La Loi de Lynch

Chapitre 11Au coin d’un bois.

Le Cèdre-Rouge, emporté loin du champ debataille par le galop furieux de son cheval qu’il n’avait même plusla force de gouverner, allait tout droit devant lui sans savoirquelle direction il suivait.

Chez cet homme jusqu’alors si ferme, d’unevolonté si énergique, la pensée s’était voilée comme parenchantement ; la perte de son sang, les secousses réitéréesque lui imprimait son cheval l’avaient plongé dans une atoniecomplète. S’il n’avait pas été aussi solidement attaché sur laselle, vingt fois il aurait été désarçonné.

Il allait les bras pendants, le corps penchésur le cou de son cheval, les yeux à demi fermés, sans avoir mêmela conscience de ce qui lui arrivait et ne cherchant pas à lesavoir.

Secoué à droite, secoué à gauche, il regardaitd’un œil sans intelligence fuir de chaque côté les arbres et lesrochers, ne pensant plus, ne vivant plus que dans un songehorrible, en proie aux hallucinations les plus étranges et les plusdévergondées.

La nuit succéda au jour.

Le cheval continuait sa course, bondissant,comme un jaguar effrayé, par-dessus les obstacles qui s’opposaientà son passage, suivi à la piste par une troupe de coyotes hurlants,et cherchant vainement à se débarrasser du poids inerte quil’obsédait.

Enfin, le cheval trébucha dans l’ombre ettomba sur le sol avec son fardeau en poussant un hennissementplaintif.

Le Cèdre-Rouge avait jusqu’à ce momentconservé, nous ne dirons pas la connaissance complète et lucide dela position dans laquelle il se trouvait, mais au moins unecertaine conscience de la vie qui résidait encore en lui.

Lorsque le cheval épuisé tomba, le banditsentit une vive douleur à la tête, et ce fut tout ; ils’évanouit en bégayant un blasphème, dernière protestation dumisérable qui, jusqu’au dernier moment, niait la puissance du Dieuqui le frappait.

Combien de temps demeura-t-il dans cet état,il n’aurait su le dire.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, sous l’impressiond’un sentiment de bien-être indéfinissable, le soleil brillait àtravers les branches touffues des arbres de la forêt, et lesoiseaux cachés sous le vert feuillage faisaient entendre leursjoyeux concerts.

Le Cèdre-Rouge poussa un soupir de soulagementet promena autour de lui un regard voilé. À quelques pas, soncheval était étendu mort.

Lui, il était assis, adossé au tronc d’unarbre. Agenouillée et penchée sur lui, Ellen suivait avec uneanxieuse sollicitude les progrès de son retour à la vie.

– Oh ! oh ! murmura le banditd’une voix rauque, j’existe donc encore !

– Oui, grâce à Dieu, mon père, réponditdoucement Ellen.

Le bandit la regarda.

– Dieu ! dit-il, comme s’il separlait à lui-même ; Dieu ! reprit-il avec un souriresardonique.

– C’est lui qui vous a sauvé, mon père,fit la jeune fille.

– Enfant ! murmura le Cèdre-Rouge enpassant la main gauche sur son front, Dieu n’est qu’un mot, ne m’enparlez jamais !

Ellen baissa la tête.

Cependant, avec le sentiment de la vie, ladouleur était revenue.

– Oh ! que je souffre !dit-il.

– Vous êtes dangereusement blessé, monpère. Hélas ! j’ai fait ce que j’ai pu pour voussoulager ; mais je ne suis qu’une pauvre fille ignorante, etpeut-être les soins que je vous ai prodigués ne sont-ils pas ceuxque votre état réclame.

Le Cèdre-Rouge tourna vers elle sa tête pâle,une expression de tendresse brillait dans ses yeux éteints.

– Vous m’aimez donc, vous ?dit-il.

– N’est-ce pas mon devoir, monpère ?

Le bandit ne répondit pas, le sourire que nouslui connaissons plissa les coins de ses lèvres violettes.

– Hélas ! depuis longtemps je vouscherche, mon père ; cette nuit, le hasard m’a fait vousretrouver.

– Oui, vous êtes une bonne fille, Ellen.Je n’ai plus que vous à présent ; mes fils, que sont-ilsdevenus ? je l’ignore. Oh ! fit-il avec un mouvement derage, c’est ce misérable Ambrosio qui est cause de tout ; sanslui je serais encore au paso del Norte, dans les forêts dont jem’étais rendu maître.

