La Loi de Lynch

Chapitre 10Ruse de guerre.

Les deux hommes la suivirent.

Tous trois commencèrent alors à ramper dansles hautes herbes et à descendre silencieusement la colline.

Cette marche pénible était nécessairementlente, à cause des précautions innombrables que les fugitifsétaient obligés de prendre pour ne pas être aperçus ou dépistés parles éclaireurs que les Indiens avaient disséminés de tous les côtéspour surveiller les mouvements des blancs qui auraient tenté devenir au secours de ceux qu’ils assiégeaient et ne pas courir lerisque d’être pris entre deux feux.

La Gazelle blanche marchait leste et assuréeen avant des chasseurs, regardant de tous les côtés à la fois,s’arrêtant pour prêter l’oreille avec inquiétude au moindre bruitsuspect dans les taillis et les halliers ; puis, ses craintescalmées, elle reprenait sa course en jetant un sourired’encouragement à ceux qu’elle guidait.

– Pincés ! dit tout à coupValentin en appuyant en riant la crosse de son rifle à terre ;allons, allons, la petite est plus fine que je ne croyais.

Les deux hommes se trouvèrent subitementenveloppés par une nombreuse troupe d’Indiens apaches.

Don Pablo, lui, ne prononça pas un mot ;il regarda l’Espagnole ; elle souriait toujours.

– Bah ! murmura philosophiquement leFrançais à part lui, j’en tuerai toujours bien sept ou huit ;après cela, nous verrons.

Complètement rassuré par cette consolanteréflexion, le chasseur reprit incontinent toute sa liberté d’espritet regarda curieusement autour de lui.

Les deux blancs étaient au milieu dudétachement de guerre du Chat-Noir.

Le vieux chef s’avança vers le chasseur.

– Mon frère est le bienvenu parmi sesamis les bisons apaches, dit-il avec noblesse.

– Pourquoi railler, chef ? réponditValentin. Je suis votre prisonnier, faites de moi ce que bon voussemblera.

– Le Chat-Noir ne raille pas ; legrand chasseur pâle n’est pas son prisonnier, mais son ami ;qu’il commande, et le Chat-Noir exécutera ses ordres.

– Que signifient ces paroles ? ditle Français avec étonnement, N’êtes-vous pas ici, ainsi que tousles membres de votre nation, pour vous emparer de mes amis et demoi ?

– Telle était, en effet, mon intentionlorsque, il y a quelques jours, j’ai quitté mon village ; maismon cœur est changé depuis que mon frère m’a sauvé la vie ; ila pu s’en apercevoir déjà, si je suis venu jusqu’ici, ce n’est paspour le combattre, mais pour le sauver, lui et les siens ; quemon frère ait donc confiance dans mes paroles, ma tribu lui obéiracomme à moi-même.

Valentin réfléchit un instant, puis il repritla parole en regardant fixement le chef :

– Et que demande le Chat-Noir en retourde l’aide qu’il veut bien me donner ?

– Rien. Le chasseur pâle est monfrère ; si nous réussissons, il agira à sa guise.

– Allons, allons, tout est pour le mieux,fit le Français en se tournant vers la jeune fille ; jem’étais trompé, madame ; veuillez agréer mes excuses.

La Gazelle blanche rougit de bonheur à cesnobles paroles.

– Ainsi, reprit Valentin en s’adressantau chef indien, je puis entièrement disposer de vos jeunesgens ?

– Entièrement.

– Ils me seront dévoués ?

– Je vous l’ai dit, comme à moi-même.

– Bon ! fit le chasseur dont levisage s’éclaira. Combien avez-vous de guerriers ?

Le Chat-Noir montra dix fois les doigts de sesdeux mains ouvertes.

– Cent ? fit Valentin.

– Oui, reprit le chef, et huit deplus.

– Mais les autres tribus sont beaucoupplus nombreuses que la vôtre ?

– Elles forment une troupe de guerriersvingt-deux fois et sept fois plus nombreuse que la mienne.

– Hum ! c’est beaucoup, sans compterles pirates.

– Ooah ! il y a trois fois lesdoigts de mes deux mains de longs-couteaux de l’est.

– Je crains, observa don Pablo, que nousfinissions par être accablés par tant d’ennemis.

– Peut-être ! répondit Valentin, quiréfléchissait. Où est le Cèdre-Rouge ?

– Le Cèdre-Rouge est avec ses frères lesdemi-sang des prairies ; ils se sont joints au détachement deStanapat.

