La Loi de Lynch

Chapitre 35La chasse continue.

Les chasseurs demeurèrent un momentsilencieux, les yeux fixés sur le cadavre de leur ennemi.

L’Unicorne, qui lui gardait sans doute rancunepour la façon dont il s’était moqué de lui en se faisant passerpour un de ses parents, rompit l’espèce de charme qui enchaînaitles assistants en dégainant son couteau à scalper et en enlevantavec une dextérité peu commune le cuir chevelu du pauvrediable.

– C’est la chevelure d’un chien des longscouteaux, dit-il avec mépris en passant son sanglant trophée à saceinture. Sa langue menteuse ne trompera plus personne.

Valentin réfléchissait profondément.

– Qu’allons-nous faire maintenant ?demanda don Miguel.

– Canelo ! s’écria don Pablo, cen’est pas difficile à deviner, père : nous mettreimmédiatement à la poursuite du Cèdre-Rouge.

– Que dit mon frère ? interrogeal’Unicorne en se tournant avec déférence vers Valentin.

Celui-ci releva la tête.

– Tout est fini pour cette nuit,répondit-il ; cet homme était chargé de nous amuser pendantque ses amis fuyaient. Essayer de les poursuivre en ce momentserait une insigne folie ; ils ont sur nous trop d’avance pourqu’il nous soit possible de les atteindre ; la nuit est sinoire qu’il nous faudrait placer un guerrier en vedette sur chaquebranche d’arbre. Contentons-nous pour le présent de conserver noslignes de sentinelles de la façon que nous les avons établies. Aupoint du jour, le conseil de la tribu se réunira et décidera desmoyens qui devront être employés.

Tout le monde se rangea à l’avis duchasseur.

On reprit la direction du camp, auquel onarriva une heure plus tard.

En mettant pied à terre dans la clairière,l’Unicorne frappa sur l’épaule de Valentin.

– J’ai à parler avec mon frère, luidit-il.

– J’écoute mon frère, répondit lechasseur ; sa voix est une musique qui toujours réjouit moncœur.

– Mon frère sera bien plus réjoui,répondit en souriant le chef, lorsqu’il saura ce que j’ai à luiapprendre.

– Le sachem ne peut qu’être porteur debonnes nouvelles pour moi ; quelles sont celles qu’il a à medonner ?

– Le Rayon-de-Soleil est arrivée ce soirau camp.

Valentin tressaillit.

– Était-elle seule ? fit-il avecempressement.

– Seule ! elle n’aurait osé venir,observa le chef avec une certaine hauteur.

– C’est vrai, dit Valentin avecinquiétude. Ainsi ma mère…

– La mère du chasseur est ici ; jelui ai donné mon calli.

– Merci, chef ! s’écria-t-il aveceffusion. Oh ! vous êtes réellement un frère pour moi.

– Le grand chasseur pâle est un enfant dela tribu, il est notre frère à tous.

– Oh ! ma mère ! ma bonnemère ! comment est-elle venue ici ? Oh ! je cours,je veux la voir.

– La voilà ! dit Curumilla.

L’Araucan, au premier mot prononcé parl’Unicorne, devinant le plaisir qu’il ferait à son ami, avait, sansrien dire, été chercher Mme Guillois quel’inquiétude tenait éveillée, bien qu’elle fût loin de se douterque son fils se trouvât si près d’elle.

– Mon fils ! s’écria la digne femmeen le pressant dans ses bras.

Après les premiers moments d’effusion passés,Valentin passa le bras de sa mère sous le sien et la reconduisitdoucement au calli.

– Vous n’êtes pas sage, ma mère, luidit-il d’un ton de reproche. Pourquoi avez-vous quitté levillage ? La saison est avancée, il fait froid, vous neconnaissez pas le climat mortel des prairies ; votre santé estchancelante, je veux que vous vous soigniez, que vous preniez devous le plus grand soin ; ce n’est pas pour vous, c’est pourmoi que je vous prie de le faire. Hélas ! si je vous perdaisque deviendrais-je ?

– Cher enfant ! répondit la vieilledame avec attendrissement. Oh ! que je suis heureuse d’êtreaimée ainsi ! Ce que j’éprouve à présent rachète amplementtout ce que ton absence m’a fait souffrir. Je t’en prie, laisse-moiagir à ma guise ; à mon âge on ne doit pas compter sur unlendemain problématique ; ne me sépare plus de toi ;qu’au moins si je n’ai pu y vivre, j’aie le bonheur de mourir danstes bras !