– Ne pensez plus à cela, mon père ;votre état réclame le plus grand calme, tâchez de dormir quelquesheures, le sommeil vous fera du bien.

– Dormir, dit le bandit, est-ce que jedors, moi ? Oh ! non, fit-il avec un mouvement derépulsion ; c’est la veille que je veux, au contraire ;quand mes yeux se ferment, je vois… Oh ! non, non, pas desommeil !…

Il n’acheva pas.

Ellen le regardait avec une pitié mêlée deterreur.

Le bandit, affaibli par la perte de son sanget la fièvre occasionnée par ses blessures, sentait en luis’éveiller un sentiment qui jusqu’alors lui avait étéinconnu : il avait peur.

Peut-être sa conscience évoquait-ellesourdement les remords cuisants de ses crimes.

Il y eut un long silence.

Ellen, attentive, suivait les mouvements dubandit, que la fièvre plongeait dans une espèce de somnolence etqui parfois tressaillait en poussant des cris inarticulés et jetantautour de lui des regards effarés.

Vers le soir, le bandit rouvrit les yeux etsembla se ranimer ; ses yeux étaient moins hagards, sa parolemoins brève.

– Merci, enfant, lui dit-il, vous êtesune bonne créature ; où sommes-nous ici ?

– Je l’ignore, mon père, cette forêt estimmense ; je vous le répète, c’est Dieu qui m’a guidée versvous.

– Non, vous vous trompez, Ellen,répondit-il avec ce sourire sarcastique dont il avaitl’habitude ; ce n’est pas Dieu qui vous a conduite ici ;c’est le démon, qui craignait de perdre un ami aussi dévoué quemoi.

– Ne parlez pas ainsi, mon père, dit lajeune fille avec tristesse ; la nuit arrive rapidement, lesténèbres ne tarderont pas à nous envelopper ; laissez-moi aucontraire prier pour que Dieu éloigne de nous pendant l’obscuritéles dangers qui nous menacent.

– Enfant ! une nuit au fond des boisvous effraye-t-elle donc à ce point, nous dont toute la vie s’estécoulée au désert ? Allumez un feu de branches sèches pouréloigner les bêtes fauves, et placez près de moi mespistolets ; ces précautions vaudront mieux, croyez-moi, quevos prières inutiles.

– Ne blasphémez pas, mon père, réponditvivement la jeune fille ; vous êtes blessé, presquemourant ; moi je suis faible et incapable de vous secourirefficacement ; notre existence est entre les mains de celuidont vous niez vainement la puissance ; lui seul, s’il leveut, peut nous sauver.

Le bandit éclata d’un rire sec et saccadé.

– Qu’il le fasse donc alors au nom dudiable, s’écria-t-il, et je croirai en lui !

– Mon père, au nom du ciel, ne parlez pasainsi, murmura la jeune fille avec douleur.

– Faites ce que je vous dis, sotteenfant, interrompit brutalement le squatter, et laissez-moi enrepos.

Ellen se détourna pour essuyer les larmes queces dures paroles lui causaient, et se leva tristement pour obéirau Cèdre-Rouge.

Celui-ci la suivit du regard.

– Allons, folle, lui dit-il en ricanant,consolez-vous, je n’ai pas voulu vous faire de peine.

La jeune fille rassembla toutes les branchessèches qu’elle put trouver, en fit un amas et y mit le feu. Bientôtle bois pétilla, et une longue et claire gerbe de flamme monta versle ciel.

Elle prit dans les arçons les pistolets encorechargés du squatter et les plaça à portée de sa main, puis ellevint reprendre sa place à ses côtés.

Le Cèdre-Rouge sourit avec satisfaction.

– Là, dit-il, maintenant nous n’avonsplus rien à redouter ; que les fauves viennent nous fairevisite, nous les recevrons ; nous passerons la nuittranquilles. Quant à demain, eh bien, ma foi, nousverrons !

Ellen, sans répondre, l’enveloppa le mieuxqu’il lui fut possible dans les couvertures et les peaux quiétaient sur le cheval, afin de le garantir du froid.

Tant de soins et d’abnégation touchèrent lebandit.

– Et vous, Ellen, lui demanda-t-il, negardez-vous pas quelques-unes de ces peaux pour vous ?

– À quoi bon, mon père ? le feu mesuffira, dit-elle avec douceur.

– Mais au moins mangez quelque chose,vous devez avoir faim ; car, si je ne me trompe, de toute lajournée vous n’avez rien pris ?