En ce moment le cri de guerre des Apachesrésonna avec force dans la plaine.

Une puissante détonation se fit entendre, etla colline du Bison-Fou apparut ceinte, comme un nouveau Sinaï,d’une auréole de fumée et d’éclairs éblouissants.

La bataille était commencée.

Les Indiens montaient bravement à l’assaut.Les Apaches marchaient vers la colline en déchargeantcontinuellement leurs fusils et en lançant des flèches à leursinvisibles ennemis.

De l’endroit où la chaîne de collines touchele Gila, on voyait sans cesse arriver de nouveaux Apaches.

Ils venaient au galop par troupes de trois,jusqu’à vingt hommes à la fois. Leurs chevaux étaient couvertsd’écume, ce qui faisait présumer qu’ils avaient fourni une longuetraite.

Les Apaches étaient en grand costume, chargésde toutes sortes d’ornements et d’armes, l’arc et le carquois surle dos, le fusil à la main, munis de leurs talismans, la têtecouronnée de plumes, dont quelques-unes étaient de magnifiquesplumes d’aigle noires et blanches, avec le grand plumetretombant.

Assis sur de belles housses de peaux depanthère doublées en rouge, tous avaient la partie inférieure ducorps nue, sauf une longue bande de peau de loup passée par-dessusl’épaule. Leurs boucliers étaient ornés de plumes et de drap deplusieurs couleurs.

Ces hommes ainsi accoutrés avaient quelquechose de grand et de majestueux qui saisissait l’imagination etinspirait la terreur.

Plusieurs d’entre eux franchirent sur-le-champles hauteurs, pressant du fouet leurs chevaux fatigués, afind’arriver promptement sur le lieu du combat, chantant et poussantleur cri de guerre.

C’était aux environs des palissades que lalutte semblait plus acharnée.

Les deux Mexicains et Curumilla, à couvertderrière leurs retranchements, répondaient au feu des Apaches parun feu meurtrier, s’excitant courageusement à mourir les armes à lamain.

Déjà de nombreux cadavres jonchaient çà et làla plaine ; des chevaux échappés galopaient dans toutes lesdirections, et les cris de douleur des blessés se mêlaient aux crisde défi des assaillants.

Ce que nous avons décrit en tant de mots,Valentin et don Pablo l’avaient aperçu en quelques secondes, avecce coup d’œil infaillible des hommes habitués de longue main à lavie des prairies.

– Voyons, chef, dit vivement le chasseur,il faut que nous rejoignions nos amis ; aidez-nous, sinon ilssont perdus.

– Bon ! répondit le Chat-Noir ;que le chasseur pâle se mette avec son ami au milieu de mondétachement ; dans quelques minutes il sera sur la colline.Surtout que les chefs pâles me laissent agir.

– Faites, faites ! je m’en rapporteentièrement à vous.

Le Chat-Noir prononça quelques paroles à voixbasse en s’adressant aux guerriers qui l’accompagnaient.

Ceux-ci se groupèrent immédiatement autour desdeux chasseurs, qui disparurent entièrement au milieu d’eux.

– Oh ! oh ! fit don Pablo avecinquiétude, voyez donc, mon ami !

Valentin sourit en lui prenant le bras.

– J’ai deviné l’intention du chef,dit-il ; il emploie le seul moyen possible. Soyez tranquille,tout est pour le mieux.

Le Chat-Noir se plaça en tête du détachementet fit un signe.

Un hurlement effroyable éclata dans l’air.

C’était la tribu du Bison qui poussait son cride guerre.

Les Apaches, entraînant les deux hommes aumilieu d’eux, s’élancèrent avec furie vers la colline.

Valentin et don Pablo cherchaient encore à serendre compte de ce qui s’était passé, que déjà ils avaient rejointleurs amis, et que les guerriers du Chat-Noir avaient roulé commeune avalanche, fuyant dans toutes les directions, comme si uneterreur panique se fût emparée d’eux.

Cependant le combat n’était pas fini.

Les Indiens de Stanapat s’élançaient enrugissant comme des tigres sur les palissades et se faisaient tuersans reculer d’un pas.

Cette lutte devait, en se prolongeant, finirpar être fatale aux blancs, dont les forces s’épuisaient.

Stanapat et le Cèdre-Rouge le comprenaient,aussi redoublaient-ils d’efforts pour accabler leurs ennemis.