Valentin regarda attentivement sa mère ;ces paroles sinistres l’avaient frappé douloureusement aucœur ; il fut effrayé de l’expression de son visage, dont lestraits pâles, flétris et la maigreur extrême avaient quelque chosede fatal.

Mme Guillois s’aperçut del’émotion de son fils, elle sourit tristement.

– Tu le vois, dit-elle avec douceur, jen’aurai pas longtemps à t’être à charge ; bientôt le Seigneurme rappellera à lui.

– Oh ! ne parlez pas ainsi, mamère ; chassez ces sombres pensées ; vous avez, jel’espère, encore de longs jours à passer auprès de moi.

La vieille dame hocha la tête comme font lesvieillards lorsqu’ils se croient certains d’une chose.

– Pas de folles illusions, mon fils,dit-elle d’une voix ferme ; sois homme, prépare-toi à uneséparation prochaine et inévitable ; seulement, promets-moiune chose.

– Parlez, ma mère.

– Quoi qu’il arrive, jure-moi de ne plusm’éloigner de toi.

– Mais c’est un meurtre que vous mecommandez, ma mère ; dans l’état où vous vous trouvez, il vousest impossible de faire deux jours seulement la vie que jemène.

– Peu importe, mon fils, je ne veux pluste quitter ; fais-moi le serment que je te demande.

– Ma mère ! dit-il avechésitation.

– Tu me refuses, mon fils !s’écria-t-elle avec douleur.

Valentin se sentit le cœur navré ; iln’eut pas le courage de résister plus longtemps.

– Eh bien, murmura-t-il avec des larmesdans la voix, puisque vous l’exigez, ma mère, soyezsatisfaite ; je vous jure que nous ne nous sépareronsplus.

Un rayon de joie divine traversa le visageflétri de la vieille dame et l’illumina pour une seconde d’unreflet de bonheur.

– Sois béni, mon fils, luidit-elle ; tu me rends bien heureuse en m’accordant ce que jete demande.

– Enfin, murmura-t-il avec un soupirétouffé, c’est vous qui le voulez, ma mère ; que votre volontésoit faite, et que Dieu ne me punisse pas de vous avoir obéi.Maintenant à mon tour d’exiger, puisque désormais le soin de votresanté me regarde seul.

– Que veux-tu ? lui dit-elle avec unineffable sourire.

– Je veux que vous preniez quelquesheures d’un repos indispensable après vos fatigues du jour et vosinquiétudes de la soirée.

– Et toi, cher enfant ?

– Moi, ma mère, je dormirai aussi, car sicette journée a été laborieuse, celle de demain ne le sera pasmoins ; ainsi, reposez en paix, et n’ayez sur mon compteaucune inquiétude.

Mme Guillois embrassatendrement son fils et se jeta sur la couche que, par les soins duRayon-de-Soleil, on lui avait préparée.

Valentin sortit du calli et alla rejoindre sesamis étendus à quelques pas autour d’un feu allumé parCurumilla.

Mais au lieu de dormir, ainsi qu’il l’avaitdit à sa mère, le chasseur, après avoir jeté dans le brasierquelques brassées de bois sec afin de l’empêcher de s’éteindre,s’appuya le dos contre un arbre, croisa les bras sur la poitrine,et se plongea dans de profondes réflexions.

La nuit s’écoula presque entière sans que lechasseur songeât à se livrer au repos.

Quelles étaient les pensées quitourbillonnaient en ce moment dans le cerveau de cet homme si fort,et avaient la puissance de faire couler des larmes sur ses jouesbrunies ?

D’où provenaient cette tristesse et cedécouragement qui s’emparaient de son âme et le rendaient faiblecomme une femme ?

Cette douleur, qu’il gardait précieusementenfouie au fond de son cœur, était un secret entre Dieu etlui !

Une autre personne la soupçonnait peut-être,sans doute elle en connaissait les causes ; mais cettepersonne était Curumilla, et le digne Indien serait mort plutôt quede laisser voir à son frère d’adoption qu’il avait sondé la plaietoujours vive qui lui rongeait le cœur.

Cependant les heures passaient les unes aprèsles autres, les étoiles s’éteignaient lentement dans lesprofondeurs du ciel qui commençait à se teinter à l’horizon deteintes d’opale.

