La Loi de Lynch

Chapitre 36Le dernier refuge.

Il nous faut à présent retourner auprès duCèdre-Rouge.

Lorsque le squatter avait entendu les cris desPeaux Rouges et qu’il avait vu briller dans le lointain la lueurrougeâtre des torches à travers les arbres, dans le premier momentil s’était cru perdu, et, cachant sa tête dans ses mains avecdésespoir, il s’était affaissé sur lui-même et serait tombé sur lesol, si Fray Ambrosio ne l’avait, heureusement pour lui, retenu àtemps.

– Demonios ! s’écria le moine.Prenez garde, compadre, les gestes sont dangereux ici.

Mais le découragement du bandit n’avait eu quela durée de l’éclair, presque aussitôt il s’était redressé aussifier, aussi intrépide qu’auparavant, en s’écriant d’une voixferme :

– J’échapperai !

– Bien, compadre, voilà qui est bravementparlé, dit le moine ; mais il faut agir.

– En avant ! hurla le squatter.

– Comment, en avant ! fit le moineavec un geste d’épouvante ; mais en avant, c’est le camp desPeaux Rouges.

– En avant ! vous dis-je.

– En avant donc, et que le diable nousprotège ! murmura Fray Ambrosio.

Le squatter, ainsi qu’il l’avait dit, marchaitrésolument sur le camp.

Bientôt ils se retrouvèrent à l’endroit où ilsavaient descendu un lasso à Nathan et qu’ils avaient quitté, dansleur premier mouvement d’épouvante, pour se mettre en retraite.

Arrivé là, le squatter écarta le feuillage etregarda.

Tout le camp était en rumeur ; on voyaitles Indiens courir çà et là dans toutes les directions.

– Oh ! murmura le Cèdre-Rouge,j’espérais que ces démons se lanceraient tous à notrepoursuite ; il est impossible de traverser là.

– Il n’y faut pas songer, dit Nathan,nous serions perdus sans rémission.

– Prenons un parti, murmura le moine.

Ellen, accablée de fatigue, s’était assise surune branche. Son père lui jeta un regard désespéré.

– Pauvre enfant ! dit-il d’une voixbasse et entrecoupée ; tant souffrir !

– Ne songez pas à moi, mon père,reprit-elle, sauvez-vous ; abandonnez-moi ici.

– T’abandonner ! s’écria-t-il avecrage, jamais ! dussé-je mourir ! non, non ! je tesauverai !

– Que puis-je craindre de ces hommesauxquels je n’ai jamais fait de mal, reprit-elle ; ils aurontpitié de ma faiblesse.

Le Cèdre-Rouge poussa un ricanementironique.

– Demande aux jaguars s’ils ont pitié desantilopes, dit-il ; tu ne connais pas les sauvages, pauvreenfant ! Ils te tueraient en te torturant avec une joieféroce.

Ellen soupira et baissa la tête sansrépondre.

– Le temps se passe ; prenons unpari, répéta Fray Ambrosio.

– Allez au diable ! lui ditbrutalement le squatter, vous êtes mon mauvais génie.

– Que les hommes sont ingrats ! fitle moine avec ironie en levant hypocritement les yeux auciel ; moi qui suis votre ami le plus cher !

– Assez !… dit le Cèdre-Rouge avecforce ; nous ne pouvons rester ici plus longtemps, retournonssur nos pas.

– Encore ?

– Connaissez-vous un autre chemin,démon ?

Ils reculèrent.

– Où est Nathan ? demanda tout àcoup le squatter ; est-ce qu’il s’est laissé choir ?

– Pas si bête, fit le jeune homme enriant, mais j’ai changé de costume.

Il écarta les feuilles qui le cachaient ;ses compagnons poussèrent un cri d’étonnement.

Nathan était recouvert d’une peau d’ours,moins la tête qu’il portait à la main.

– Oh ! oh ! fit le Cèdre-Rouge,voilà une heureuse trouvaille ; où as-tu volé cela,garçon ?

– Je n’ai eu que la peine de la décrocherde la branche où on l’avait mise à sécher.

– Conserve-la avec soin, car peut-êtreavant peu nous servira-t-elle.

– C’est ce que j’ai pensé.

– Allons, partons.

Au bout de quelques pas le squatter s’arrêta,étendit le bras pour avertir ses compagnons, et écouta.

Après deux ou trois minutes, il se retournavers ses compagnons, et, se penchant vers eux, il leur dit d’unevoix faible comme un souffle :

– La retraite nous est coupée, on marchedans les arbres, j’ai entendu craquer les branches et unfroissement de feuilles.