Soudain, au moment où les Apaches seprécipitaient furieux contre les blancs pour tenter un dernierassaut, le cri de guerre des Coras se fit entendre, mêlé à desdétonations d’armes à feu. Les Apaches surpris hésitèrent.

Le Cèdre-Rouge jeta un regard autour de lui etpoussa une malédiction.

Le cri de guerre des Comanches s’élevaitderrière le camp.

– En avant ! en avant quandmême ! hurla le squatter, qui, suivi de ses deux fils et dequelques-uns des siens, s’élança vers la colline.

Mais la scène avait changé comme parenchantement.

Le Chat-Noir, voyant le secours qui arrivait àses amis, avait fait sa jonction avec l’Unicorne, tous deux, avecleurs troupes réunies, attaquaient les Apaches de flanc, pendantque Mookapec, à la tête de deux cents guerriers d’élite de sanation, se ruait sur eux par derrière.

La fuite commença, bientôt elle se changea endéroute.

Le Cèdre-Rouge et une petite troupe de piratesréunis autour de lui résistaient seuls encore.

Le cercle d’ennemis qui les enveloppait serétrécissait à chaque instant davantage autour d’eux.

D’assaillants ils étaient devenus assaillis.Il fallait en finir ; quelques secondes encore, et c’en étaitfait : toute retraite leur était coupée.

– Hourrah ! by God !hurla le Cèdre-Rouge en faisant tournoyer, comme une massue, sonrifle autour de sa tête. Sus à ces chiens ! Prenons leurschevelures !

– Prenons leurs chevelures !s’écrièrent ses compagnons en imitant ses mouvements et massacranttout ce qui s’opposait à leur passage.

Ils avaient réussi à s’ouvrir une sanglantetrouée tout en combattant, et s’avançaient lentement du côté dufleuve.

Soudain un homme se jeta résolument devant leCèdre-Rouge.

Cet homme était Mookapec.

– Je t’apporte ma chevelure, chien desvisages pâles ! cria-t-il en lui assénant un coup dehache.

– Merci ! répondit le bandit enparant le coup qui lui était porté.

La Plume-d’Aigle bondit en avant comme unehyène, et, avant que son ennemi pût s’y opposer, il lui enfonça soncouteau dans la cuisse.

Le Cèdre-Rouge poussa un cri de rage en sesentant blessé, et dégaina son couteau d’une main, pendant que del’autre il saisissait l’Indien à la gorge.

Celui-ci se vit perdu : la lame étincelaau-dessus de sa tête et s’enfonça tout entière dans sapoitrine.

– Ah ! ah ! ricana leCèdre-Rouge en lâchant son ennemi qui roula sur le sol ; jecrois que nos comptes sont réglés cette fois.

– Pas encore ! fit le Coras avec unrire de triomphe ; et, par un effort suprême, il déchargea sonrifle sur le squatter.

Celui-ci lâcha les rênes et tomba aux côtés del’Indien.

– Je meurs vengé ! murmura laPlume-d’Aigle en se tordant dans une dernière convulsion.

– Oh ! je ne suis pas mort encore,moi ! répondit le Cèdre-Rouge en se redressant sur un genou etbrisant le crâne du Coras, j’échapperai quand même.

Le Cèdre-Rouge avait l’épaule brisée ;cependant, grâce au secours de ses compagnons, qui ne reculaientpas d’un pouce, il put se remettre sur son cheval.

Nathan et Sutter l’attachèrent après laselle.

– En retraite ! en retraite !cria-t-il, ou nous sommes perdus ! Sauve qui peut, chacun poursoi !

Les pirates lui obéirent et se mirent à fuirdans différentes directions, suivis de près par les Coras et lesComanches.

Cependant ils parvinrent à gagner, les uns uneforêt vierge au milieu de laquelle ils disparurent, les autres larivière, qu’ils traversèrent à la nage.

Le Cèdre-Rouge fut des premiers. Valentin etses amis, dès qu’ils avaient vu l’issue de la bataille, grâce ausecours qui leur était si heureusement arrivé, avaient en toutehâte abandonné la colline du Bison-Fou, et étaient descendus dansla plaine dans l’intention de s’emparer du Cèdre-Rouge.

Malheureusement ils ne purent arriver que pourle voir disparaître dans le lointain.