Le jour n’allait pas tarder à paraître.Valentin, saisi par le froid piquant du matin, ramena son regardsur la terre en murmurant avec un soupir étouffé :

– Est-elle heureuse !…

De qui parlait-il ?

Quelle était cette personne inconnue dont lesouvenir résumait si tristement les pensées d’une longue nuitd’insomnie ?

Nul n’aurait pu le dire, car jamais son nomn’était monté du cœur du chasseur jusqu’à ses lèvres.

Le feu était presque éteint, il le raviva.

– Il faut cependant essayer de dormir,murmura-t-il.

S’enveloppant alors avec soin dans sa robe debison, il s’étendit sur le sol, ferma les yeux et chercha lesommeil, ce grand consolateur des affligés, qui l’appellent souventlongtemps en vain avant qu’il daigne venir pour quelques heuresleur verser l’oubli de leurs douleurs.

Il commençait à peine à sommeiller lorsqu’unemain se posa doucement sur son épaule, et une voix timide murmurason nom à son oreille.

Le chasseur ouvrit subitement les yeux en seredressant brusquement :

– Qui va là ? dit-il.

– Moi ! la Gazelle blanche.

En effet, la jeune femme se tenait immobile àses côtés.

Valentin, complètement réveillé, jeta loin delui sa robe de bison, se leva, et après s’être secoué uninstant :

– Je suis à vos ordres, dit-il, quedésirez-vous ?

– Vous demander un conseil,répondit-elle.

– Parlez, je vous écoute.

– Cette nuit, pendant que l’Unicorne etvous vous cherchiez le Cèdre-Rouge d’un côté, le Chat-Noir et moinous le cherchions d’un autre, reprit-elle.

– Sauriez-vous où il se trouve ?interrompit-il vivement.

– Non, mais je le soupçonne.

Il lui lança un regard interrogateur qu’ellesupporta sans baisser les yeux.

– Vous savez bien qu’à présent je voussuis toute dévouée, dit-elle avec candeur.

– Pardonnez-moi, j’ai tort ;veuillez continuer, je vous prie.

– Lorsque je vous ai dit que j’avais unconseil à vous demander, je me suis trompée : c’est une prièreque j’ai à vous faire.

– Croyez bien que, s’il m’est possible devous accorder ce que vous demandez, je n’hésiterai pas.

La Gazelle blanche hésita un instant ;puis, faisant un effort sur elle-même, elle sembla prendre sarésolution et continua :

– Vous n’avez pas personnellement dehaine pour le Cèdre-Rouge ?

– Pardonnez-moi. Le Cèdre-Rouge est unmisérable qui a plongé dans le deuil et les larmes une famille quej’aime, il a causé la mort d’une jeune fille qui m’était bien chèreet d’un homme auquel j’étais attaché par les liens de l’amitié.

La Gazelle blanche fit un mouvementd’impatience qu’elle réprima aussitôt.

– Ainsi ? dit-elle.

– S’il tombe entre mes mains, je letuerai sans remords.

– Pourtant il est une autre personne qui,elle, a depuis longues années de sanglantes injures à venger.

– De quelle personne voulez-vous parler,madame ?

– Du Blood’s Son.

– C’est vrai ; il a, m’a-t-il dit,un terrible compte à régler avec ce bandit.

– Eh bien, dit-elle vivement, soyez bon,laissez mon oncle, le Blood’s Son, veux-je dire, s’emparer duCèdre-Rouge.

– Pourquoi me demandez-vouscela ?

– Parce que l’heure est venue de lefaire, don Valentin.

– Expliquez-vous.

– Depuis que ce bandit est cerné dans lamontagne, sans espoir d’échapper, j’ai été, par mon oncle, chargée,le moment venu, de vous prier de lui céder cette capture.

– Mais s’il le laissait échapper ?dit-il.

Elle sourit avec une expressionindéfinissable.

– C’est impossible, répondit-elle ;vous ne savez pas ce que c’est qu’une haine de vingt ans.

Elle prononça ces paroles avec un accent qui,tout brave qu’il était, fit, malgré lui, frémir le chasseur.

Valentin, ainsi qu’il le disait, aurait, sanshésiter, tué le Cèdre-Rouge comme un chien si, dans un combat, lehasard les avait placés face à face les armes à la main ; maisil répugnait à ses sentiments de loyauté, à la noblesse de soncœur, de frapper un ennemi désarmé, quelque vil et quelque indigneque fut cet ennemi.

