La Loi de Lynch

Chapitre 28Une chasse à l’ours gris.

Le nouveau monde n’a rien à envier à l’ancienen fait d’animaux féroces de toutes sortes et de toutesespèces.

La tribu des plantigrades a pris, surtout enAmérique, un développement énorme, et possède des races d’uneférocité devant laquelle pâlissent tous les fauves de notrecontinent.

Nous voulons parler ici de cet animal douéd’une force prodigieuse, d’un courage aveugle et d’une cruauté sansbornes, que les savants nomment ursus cinereus, lesAméricains du Nord le grizzli-bear, et que nous appelonsen français l’ours féroce, ou plus communément l’oursgris.

La plupart des voyageurs font de cet animal unportrait réellement effrayant, disant entre autres choses qu’iljoint à la stupidité de l’ours blanc la férocité et le courage desgrands carnivores.

Bien que voyageur moi-même, je suis ici forcéde convenir humblement que l’on ne doit croire qu’avec certainerestriction et beaucoup de prudence les récits de ces messieurs,qui, souvent placés dans des situations périlleuses ou mal disposésd’esprit et de corps, ont mal vu, et, malgré eux, subissantl’influence du moment, ont fort bien pu, sans s’en doutereux-mêmes, se laisser aller à des exagérations qui sont peu à peudevenues des articles de foi et sont maintenant acceptées commetels.

Je n’ai nullement l’intention de réhabiliterl’ours gris dans l’esprit de mes lecteurs ; seulement je tiensà ce qu’on ne soit pas plus injuste envers lui qu’envers les autresanimaux sortis des mains du Créateur.

Donc, mettant de côté toute exagération etnous bornant à la vérité la plus stricte, nous allons en quelquesmots dire ce que c’est que l’ours gris et quelles sont sesmœurs.

Nous avons, pendant notre long séjour enAmérique, vu assez de ces animaux et d’assez près pour nous croirecompétent en pareille matière.

On reconnaîtra au portrait, sinon flatté, dumoins exact, de cet animal, qu’il est déjà assez laid de sa nature,au moral comme au physique, sans qu’il soit besoin de l’enlaidirencore et de le transformer en épouvantail.

L’ours gris, lorsqu’il a atteint toute sacroissance, est long d’environ trois mètres.

Son pelage est laineux, très-épais etcomplètement gris, excepté autour des oreilles, où il est brun.

La physionomie de cet animal estterrible ; c’est le plus farouche et le plus redoutable detous les carnivores de l’Amérique.

Malgré ses formes lourdes et son aspectpesant, son agilité est extrême. Il est d’autant plus à craindreque son indomptable courage prend sa source dans la conscience desa force prodigieuse et tient toujours de la fureur.

L’ours gris attaque tous les animaux, maisprincipalement les grands ruminants, tels que les bisons, lesbœufs, etc.

Ce qui probablement a donné lieu aux récitsexagérés des voyageurs, c’est que l’ours gris ne s’engourdit paspendant l’hiver, et que, dans cette saison, affamé au milieu desimmenses forêts couvertes de plusieurs pieds de neige, il descendvers les plaines où il sait trouver du gibier, afin de s’enrepaître.

Les Peaux Rouges lui font une guerre acharnée,afin de s’emparer de ses longues griffes aiguës, dont ils sefabriquent des colliers qui sont pour eux d’un grand prix.

Quoi qu’il en soit, c’était avec un de cesformidables animaux que tout à coup Valentin s’était trouvé face àface.

La rencontre était des plus désagréables.

Cependant, la première émotion passée, leschasseurs prirent résolument leur parti.

– C’est un combat à mort, ditlaconiquement Valentin ; vous savez que l’ours gris ne reculejamais.

– Comment allons-nous nous yprendre ? demanda don Miguel.

– Voyons ce qu’il va faire d’abord,reprit le chasseur. Il est évident que cet animal est repu, sanscela il ne regagnerait pas sa tanière. Vous savez que les ourssortent peu de chez eux ; si nous avons le bonheur de noustrouver avec un ours qui a bien dîné, ce sera pour nous un immenseavantage.

– Comment cela ?

– Par la raison toute simple, dit enriant Valentin, que, de même que tous les gens dont les heures derepas ne sont pas réglées, lorsque les ours se mettent à table, ilss’y mettent pour longtemps et mangent avec une gloutonnerieextrême, ce qui les rend lourds, endormis, et leur ôte, en un mot,la moitié de leurs facultés.