Cependant le succès inespéré du combat leuravait rendu un immense service, non-seulement en les sortant de lafausse position dans laquelle ils se trouvaient, mais encore enrompant la ligne des tribus indiennes qui, altérées par les pertesénormes qu’elles avaient faites pendant l’attaque, se retireraient,sans nul doute, et laisseraient les blancs régler entre eux ledifférend qui les divisait, sans se mêler davantage à laquerelle.

Quant au Cèdre-Rouge, sa troupe était presqueanéantie ou dispersée ; seul, blessé gravement, il n’étaitplus à craindre.

La prise de cet homme, réduit à errer commeune bête fauve dans la prairie, ne devenait plus qu’une question detemps.

Stanapat, lui aussi, avait échappé avecquelques-uns de ses guerriers sans que nul pût savoir quelledirection il avait prise.

Les trois troupes réunies campèrent sur lechamp de bataille.

Selon leur coutume, les Indiens s’occupèrentd’abord à scalper les cadavres de leurs ennemis.

Chose singulière ! les vainqueursn’avaient pas fait de prisonniers : le combat avait été siacharné que chacun n’avait cherché qu’à tuer son ennemi sans songerà s’emparer de sa personne.

Le corps de Mookapec fut relevé avec respectet enterré sur la colline du Bison-Fou, à côté du chef redoutablequi avait le premier choisi cette sépulture.

Le soleil se couchait au moment où lesderniers devoirs finissaient d’être rendus aux guerriers comancheset coras qui avaient succombé.

Les feux de conseil furent allumés.

Lorsque chacun eut pris place, que lescalumets eurent fait le tour du cercle, Valentin se leva :

– Chefs, dit-il, mes amis et moi nousvous remercions de vos généreux efforts en cherchant à délivrer lesprairies du Far West du bandit qui les a si longtempsdésolées ; ce n’est pas seulement une vaine vengeance que nouspoursuivons, c’est une œuvre d’humanité : ce misérabledéshonore le nom d’homme et la race à laquelle il appartient.Aujourd’hui, des nombreux brigands qui l’accompagnaient,quelques-uns à peine lui restent ; cette bande de malfaiteurs,qui était la terreur des prairies, n’existe plus, et bientôt leurchef lui-même, j’en ai la certitude, tombera en notre pouvoir.Soyez prêts, quand il le faudra, à nous venir en aide comme vousl’avez fait aujourd’hui ; d’ici là, regagnez vosvillages ; croyez que, de près comme de loin, nous garderonsle souvenir des services que vous nous avez rendus, et que, le caséchéant, vous pourrez compter sur nous, comme nous avons partout ettoujours compté sur vous.

Après avoir prononcé ces paroles, auxquellesles Indiens applaudirent, Valentin se rassit.

Il y eut un silence assez long, employé parles Indiens à fumer consciencieusement leurs calumets.

Ce fut le Chat-Noir qui le premier rompit cesilence.

– Que mes frères écoutent, dit-il ;les paroles que souffle ma poitrine me sont inspirées par le maîtrede la vie ; le nuage qui obscurcissait mon esprit s’est fondudepuis que mes frères coras et comanches, ces deux nations sibraves, m’ont rendu la place à laquelle j’avais droit au feu deleurs conseils ; l’Unicorne est un chef sage, son amitié m’estprécieuse. J’espère que le Wacondah ne permettra jamais qu’ils’élève entre lui et moi, ainsi qu’entre mes jeunes hommes et lessiens, d’ici mille et cinquante lunes, le moindre malentendu quipuisse rompre la bonne intelligence qui règne en ce moment.

L’Unicorne sortit le tuyau du calumet de seslèvres, salua le Chat-Noir en souriant et répondit :

– Mon frère le Chat-Noir a bienparlé ; mon cœur a tressailli de joie en l’écoutant Pourquoine serions-nous pas amis ? La prairie n’est-elle pas assezgrande et assez large pour nous ? les bisons ne sont-ils pasassez nombreux ? Que mes frères écoutent : je cherchevainement autour de moi la hache de guerre, elle est siprofondément enfouie, que les fils des petits-fils de nos enfantsne parviendront jamais à la déterrer.

D’autres discours furent encore prononcés parplusieurs chefs. La meilleure intelligence ne cessa de régner parmiles alliés.

Au point du jour, ils se séparèrent de lafaçon la plus cordiale, reprenant chacun le chemin de sonvillage.

Valentin, Curumilla, le général Ibañez, donPablo et don Miguel restèrent seuls.

La Gazelle blanche était appuyée, pensive,contre le tronc d’un chêne, à quelques pas d’eux.

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