Tout en reconnaissant intérieurement lanécessité d’en finir une fois pour toutes avec cette bête fauve àface humaine nommée le Cèdre-Rouge, il n’était pas fâché qu’unautre que lui assumât la responsabilité d’un tel acte et fîtl’office de bourreau.

La Gazelle blanche l’examinait attentivementet suivait avec anxiété sur son visage les divers sentiments quil’agitaient, cherchant à deviner sa résolution.

– Eh bien ? lui demanda-t-elle aubout d’un instant.

– Que faut-il faire ?répondit-il.

– Me laisser agir, resserrer le blocus defaçon à ce qu’il soit impossible à notre ennemi de passer quandmême il prendrait la forme d’un chien des prairies, et attendresans bouger.

– Longtemps ?

– Deux jours, trois au plus ; est-cetrop ?

– Non ! si vous tenez votrepromesse.

– Je la tiendrai, ou, pour parler plusvéridiquement, mon oncle la tiendra pour moi.

– C’est la même chose.

– C’est mieux.

– C’est ce que je voulais dire.

– Ainsi c’est convenu.

– Un mot encore.

– Parlez.

– Vous savez ce que mon ami don MiguelZarate, a souffert par le Cèdre-Rouge, n’est-ce pas ?

– Je le sais.

– Vous savez que ce misérable a tué safille ?

– Oui, fit-elle avec un tremblement dansla voix, je le sais ; mais rapportez-vous-en à moi, donValentin : je vous jure que don Miguel Zarate sera vengé mieuxque jamais il n’a eu l’espérance de l’être.

– Bien ; si après les trois joursque vous me demandez, et que je vous accorde, justice n’est pasfaite de ce misérable, je la ferai, moi, et je vous jure à mon tourqu’elle sera terrible.

– Merci, don Valentin ; mon onclecompte sur votre parole. Maintenant je pars.

– À présent ?

– Tout de suite.

– Pour aller où ?

– Rejoindre le Blood’s Son et lui portervotre réponse.

La Gazelle blanche sauta légèrement sur soncheval qui était attaché tout sellé à un arbre, à quelques pas delà, et s’éloigna au galop, après avoir fait au chasseur un derniergeste de remerciement.

– Singulière créature ! murmuraValentin.

Comme le jour était venu pendant cetteconversation et que le soleil était levé, le Français se dirigeavers le calli de l’Unicorne, afin de faire assembler le conseil desgrands chefs.

Dès que le chasseur fut entré dans le calli,don Pablo, qui, jusqu’à ce moment, était demeuré immobile, les yeuxfermés et paraissant dormir, se leva subitement.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il enjoignant les mains avec ferveur, comment sauver la pauvreEllen ? Si elle tombe entre les mains de cette furie, elle estperdue !

Puis, après un instant de réflexion, ils’élança en courant vers le calli de l’Unicorne. Valentin sortaitau moment où le jeune homme arrivait à la porte.

– Où allez-vous donc ainsi tout courant,mon ami ? lui demanda-t-il.

– Je voudrais un cheval, répondit donPablo.

– Un cheval ! fit Valentin avecétonnement, pour quoi faire ?

Le Mexicain lui jeta un regard d’uneexpression étrange.

– Pour me rendre au camp du Blood’s Son,dit-il résolument.

Un sourire triste se dessina sur les lèvres duFrançais. Il serra la main du jeune homme en lui disant d’une voixsympathique :

– Pauvre enfant !

– Laissez-moi y aller, Valentin, je vousen conjure, lui dit-il avec prière.

Le chasseur détacha un cheval qui paissait lesjeunes pousses des arbres devant le calli.

– Allez, lui dit-il avec tristesse, allezoù votre destin vous entraîne.

Le jeune homme le remercia avec effusion,enfourcha d’un bond le cheval, lui enfonça les éperons dans leventre et s’éloigna à fond de train.

Valentin le suivit longtemps du regard, puis,lorsque le cavalier eut disparu dans le lointain, il poussa unprofond soupir en murmurant à voix basse :

– Lui aussi il aime !… lemalheureux !

Et il entra dans le calli qui servaitd’habitation à sa mère, afin de lui donner le baiser du matin.

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