– Hum ! observa don Miguel, ce quileur en reste me semble bien suffisant.

– Et à moi aussi ; mais, chut !je crois qu’il prend un parti.

– C’est-à-dire, fit don Pablo, qu’ilprend, à ce qu’il me semble, ses dispositions pour nousattaquer.

– C’est ce que je voulais dire, réponditValentin.

– Eh ! ne lui laissons pas faire lapremière démonstration.

– Oh ! soyez tranquille, don Miguel,je connais la chasse à l’ours ; celui-ci ne s’attendcertainement pas à ce que je lui prépare.

– Pourvu que vous ne manquiez pas votrecoup ! nous serions perdus, mon ami, observa don Miguel.

– Pardieu ! je le sais bien ;aussi je vais prendre mes mesures en conséquence.

Curumilla, impassible comme toujours, avaitcoupé un morceau de bois-chandelle, et s’était caché dans lesbuissons à quelques pas à peine du fauve.

L’ours, après un moment d’hésitation pendantlequel il promena autour de lui un regard étincelant d’un feusombre, comme s’il eût voulu se rendre compte du nombre d’ennemisqu’il avait à combattre, avait poussé un second grognement enpassant sur ses lèvres une langue rouge comme du sang.

– C’est cela, dit Valentin en riant,pourlèche-toi, mon gaillard ; seulement je t’avertis que tu tehâtes trop de te faire fête : tu ne nous tiens pas encore.

L’ours parut sensible à cette bravade, il fitun effort, et bientôt sa tête monstrueuse apparut complètement àdécouvert un peu au-dessus du niveau de la plate-forme.

– Quand je vous disais qu’il avait tropdîné ! reprit le chasseur. Voyez quelle difficulté il éprouvepour se mettre en mouvement ! Allons donc, paresseux,ajouta-t-il en s’adressant au terrible animal, remue-toi donc unpeu !

– Prenez garde ! cria donMiguel.

– Il va sauter sur vous, fit don Pabloavec angoisse.

En effet, l’ours, par un mouvement brusque etrapide comme l’éclair, avait d’un bon gigantesque escaladé laplate-forme et se trouvait alors à vingt pas à peine de l’intrépidechasseur.

Valentin ne fit pas un geste, pas un de sesmuscles ne tressaillit ; seulement ses dents se serrèrent à sebriser, et une écume blanchâtre perla à chaque coin de seslèvres.

L’ours était, ainsi que nous l’avons dit, àvingt pas à peine de l’intrépide chasseur qui semblait lebraver.

Le fauve, surpris de l’intrépidité de l’homme,dompté par le fluide électrique qui, semblable à deux rayons desoleil, s’échappait incessamment de l’œil fier du chasseur, fit unpas en arrière.

Pendant un instant il resta immobile, la têtebasse ; mais bientôt il commença à fouiller la terre avec sesgriffes formidables en hurlant doucement, comme s’il eût voulus’encourager à commencer l’attaque.

Tout à coup il se ramassa sur lui-même ;Curumilla profita de cet instant, il alluma la torche debois-chandelle qu’il tenait toute prête à cet effet, et sur unsigne de Valentin il en fit miroiter la flamme devant l’ours.

L’animal, ébloui par la lueur brillante de latorche qui venait brusquement dissiper l’obscurité quil’environnait, se dressa soudain sur ses pattes de derrière, et setournant vers l’Indien, il essaya avec une de ses pattes de devantd’atteindre la torche, afin probablement de l’éteindre.

Valentin arma son rifle, se campa solidementsur ses jambes, mit en joue et commença à siffler doucement.

Dès que le bruit du sifflet eut frappé sesoreilles, l’ours s’arrêta ; il resta ainsi quelques secondescomme s’il cherchait à se rendre compte de ce bruit insolite.

Le chasseur sifflait toujours ; lesspectateurs de cette scène retenaient leur respiration, tant ilsétaient intéressés malgré eux aux étranges péripéties de ce duelterrible entre l’intelligence et la force brutale.

Cependant ils avaient la main sur leurs armes,prêts à venir en aide à leur ami dès qu’ils le verraient endanger.

Valentin était calme, sifflant doucementl’ours qui, peu à peu et comme malgré lui, tournait la tête de soncôté.

Curumilla, sa torche ardente à la main,suivait attentivement tous les mouvements de l’animal.