Ils se regardèrent avec épouvante.

– Ne désespérons pas, reprit-il vivement,tout n’est pas perdu encore ; montons plus haut et jetons-nousde côté, jusqu’à ce qu’ils soient passés ; pendant ce tempsNathan les amusera ; les Comanches ne font pas ordinairementde mal aux ours, avec lesquels ils se prétendent parents.

Personne ne fit d’objection.

Sutter s’élança le premier, le moine lesuivit.

Ellen regarda son père avec tristesse.

– Je ne puis pas, dit-elle.

– Je te répète que je te sauverai,enfant, dit-il avec un accent de tendresse impossible à rendre.

Il prit la jeune fille dans ses bras nerveux,la plaça doucement sur ses épaules.

– Tiens-toi bien, murmura-t-il à voixbasse, et surtout ne crains rien.

Alors, avec une dextérité et une forcecentuplée par l’amour paternel, le bandit s’accrocha d’une main auxbranches placées au-dessus de sa tête et disparut dans le feuillageen disant à son fils :

– À toi, Nathan ! joue bien tonrôle, garçon ; notre salut dépend de toi.

– Soyez tranquille, vieux, répondit lejeune homme en se coiffant de la tête de l’ours, je ne suis pasplus bête qu’un Indien ; ils vont me prendre pour leurparent.

On sait ce qui était arrivé, comment cetteruse, qui d’abord avait si bien réussi, avait été déjouée parCurumilla.

En voyant tomber son fils, le squatter avaiteu un moment de rage aveugle et avait épaulé son rifle en couchanten joue l’Indien.

Heureusement le moine s’était assez à tempsaperçu de ce geste imprudent pour l’arrêter.

– Que faites-vous ? s’écria-t-il enrelevant le canon de l’arme ; vous perdez votre fille.

– C’est vrai, murmura le squatter.

Ellen, par un hasard extraordinaire, n’avaitrien vu ; sans cela il est probable que la mort de son frèrelui aurait arraché un cri de douleur qui aurait dénoncé sescompagnons.

– Oh ! fit le Cèdre-Rouge, encore cedémon de Français avec son Araucan maudit ! eux seulspouvaient me vaincre.

Les fugitifs demeurèrent pendant une heuredans des transes terribles sans oser bouger, de crainte d’êtredécouverts.

Ils étaient si près de ceux qui lespoursuivaient, qu’ils entendaient distinctement ce qu’ilsdisaient.

Enfin peu à peu les voix s’éloignèrent, lestorches s’éteignirent, et tout rentra dans le silence.

– Ouf ! fit le moine, ils sontpartis.

– Pas tous, répondit le squatter ;n’avez-vous pas entendu ce Valentin damné ?

– C’est vrai, notre retraite est toujourscoupée.

– Ne désespérons pas encore ;provisoirement nous n’avons rien à redouter ici, reposez-vousquelques instants, pendant que j’irai à la découverte.

– Hum ! murmura Fray Ambrosio ;pourquoi ne pas aller tous ensemble ? ce serait, je crois,plus prudent.

Le Cèdre-Rouge rit avec amertume.

– Écoutez, compadre, dit-il au moine enlui prenant le bras qu’il serra comme dans un étau : vous vousméfiez de moi et vous avez tort ; j’ai voulu vous abandonner,je l’avoue, mais a présent je ne le veux plus, nous périrons ounous nous sauverons ensemble.

– Oh ! oh ! parlez-voussérieusement, compadre ?

– Oui, car sur les folles promesses d’unprêtre, j’avais résolu de m’amender, j’avais changé de vie et jemenais une existence paisible, sans nuire à personne et entravaillant honnêtement ; les hommes que j’avais voulu oublierse sont souvenus de moi pour se venger ; sans tenir compte demes efforts et de mon repentir, ils ont incendié mon misérablejacal, tué mon fils ; maintenant ils me traquent comme unebête féroce, les vieux instincts se réveillent en moi, le levainmauvais qui dormait au fond de mon cœur fermente de nouveau. C’estune guerre à mort qu’ils me déclarent : eh bien ! viveDieu ! je l’accepte et je la leur ferai sans pitié, sans trêveni merci, sans leur demander, s’ils s’emparent de moi, plus degrâce que je ne leur en ferai s’ils tombent entre mes mains. Qu’ilsprennent garde, by God ! je suis le Cèdre-Rouge ! celuique les Indiens ont surnommé le mangeur d’hommes, et jeleur dévorerai le cœur ! Ainsi, à présent, soyez tranquille,moine, nous ne nous quitterons plus ; vous êtes ma conscience,nous sommes inséparables.