– C’est vrai, mon père, mais je n’ai pasfaim.

– Cela ne fait rien, reprit-il eninsistant, un jeûne trop prolongé pourrait vous êtrenuisible ; je veux que vous mangiez.

– C’est inutile, mon père, répondit-elleavec hésitation.

– Mangez, je le veux, fit-il ; si cen’est pour vous, que ce soit pour moi ; mangez la moindre deschoses, afin de vous donner des forces ; nous ne savons pas cequi nous attend dans quelques heures.

– Hélas ! je voudrais vous obéir,mon père, dit-elle en baissant les yeux, mais cela m’estimpossible.

– Et pourquoi donc ? puisque je vousdis que je le veux.

– Parce que je n’ai rien à manger.

Cette parole tomba comme une massue sur lapoitrine du bandit.

– Oh ! c’est affreux !murmura-t-il ; pauvre enfant, pardonnez-moi ; Ellen, jesuis un misérable, indigne d’un dévouement comme le vôtre.

– Calmez-vous, mon père, je vous enprie ; je n’ai pas faim ; je vous le répète, une nuit estbientôt passée, et demain, comme vous me l’avez dit, nousverrons ; mais d’ici là, j’en ai la conviction, Dieu nousviendra en aide.

– Dieu ? s’écria le squatter engrinçant des dents, encore ce mot !

– Dieu ! toujours Dieu ! monpère, répondit la jeune fille avec exaltation, l’œil étincelant etla lèvre frémissante ; Dieu, toujours, car, si indignes quenous soyons de sa pitié, il est bon ; il ne nous abandonnerapeut-être pas.

– Comptez donc sur lui, folle que vousêtes, et dans deux jours vous serez morte.

– Non ! s’écria-t-elle avec joie,car il m’a entendue et nous envoie du secours !

Le bandit regarda et se laissa aller sur lesol en fermant les yeux et en murmurant d’une voix sourde ces motsqui depuis quelques temps montaient toujours de son cœur à seslèvres par une force indépendante de sa volonté et qui lemaîtrisait malgré lui :

– Dieu ! existerait-ildonc ?

Terrible interrogation qu’il s’adressait sanscesse et à laquelle sa conscience bourrelée commençait à répondreau fond de son âme, dont le granit s’émiettait peu à peu sous lescoups répétés du remords.

Mais Ellen ne remarqua pas l’état deprostration du Cèdre-Rouge ; elle s’était levée et élancée enavant, les bras étendus, criant aussi haut que sa voix le luipermettait :

– Au secours ! au secours !

La jeune fille avait cru, depuis quelquesinstants, entendre un certain bruissement dans le feuillage.

Ce bruit, d’abord éloigné et presqueinsaisissable, s’était rapidement approché ; bientôt deslueurs avaient brillé à travers les arbres, et les pas d’unenombreuse troupe de cavaliers avaient distinctement frappé sonoreille.

En effet, à peine avait-elle fait quelques pasqu’elle se trouva, en présence d’une dizaine d’Indiens à cheval,tenant des torches allumées et escortant deux personnes enveloppéesde longs manteaux.

– Au secours ! au secours !répéta Ellen en tombant à genoux, les bras étendus en avant.

Les cavaliers s’arrêtèrent.

L’un d’eux mit pied à terre et s’élança versla jeune fille, à laquelle il prit les mains et qu’il obligea à serelever.

– Du secours pour qui, pauvreenfant ? lui dit-il d’une voix douce.

À l’accent plein de tendresse de l’étranger,elle sentit l’espoir rentrer dans son cœur.

– Ho ! murmura-t-elle avec joie, monpère est sauvé !

– Notre vie est entre les mains de Dieu,répondit avec onction l’étranger ; mais conduisez-moi près devotre père, et tout ce qu’un homme peut faire pour le secourir, jele ferai.

– C’est Dieu qui vous envoie ; soyezbéni, mon père ! dit la jeune fille en lui baisant lamain.

Dans le mouvement qu’il avait fait pour larelever, le manteau de l’étranger s’était ouvert, la jeune filleavait reconnu un prêtre.

– Marchons, dit-il.

– Venez.

La jeune fille s’élança joyeuse enavant ; la petite troupe la suivit.

– Mon père ! mon père !s’écria-t-elle en arrivant auprès du blessé, je savais bien queDieu ne nous abandonnerait pas : je vous amène dusecours !