L’ours fit enfin face au chasseur ; iln’en était éloigné que de quelques pas ; Valentin sentait sachaude et fétide haleine qui sortait de sa poitrine oppressée avecde sourds rauquements.

L’homme et le fauve se dévoraient duregard ; l’œil injecté de sang de l’ours était comme rivé surcelui du Français qui le regardait intrépidement en continuant àsiffler doucement.

Il y eut une minute, un siècle d’anxiétésuprême.

L’ours, comme pour échapper à la fascinationétrange qui s’emparait de lui, secoua la tête à deux reprisesdifférentes et s’élança en avant en poussant un hurlementterrible.

Au même instant un coup de feu retentit.

Don Miguel et son fils accoururent.

Valentin, la crosse de son rifle posée enterre, riait insoucieusement, tandis qu’à deux pas de lui leterrible animal poussait des hurlements de rage et se tordait dansles dernières convulsions de l’agonie.

Curumilla, le corps penché en avant, suivaitcurieusement les mouvements du monstre qui râlait à ses pieds.

– Grâce à Dieu ! s’écria don Miguelavec effusion, vous êtes sain et sauf, mon ami !

– Avez-vous donc cru que je courais undanger ? répondit simplement le chasseur.

– Comment, si je l’ai cru ! fitl’hacendero avec un étonnement mêlé d’admiration ; mais, j’aitremblé pour votre vie !

– Cela n’en valait pas la peine, je vousassure, fit nonchalamment le chasseur ; les ours gris et moinous sommes de vieilles connaissances : demandez à Curumillacombien nous en avons roulés ainsi.

– Mais, objecta don Pablo, l’ours grisest invulnérable, les balles s’aplatissent sur son crâne etglissent sur sa fourrure.

– Ceci est parfaitement exact ;seulement vous oubliez qu’il est un endroit où l’on peut lefrapper.

– Je le sais, l’œil ; mais il estpresque impossible de l’atteindre là du premier coup ; ilfaudrait pour cela être doué, je ne dirai pas d’un courage et d’unsang-froid à toute épreuve, mais d’une adresse merveilleuse.

– Merci, répondit Valentin ensouriant ; maintenant que notre ennemi est mort, regardez, jevous prie, et dites-moi à quelle place je l’ai atteint.

Les Mexicains se baissèrent vivement ; eneffet, l’ours était mort. Son gigantesque cadavre, que Curumillaétait déjà en train de dépouiller de sa magnifique fourrure,couvrait un espace de près de dix pieds.

La balle du chasseur était entrée dans l’œildroit.

Les deux hommes poussèrent un crid’admiration.

– Oui, fit Valentin, répondant à leurpensée, c’est un assez beau coup ; mais soyez persuadés quecet animal jouit d’une réputation usurpée, à cause de la mauvaisehabitude qu’il a prise d’attaquer l’homme, dont pourtant il n’estpresque jamais vainqueur.

– Mais voyez donc, mon ami, quellesgriffes acérées ! elles ont au moins six pouces de long.

– C’est vrai : je me rappelle unpauvre Comanche auquel un ours gris avait laissé tomber sa pattesur l’épaule, elle fut broyée en un clin d’œil. Mais, n’est-ce pasque c’est une chasse intéressante ? Je vous avoue qu’elle apour moi un attrait irrésistible.

– Libre à vous, mon ami, dit don Miguel,de vous plaire à combattre de pareils monstres, je lecomprends : la vie que vous menez au désert vous a tellementfamiliarisé avec le danger, que vous en êtes venu à ne plus ycroire ; mais nous autres habitants des villes, je vous avoueque nous avons pour ce monstre un respect et une terreurinvincibles.

– Allons donc, don Miguel, vous parlezainsi, vous que j’ai vu en vous jouant lutter corps à corps avecdes tigres !

– C’est possible, mon ami, dansl’occasion je le ferais probablement encore, mais un jaguar n’estpas un ours gris.

– Allons, allons, je ne vous chicaneraipas plus longtemps. Pendant que Curumilla prépare notre déjeuner,je vais pousser une reconnaissance jusqu’au fond du ravin. Aideznotre ami à nous faire rôtir ce cuissot de ma chasse, et je suissûr que lorsque vous en aurez goûté, la saveur recherchée de cemets modifiera complètement votre opinion sur les ours gris.

Et jetant insoucieusement sur l’épaule sonrifle qu’il avait rechargé tout en causant, Valentin s’enfonça dansles halliers, au milieu desquels il disparut presqueimmédiatement.

Le gibier, ainsi que Valentin nommait l’oursgris, pesait au moins quatre cents livres. Après l’avoir écorchéavec cette dextérité que possèdent les Indiens, Curumilla, aidé parles deux Mexicains, avait suspendu l’animal à une forte branched’arbre qui pliait sous son poids ; il avait taillé desgrillades dans le filet et retiré la fressure, qui, pour leschasseurs émérites, est la partie la plus délicate de labête ; puis, pendant que don Pablo et don Miguel s’occupaientd’allumer le feu et d’étendre les grillades sur les charbons,l’Indien s’enfonça dans la caverne.

Don Pablo et son père, accoutumés de longuemain aux façons d’agir du chef araucan, ne lui firent pasd’observation et continuèrent à s’occuper activement despréparatifs du déjeuner, d’autant plus que les fatigues de la nuitet les longues privations auxquelles ils avaient été exposés leuravaient donné un appétit que le fumet des grillades ne faisaitqu’augmenter.

Cependant le repas était prêt depuis longtempset Valentin ne revenait pas encore. Les deux hommes commençaient às’inquiéter.

Curumilla ne sortait pas non plus de lacaverne dans laquelle il était entré depuis une heure à peuprès.

Les Mexicains échangèrent un regard.

– Serait-il arrivé quelque chose ?demanda don Miguel.

– Il faut voir, répondit don Pablo.

Ils se levèrent.

Don Pablo se dirigea vers la caverne, tandisque don Miguel allait à l’extrémité de la plate-forme.

Au même instant, Valentin arrivait d’un côtépendant que Curumilla paraissait de l’autre.

Curumilla tenait à la main deux peauxd’ourson.

– Qu’est-ce que cela signifie ? neput s’empêcher de demander don Pablo ébahi.

L’Indien sourit.

– L’ours était une femelle, dit-il.

– Déjeunons-nous ? fit Valentin.

– Quand vous voudrez, mon ami, réponditdon Miguel ; nous n’attendions que vous.

– J’ai été longtemps, n’est-cepas ?

– Plus d’une heure.

– Ce n’est pas ma faute. Figurez-vous quelà, en bas, il fait noir comme dans un four. J’ai eu une peineextrême à retrouver le corps de notre ami ; mais, grâce àDieu, il est en terre maintenant et à l’abri des dents des coyoteset des autres vermines de la prairie.

Don Miguel lui prit la main et la lui serratendrement, tandis que deux larmes de reconnaissance coulaient surses joues.

– Valentin, lui dit-il d’une voix émue,vous êtes meilleur que nous tous ; vous pensez à tout ;aucune circonstance, si grave qu’elle soit, ne peut vous faireoublier ce que vous considérez comme un devoir. Merci, mon ami,merci d’avoir rendu à la terre le corps de ce pauvre général ;vous me faites bien heureux en ce moment.

– Bien, bien, fit Valentin en détournantla tête pour ne pas laisser voir l’émotion que, malgré lui, iléprouvait, mangeons, voulez-vous ? J’ai très-faim, le soleilse lève, et nous ne sommes pas encore sortis de cet effroyablelabyrinthe où nous avons été bien près de laisser nos os.

Les chasseurs s’assirent autour du brasier, etcommencèrent à attaquer vivement le repas qui les attendait.

Lorsqu’ils eurent fini de manger, ce qui nefut pas long, grâce à Valentin qui les excitait à chaque instant àmettre les morceaux doubles, ils se levèrent et se préparèrent à seremettre en route.

– Faisons bien attention à nos pas,caballeros, leur dit le chasseur, veillons avec soin autour denous, car je me trompe fort ou avant une heure nous trouverons unepiste.

– Qui vous le fait supposer ?

– Rien, je n’ai aucun indice, répondit leFrançais en souriant ; mais j’ai comme un pressentiment qui medit que nous ne tarderons pas à rencontrer celui que nous cherchonsdepuis si longtemps.

– Dieu vous entende, mon ami !s’écria don Miguel.

– En route, en route ! fit Valentinen se mettant en marche.

Ses compagnons le suivirent.

En ce moment le soleil apparut au-dessus del’horizon, la forêt se réveilla comme par enchantement, et lesoiseaux, blottis sous la feuillée, entonnèrent à plein gosierl’hymne matinal qu’ils chantent chaque matin pour saluer l’astre dujour.

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