Le squatter prononça ces atroces paroles avecun tel accent de rage et de haine que le moine comprit qu’il disaitbien réellement la vérité et que définitivement les instinctsmauvais avaient pris le dessus.

Un hideux sourire de joie plissa seslèvres.

– Allez, compadre, dit-il, allez à ladécouverte, nous vous attendons ici.

Le squatter s’éloigna.

Pendant son absence, pas une parole ne futprononcée entre les trois interlocuteurs ; Sutter dormait, lemoine pensait, Ellen pleurait.

La pauvre enfant avait entendu avec unedouleur mêlée d’épouvante l’atroce profession de foi de sonpère ; elle avait alors mesuré l’épouvantable profondeur del’abîme dans lequel elle venait subitement de rouler, car cettedétermination du Cèdre-Rouge la séparait à jamais de la société etla condamnait à mener toute sa vie une existence de déboire et delarmes.

Après une heure d’absence environ, leCèdre-Rouge reparut.

L’expression de son visage était joyeuse.

– Eh bien ? lui demanda anxieusementle moine.

– Bonnes nouvelles !répondit-il ; j’ai découvert un refuge où je défie les plusfins limiers de la prairie de me dépister.

– Bien loin ?

– À deux pas d’ici

– Si près ?

– C’est ce qui fera notre sécurité :jamais nos ennemis ne supposeront que nous ayons eu l’audace denous cacher aussi près d’eux.

– C’est juste ; il faut nous yrendre alors.

– Quand il vous plaira.

– Tout de suite.

Le Cèdre-Rouge n’avait pas menti, il avaiteffectivement découvert un refuge qui offrait toutes les garantiesde sécurité désirables ; si nous-mêmes, dans les prairies duFar West, nous n’en avions pas vu un tout à fait semblable, nousn’ajouterions pas foi à la possibilité d’un tel repaire.

Après avoir parcouru un espace d’environ centcinquante mètres, le squatter s’arrêta au-dessus d’un chêne énormemort de vieillesse et dont l’intérieur était creux.

– C’est ici, dit-il en écartant avecprécaution la masse de feuilles, de branches et de lianes quidissimulaient complètement la cavité.

– Hum ! fit le moine en se penchantà l’orifice du trou qui était noir comme un four ; c’est làdedans qu’il faut descendre ?

– Oui, répondit le Cèdre-Rouge ;mais rassurez-vous, ce n’est pas très-profond.

Malgré cette assurance, le moine hésitaittoujours.

– C’est à prendre ou à laisser, reprit lesquatter ; préférez-vous être découvert ?

– Mais nous ne pourrons pas nous remuerlà dedans.

– Regardez autour de vous.

– Je regarde.

– Remarquez-vous que la montagne, en cetendroit, est coupée à pic ?

– Oui, en effet.

– Bien ; nous sommes au bord duprécipice dont nous parlait ce pauvre Nathan.

– Ah !

– Oui ; vous voyez que cet arbremort semble pour ainsi dire soudé à la montagne comme unepoutre ?

– C’est vrai, je ne l’avais pas remarquéd’abord.

– Eh bien, en descendant par ce trou, àune quinzaine de pieds tout au plus, vous en trouvez un autre qui,cette fois, perce l’écorce de l’arbre et correspond à unecaverne.

– Oh ! s’écria le moine avec joie,comment avez-vous découvert cette cachette ?

Le squatter soupira.

– Il y a bien longtemps, dit-il.

– Eh mais, fit Fray Ambrosio, si vous laconnaissez, vous, d’autres peuvent aussi la connaître.

– Non, répondit-il en secouant latête ; un seul homme avec moi la connaissait, et sa découvertelui a coûté la vie.

– Voilà qui me rassure.

– Ni chasseur, ni trappeur ne viennentjamais par ici, c’est un précipice ; si nous faisions quelquespas de plus dans cette direction, nous nous trouverions suspendusau-dessus d’un abîme d’une profondeur incommensurable dont cettemontagne forme une des murailles, du reste, pour vous ôter toutecrainte, je vais descendre le premier.

Le Cèdre-Rouge jeta alors au fond du creuxbéant quelques morceaux de bois-chandelle dont il s’était muni, ilplaça son fusil en bandoulière, et, se suspendant par les mains, ilse laissa tomber au fond de l’arbre.

Sutter et Fray Ambrosio regardaient aveccuriosité.

Le squatter battit le briquet, alluma une destorches et l’éleva au-dessus de sa tête.

Le moine reconnut alors que le vieux chasseurde chevelures lui avait dit la vérité.