En ce moment, les étrangers entrèrent dans laclairière où le bandit gisait étendu.

Les Indiens et le second personnages’arrêtèrent à quelques pas en arrière. Quant au prêtre, ils’approcha vivement du Cèdre-Rouge, sur le corps duquel il sepencha.

Aux paroles de sa fille, le bandit avaitouvert les yeux ; il tourna la tête avec effort du côté oùarrivait ce secours inespéré.

Soudain son visage, pâle déjà, se couvritd’une teinte cadavéreuse ; ses yeux s’agrandirent et devinrenthagards, un frémissement convulsif agita ses membres et il retombalourdement en arrière en murmurant avec épouvante :

– Oh !… le père Séraphin !

C’était effectivement le missionnaire ;sans paraître remarquer l’émotion du squatter, il lui saisit lebras pour lui tâter le pouls.

Le Cèdre-Rouge était évanoui. Mais Ellen avaitentendu les paroles prononcées par son père ; sans encomprendre le sens, la jeune fille devina qu’un drame terribleétait caché sous cette révélation.

– Mon père ! s’écria-t-elle avecdouleur en tombant aux genoux du prêtre, mon père, ayez pitié delui, ne l’abandonnez pas !

Le missionnaire sourit avec une expression debonté ineffable.

– Ma fille, répondit-il doucement, jesuis un ministre de Dieu, l’habit que je porte me commande l’oublides injures : les prêtres n’ont pas d’ennemis, tous les hommessont leurs frères ; rassurez-vous, non-seulement votre père ason corps à sauver, mais encore son âme. J’entreprendrai cettecure, et Dieu, qui a permis que je me trouve sur sa route, medonnera les forces nécessaires pour réussir.

– Oh ! merci, merci, mon père !murmura la jeune fille en fondant en larmes.

– Ne me remerciez pas, pauvreenfant ; adressez à Dieu vos actions de grâce, car c’est luiseul qui a tout fait. Maintenant, laissez-moi m’occuper de cemalheureux qui souffre et dont l’état misérable réclame tous messoins.

Et éloignant doucement la jeune fille, le pèreSéraphin ouvrit sa boîte à médicaments, qu’il prit au pommeau de saselle, et se mit en devoir de panser le blessé.

Cependant les Indiens s’étaient rapprochés peuà peu.

Voyant ce dont il s’agissait, ils avaient mispied à terre, afin de préparer le campement ; car ilsprévoyaient que dans l’état où se trouvait le Cèdre-Rouge, lemissionnaire passerait la nuit dans cet endroit.

Un campement de nuit est bientôt établi parles Indiens dans la prairie.

La personne qui accompagnait le père Séraphinétait une femme d’un âge déjà fort avancé, mais dont les traitsennoblis par la vieillesse avaient une expression de bonté et degrandeur peu commune.

Dès qu’elle vit que le missionnaire sepréparait à panser le blessé, elle s’approcha en lui disant d’unevoix douce.

– Ne puis-je pas vous être bonne àquelque chose, mon père, et vous aider dans ce que vous allezentreprendre ? vous savez que j’ai hâte de faire monapprentissage de garde-malade.

Ces paroles furent prononcées avec un accentde bonté indicible.

Le prêtre la regarda avec une expressionsublime, et, lui prenant la main, il l’obligea à se pencher sur lecorps du blessé toujours immobile.

– C’est Dieu qui a voulu que ce quiarrive en ce moment ait lieu, madame, lui dit-il ; à peinedébarquée dans ce pays et entrée dans ce désert pour y cherchervotre fils, le Tout-Puissant vous impose une tâche qui doit réjouirvotre cœur en vous plaçant en face de cet homme.

– Que voulez-vous dire, mon père ?dit-elle avec étonnement.

– Mère de Valentin Guillois, reprit-ilavec un accent rempli d’une majesté suprême, regardez bien cethomme, afin de le reconnaître plus tard ; c’est leCèdre-Rouge, le malheureux dont je vous ai si souvent parlé,l’ennemi implacable de votre fils !

À cette révélation terrible, la pauvre femmefit un geste d’effroi ; mais surmontant, par un effortsurhumain, le sentiment de répulsion qu’elle avait d’abordéprouvé :

– Peu importe, mon père !répondit-elle d’une voix calme, ce malheureux souffre, je lesoignerai.

– Bien, madame ! répondit le prêtreavec émotion ; Dieu vous tiendra compte de cette abnégationévangélique.

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