seserait à y renoncer.

– Dame ! si vous préférez fairecadeau de votre chevelure à ces démons de Comanches, c’est la chosela plus facile du monde, vous n’avez qu’à rester tranquillement oùvous êtes, vous pouvez être certain qu’ils ne tarderont pas à venirvous trouver ; vous savez que les Peaux-Rouges sont comme lesogres, la chair fraîche les attire, ils la sentent de loin.

– Canarios ! j’aimerais mieux êtrerôti à petit feu que de tomber entre les mains de ces païensmaudits.

– Allons ! allons ! fit leCèdre-Rouge en s’interposant, tout cela est parler pour ne riendire ; ce qui est écrit est écrit, nul ne peut échapper à sondestin. Ainsi, s’occuper de ce qui doit arriver est unefolie ; écoutez-moi.

– Bien dit, Cèdre-Rouge ; vous avezparlé, caspita ! comme un homme d’un grand sens, et je merange complètement de votre avis ; voyons, qu’avez-vous à nousdire ?

– Je crois que, grâce à la manœuvre quenous avons exécutée, nous sommes parvenus à si bien dissimuler nostraces que le diable en personne ne pourrait deviner la directionque nous avons prise. La première partie de notre tâche a étéaccomplie sans encombre ; maintenant, ne nous trahissons nipar imprudence ni par trop de précipitation. Je vous ai conduitsici parce que, vous le voyez, à l’extrémité de cette plate-forme,la forêt vierge commence. Le plus difficile est d’escalader lepremier arbre sans faire de piste. Quant aux autres, ce n’est plusqu’une question d’adresse ; laissez-moi agir à ma guise, et jevous réponds que vous n’aurez pas sujet de vous en repentir.

– Je le sais bien ; aussi, pour mapart, je vous assure que je vous laisse complètement agir comme bonvous semblera.

– Fort bien. Voici ce que nous allonsfaire. Vous voyez cette énorme branche qui, à 30 pieds à peu prèsau-dessus de nos têtes, surplombe sur la plateforme où nous noustenons ?

– Je la vois. Après ?

– Avec mon lasso je vais en saisirl’extrémité ; nous tirerons alors à nous jusqu’à ce qu’elle secourbe jusqu’à terre ; nous la maintiendrons ainsi pendant quema fille montera dessus, atteindra le tronc de l’arbre et gagnerales branches supérieures ; vous passerez ensuite, puis Sutter,et enfin moi ; de cette façon, nous ne laisserons pas detraces de notre ascension après l’écorce.

– Votre idée est fort ingénieuse, jel’approuve de tout point ; d’autant plus que, pour votre filleet pour moi, cette manière de monter me paraît facile :Sutter, à la rigueur, pourra nous suivre. Cependant une chosem’embarrasse.

– Laquelle ? dites.

– Celle-ci. Tant que quelqu’un sera icipour maintenir la branche, il est évident qu’elle resteracourbée ; mais lorsque nous serons en haut, et que vousdemeurerez seul, comment ferez-vous pour nous suivre ? Voilàce que je ne comprends pas ; et je vous avoue que je ne seraispas fâché d’être renseigné à cet égard.

Le Cèdre-Rouge éclata de rire.

– Que cela ne vous tourmente pas, señorpadre ; j’ai trop l’habitude du désert pour ne pas savoircalculer mes moindres actions.

– Puisqu’il en est ainsi, n’en parlonsplus. Ce que j’en faisais, c’était à cause de l’intérêt que je vousporte.

Le squatter le regarda en face.

– Écoutez, Fray Ambrosio, lui dit-il enlui posant rudement la main sur l’épaule, nous nous connaissons,n’est-ce pas, depuis longtemps ? Dispensons-nous donc de nousmentir ; nous ne parviendrons jamais à nous tromper ;restons franchement ce que nous sommes, nous y gagnerons tous deux.C’est bien convenu, hein ?

Le moine fut désarçonné malgré lui par cettedure apostrophe ; il perdit contenance, et balbutia quelquesmots sans suite.

Le Cèdre-Rouge avait pris son lasso, l’avaitlové autour de sa main droite, et, après l’avoir faittourner quelques secondes, il le lança.

Le coup avait été si bien calculé que le nœudcoulant atteignit juste l’extrémité de la branche.

– À moi ! cria le squatter, un coupde main !

Les deux hommes accoururent.

Sous leurs efforts réunis le lasso se roidit,la branche se courba peu à peu et finit, au bout de quelquesminutes, par s’abaisser jusqu’au niveau de la plate-forme, ainsique l’avait prévu le Cèdre-Rouge.

– Dépêchons, Ellen, dépêchons, monenfant ! cria-t-il à la jeune fille.

Celle-ci ne se fit pas répéterl’invitation ; elle s’élança résolument sur la branche le longde laquelle elle courut légèrement en se retenant à droite et àgauche aux rameaux ; en un clin d’œil elle se trouva appuyéeau tronc ; puis, sur l’invitation de son père, elle gagna lesbranches supérieures, au milieu desquelles elle disparut.

– À vous ! Fray Ambrosio, dit lesquatter.

Le moine partit à son tour, franchitrapidement la branche et, ainsi que la jeune fille, disparut dansle feuillage.

– À ton tour, garçon ! dit encore lesquatter.

Sutter rejoignit les deux autrespersonnes.

Demeuré seul, grâce à sa force herculéenne, leCèdre-Rouge maintint assez longtemps la branche pour parvenir à secoucher tout de son long au-dessous en l’embrassant fortement despieds et des mains.

Ce n’était pas sans un secret effroi que sescompagnons, du poste élevé où ils se trouvaient, assistaient àcette étrange manœuvre.

Dès que la branche ne fut plus fixée en bas,elle se releva brusquement avec un sifflement aigu et une rapiditécapable de donner le vertige.

L’arbre trembla jusque dans ses racines, Ellenpoussa un cri de terreur et ferma les yeux.

Lorsqu’elle les rouvrit, elle aperçut son pèreà califourchon à l’extrémité de la branche en train de dépasser lenœud coulant de son lasso.

Puis, avec une tranquillité parfaite, lesquatter se releva, et tout en roulant le lasso autour de saceinture, il rejoignit ses compagnons.

– Eh bien ! leur dit-il, vous levoyez, c’est fini ; ah çà, maintenant, il faut continuer notrevoyage ; êtes-vous prêts ?

– Partons, répondirent-ils.

Nous le répétons, à part l’étrangeté del’allure, cette façon de marcher n’avait rien de dangereux, dedifficile, ni même d’incommode.

Grâce aux immenses réseaux de lianes qui setordaient capricieusement autour d’eux, et aux branchesenchevêtrées les unes dans les autres, ils passaient presque toussans s’en apercevoir d’une branche à une autre, toujours suspendusau-dessus d’un abîme de soixante et parfois de quatre-vingtspieds.

Au-dessous d’eux, ils apercevaient parfois lesbêtes fauves qu’ils troublaient dans leurs mystérieux repaires etqui, le cou tendu et les yeux écarquillés, les regardaient passerd’un air ébahi, ne comprenant rien à ce qu’ils voyaient.

Ils marchèrent ainsi toute la journée,s’arrêtant de temps en temps pour reprendre haleine et se remettantimmédiatement en route.

Ils avaient traversé, toujours sur leur pontflottant, une espèce de rivière assez large, et n’allaient pastarder à se trouver dans les régions du bas pays.

Il était près de cinq heures du soir ;les rayons abaissés du soleil allongeaient démesurément l’ombre desarbres ; les hulottes, attirées par le vol effaré des groscerfs-volants dont elles sont friandes, tournoyaient déjà dans lesairs ; une vapeur épaisse s’élevait de terre et formait unbrouillard au milieu duquel disparaissaient presque nos quatreindividus ; tout enfin annonçait que la nuit n’allait pastarder à paraître.

Le Cèdre-Rouge avait pris la direction de lapetite troupe, afin que, dans le dédale inextricable de la foretvierge, ses compagnons, moins au fait que lui de la vie des bois,ne fissent pas mauvaise route ; car du lieu où ils setrouvaient, toute configuration de terrain disparaissait pour nelaisser voir qu’un immense chaos de branches touffues et de lianesentrelacées.

– Eh ! compadre, demanda FrayAmbrosio qui, peu accoutumé aux longues courses pédestres etaffaibli par les privations qu’il avait endurées, ne marchait plusdepuis quelque temps qu’avec des difficultés extrêmes, nousarrêterons-nous bientôt ? Je vous avertis que je n’en puisplus, moi.

Le squatter se retourna vivement, et plaçantsa large main sur la bouche du moine :

– Silence ! lui dit-il d’une voixétranglée, silence ! si vous tenez à votre chevelure.

– Cristo ! si j’y tiens !murmura l’autre avec un mouvement d’effroi ; mais que sepasse-t-il donc de nouveau ?

Le Cèdre-Rouge écarta avec précaution unfouillis de feuilles, et faisant signe à son compagnon del’imiter :

– Regardez ! dit-il.

Au bout d’une seconde, le moine se rejeta enarrière, le front pâle et les traits bouleversés par laterreur.

– Oh ! fit-il, cette fois noussommes perdus !

Il trébucha, et serait tombé si le squatter nel’avait saisi fortement par le bras.

– Que faire ? murmura-t-il.

– Attendre, répondit froidement leCèdre-Rouge ; notre position, quant à présent, n’a rien dedésespéré ; nous les voyons, mais eux ne nous voient pas.

Fray Ambrosio secoua tristement la tête.

– Vous nous avez conduits à notre perte,dit-il d’un ton de reproche.

– Vous êtes un niais, répondit leCèdre-Rouge avec mépris. Est-ce que je ne risque pas autant quevous ? ne vous avais-je pas averti que nous étionscernés ? Laissez-moi faire, vous dis-je.

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