Le Cèdre-Rouge entra dans la caverne, dans lesol de laquelle il planta sa torche de façon à ce que le creux del’arbre restât éclairé, puis il ressortit, et au moyen de son lassorejoignit ses compagnons.

– Eh bien, leur dit-il, qu’enpensez-vous ?

– Nous serons là on ne peut mieux,répondit le moine.

Sans plus hésiter, il se laissa glisser dansle creux, et disparut dans la grotte.

Sutter l’imita.

Seulement il resta en bas afin d’aider sa sœurà descendre.

La jeune fille semblait ne pas avoirconscience de ce qui se passait autour d’elle. Bonne et docile,comme toujours, elle agissait avec une précision et une sécheresseautomatique, sans chercher à se rendre compte des raisons qui luifaisaient faire une chose plutôt qu’une autre ; les paroles deson père l’avaient frappée au cœur et avaient brisé en elle lesressorts de la volonté.

Lorsque son père l’eut descendue dans l’arbre,elle suivit machinalement son frère dans la grotte.

Demeuré seul, le squatter fit disparaître avecun soin minutieux toutes les traces qui auraient pu révéler auxyeux clairvoyants de ses ennemis les endroits où il avaitpassé ; puis, lorsqu’il fut bien certain que rien ne viendraitsignaler sa présence, il se laissa, à son tour, glisser dans letrou.

Le premier soin des bandits fut d’explorerleur domaine.

Il était immense.

Cette caverne s’enfonçait à une profondeurconsidérable sous la montagne. Elle se partageait en plusieursbranches et en plusieurs étages, dont les uns montaient jusqu’ausommet de la montagne, tandis que d’autres, au contraire,s’enfonçaient en terre ; un lac souterrain, réservoir dequelque rivière sans nom, s’étendait à perte de vue sous une voûtebasse, toute noire de chauves-souris.

Cette caverne avait plusieurs sorties dans desdirections diamétralement opposées ; ces sorties étaient sibien dissimulées qu’il était impossible de les apercevoir dudehors.

Une seule chose inquiétait les aventuriers,c’était la possibilité de se procurer des vivres ; mais à celale Cèdre-Rouge avait répondu que rien n’était plus facile que detendre des trappes, et même de chasser dans la montagne.

Ellen s’était endormie d’un sommeil de plombsur un lit de fourrure que son père lui avait préparé à la hâte. Lamalheureuse enfant avait tellement souffert et enduré tant defatigues depuis quelques jours, qu’elle ne pouvait littéralementplus se soutenir.

Lorsque les trois hommes eurent visité lagrotte, ils revinrent s’asseoir auprès d’elle.

Le Cèdre-Rouge la regarda un instant dormiravec une expression de tristesse infinie ; il aimait trop safille pour ne pas la plaindre et ne pas songer avec douleur au sortaffreux qui l’attendait auprès de lui ; malheureusement leremède était impossible.

Fray Ambrosio, dont l’esprit était toujours enéveil, arracha le squatter à sa double contemplation.

– Eh ! compadre, lui dit-il, noussommes condamnés probablement à demeurer ici quelque temps,n’est-ce-pas ?

– Jusqu’à ce que ceux qui nouspoursuivent, fatigués de nous chercher vainement de tous les côtés,prennent enfin le parti de s’en aller.

– Cela peut être long ; alors, pourplus de sûreté, je suis d’avis de faire une chose.

– Laquelle ?

– Il y a ici des monceaux de blocs depierre que le temps a détachés de la voûte, si vous m’en croyez,avant de nous endormir, nous en roulerons trois ou quatre des plusgros jusqu’au trou par lequel nous sommes entrés.

– Pourquoi cela ? demanda lesquatter avec distraction.

– Dans la position où nous sommes, deuxprécautions valent mieux qu’une ; les Indiens sont des démonssi rusés qu’ils sont capables de descendre dans le creux del’arbre.

– Le padre a raison, vieux, dit Sutterqui dormait à moitié ; ce n’est pas un grand travail que derouler ces pierres, mais au moins comme cela nous seronstranquilles.

– Faites ce que vous voudrez, répondit lesquatter en se remettant à contempler sa fille.

Les deux hommes, forts de l’approbation deleur chef, se levèrent sans plus tarder afin d’accomplir ce qu’ilsavaient projeté ; une demi-heure plus tard, le trou de lacaverne était si artistement bouché que nul, s’il ne l’avait sud’abord, ne se fût douté qu’un trou énorme avait existé là.

– Maintenant, dit Fray Ambrosio, nouspouvons dormir ; au moins nous sommes tranquilles.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer