La Loi de Lynch

Chapitre 2Dans la hutte.

Après le départ de don Pablo, la jeune filledemeura longtemps pensive, ne prêtant aucune attention aux bruitslugubres de l’orage qui faisait fureur, et aux rauques sifflementsdu vent dont chaque rafale ébranlait le misérable jacal et menaçaitde l’enlever.

Ellen réfléchissait à sa conversation avec leMexicain ; l’avenir lui apparaissait triste, sombre et chargéde douleurs.

Malgré tout ce que lui avait dit le jeunehomme, l’espoir n’avait pas pénétré dans son cœur, elle se sentaitentraînée malgré elle sur la pente d’un précipice où elle prévoyaitqu’il lui faudrait rouler ; tout lui disait qu’une catastropheétait imminente et que bientôt la main de Dieu s’appesantiraitterrible et implacable sur l’homme dont les crimes avaient lassé sajustice.

Vers le milieu de la nuit, un bruit de pas dechevaux se fit entendre, se rapprocha peu à peu, et plusieurspersonnes s’arrêtèrent devant le jacal.

Ellen alluma une torche de bois-chandelle etouvrit la porte.

Trois hommes entrèrent.

C’étaient le Cèdre-Rouge et ses deux filsNathan et Sutter.

Depuis un mois environ, un changementinexplicable s’était opéré dans la façon d’agir et de parler dusquatter.

Cet homme brutal, dont les lèvres mincesétaient constamment crispées par un rire ironique, qui n’avait dansla bouche que des paroles railleuses et cruelles, qui ne rêvait quemeurtre et pillage et auquel le remords était inconnu, cet hommeétait depuis quelque temps devenu triste, morose ; uneinquiétude secrète semblait le dévorer ; parfois lorsqu’il nese croyait pas observé, il jetait sur la jeune fille de longsregards d’une expression inexplicable, et poussait de profondssoupirs en hochant mélancoliquement la tête.

Ellen s’était aperçue de ce changement,qu’elle ne savait à quoi attribuer, et qui augmentait encore sesinquiétudes ; car, pour qu’une nature aussi énergique et aussifortement trempée que celle du Cèdre-Rouge fut aussi gravementaltérée, il fallait des raisons bien sérieuses.

Mais quelles étaient ces raisons ? voilàce que cherchait vainement Ellen, sans que rien vînt jeter uneétincelle lumineuse dans son esprit et donner un corps à sessoupçons.

Le squatter, autant que son éducation sauvagele lui permettait, avait toujours été comparativement bon pourelle, la traitant avec une espèce d’affection bourrue, etadoucissant autant que cela lui était possible le timbre rude de savoix lorsqu’il lui adressait la parole.

Mais depuis le changement qui s’était opéré enlui, cette affection s’était changée en une véritabletendresse.

Il veillait avec sollicitude sur la jeunefille, cherchant continuellement à l’entourer de ce confortable etde ces mille riens qui plaisent tant aux femmes, qu’il est presqueimpossible de se procurer au désert, et dont pour cela le prix estdouble pour elles.

Heureux lorsqu’il voyait un léger sourire sejouer sur les lèvres de la pauvre enfant, dont il devinait lessouffrances sans en connaître les causes secrètes, il l’examinaitavec inquiétude lorsque son teint pâle et ses yeux rougis luidénonçaient des insomnies et des larmes versées pendant sonabsence.

Cet homme, chez lequel tout sentiment tendreparaissait être mort, avait senti tout à coup battre son cœur sousla vibration d’une fibre secrète dont il avait toujours ignorél’existence, il s’était malgré lui trouvé rattaché à l’humanité parla plus sainte des passions, l’amour paternel !

C’était quelque chose de grand et de terribleà la fois que l’affection de cet homme de sang pour cette frêle etdélicate jeune fille.

Il y avait de la bête fauve jusque dans lescaresses qu’il lui prodiguait : un composé étrange de latendresse de la mère et de la jalousie du tigre.

Le Cèdre-Rouge ne vivait plus que pour safille et par sa fille. Avec l’affection lui était venue la pudeur,c’est-à-dire que, tout en continuant sa vie de brigandage, ilfeignait devant Ellen d’y avoir complètement renoncé, pour adopterl’existence des coureurs de bois et des chasseurs.

La jeune fille n’était qu’à moitié dupe de cemensonge.

Mais que lui importait ?

Complètement absorbée par son amour, tout cequi était en dehors lui devenait indiffèrent.

Le squatter et ses fils étaient tristes, ilsparaissaient préoccupés en entrant dans le jacal.

Ils s’assirent sans prononcer une parole.

Ellen se hâta de placer sur la table lesaliments que, pendant leur absence, elle avait préparés poureux.

– Le souper est servi, dit-elle.

Les trois hommes s’approchèrentsilencieusement de la table.

– Ne mangerez-vous pas avec nous, enfant,demanda le Cèdre-Rouge.

– Je n’ai pas faim, répondit-elle.

Le squatter et les deux jeunes genscommencèrent à manger.

– Hum ! fit Nathan, Ellen estdifficile, elle préfère la cuisine mexicaine à la nôtre.

Ellen rougit sans répondre.

Le Cèdre-Rouge frappa du poing sur la tableavec colère.

– Taisez-vous, s’écria-t-il, que vousimporte que votre sœur mange ou ne mange pas, elle est libre defaire ce qui lui plait ici, je suppose.

– Je ne dis pas le contraire, grognaNathan, seulement elle semble affecter de ne jamais partager nosrepas.

– Vous êtes un fils de louve ! Jevous répète que votre sœur est maîtresse ici et que nul n’a ledroit de lui adresser d’observations.

Nathan baissa la tête avec mauvaise humeur etse mit à manger.

– Venez ici, enfant, reprit leCèdre-Rouge en donnant à sa voix rauque toute la douceur dont elleétait susceptible. Venez ici que je vous donne une bagatelle quej’ai apportée pour vous.

La jeune fille s’approcha.

Le Cèdre-Rouge sortit de sa poitrine unemontre d’or attachée à une longue chaîne.

– Tenez, lui dit-il en la lui mettant aucou, je sais que depuis longtemps vous désirez une montre, en voiciune que j’ai achetée à des voyageurs que nous avons rencontrés dansla prairie.

En prononçant ces paroles, malgré lui, lesquatter se sentir rougir, car il mentait ; la montre avaitété volée sur le corps d’une femme tuée par lui à l’attaque d’unecaravane.

Ellen aperçut cette rougeur.

Elle prit la montre et la rendit auCèdre-Rouge sans prononcer un mot.

– Que faites-vous, enfant, dit-il, étonnéde ce refus auquel il était loin de s’attendre, pourquoi neprenez-vous pas ce bijou que, je vous le répète, je me suis procuréexprès pour vous.

La jeune fille le regarda fixement, et d’unevoix ferme elle lui répondit :

– Parce qu’il y a du sang sur cettemontre, qu’elle est le produit d’un vol et peut-être d’unassassinat !

Le squatter pâlit ; par un gesteinstinctif il regarda la montre : effectivement une tache desang se faisait voir sur la boîte.

Nathan éclata d’un rire grossier etstrident.

– Bravo ! dit-il, bien vu ! lapetite a, ma foi, deviné du premier coup, byGod !

Le Cèdre-Rouge, qui avait baissé la tête aureproche de la jeune fille, se redressa comme si un serpent l’avaitpiqué.

– Oh ! je vous avais dit de voustaire ! s’écria-t-il avec fureur, et, saisissant l’escabeausur lequel il était assis, il le lança à la tête de son fils.

Celui-ci évita le coup et dégaina soncouteau.

Une lutte était imminente.

Sutter, appuyé contre les parois du jacal, lesbras croisés et la pipe à la bouche, se préparait avec un sourireironique à demeurer spectateur du combat.

Ellen se jeta résolument entre le squatter etson fils.

– Arrêtez ! s’écria-t-elle, arrêtez,au nom du ciel ! Eh quoi, Nathan, vous osez menacer votrepère ! et vous, vous ne craignez pas de frapper votre filspremier-né ?

– Que le diable torde le cou à monpère ! répondit Nathan ; me prend-il donc pour unenfant ? ou bien croit-il que je sois d’humeur à supporter sesinjures ? Vrai dieu ! nous sommes des bandits, nousautres ; notre seul droit est la force, nous n’enreconnaissons pas d’autre ; que le père me fasse des excuses,et je verrai si je dois lui pardonner !

– Des excuses à vous, chien !s’écria le squatter ; et, bondissant comme un tigre, par unmouvement plus rapide que la pensée, il sauta sur le jeune homme,le saisit à la gorge et le renversa sous lui.

– Ah ! ah ! continua-t-il enlui appuyant le genou sur la poitrine, le vieux lion est bonencore ; ta vie est entre ses mains. Qu’en dis-tu ?joueras-tu encore avec moi ?

Nathan rugissait en se tordant comme unserpent pour échapper à l’étreinte qui le maîtrisait.

Enfin il reconnut son impuissance et s’avouavaincu.

– C’est bon, dit-il, vous êtes plus fortque moi, vous pouvez me tuer.

– Non, dit Ellen, cela ne sera pas ;levez-vous, père, laissez Nathan libre ; et vous, frère,donnez-moi votre couteau ; une lutte pareille doit-elleexister entre un père et son fils ?

Elle se baissa et ramassa l’arme que le jeunehomme avait laissé échapper. Le Cèdre-Rouge se redressa.

– Que cela te serve de leçon, dit-il, ett’apprenne à être plus prudent à l’avenir.

Le jeune homme, froissé et honteux de sachute, se rassit sans prononcer une parole.

Le squatter se tourna vers sa fille, et luioffrant une seconde fois le bijou :

– En voulez-vous ? luidemanda-t-il.

– Non, répondit-elle résolument.

– C’est bien.

Sans colère apparente, il laissa tomber lamontre, et, appuyant le talon dessus, il l’écrasa et la réduisit enpoussière.

Le reste du repas se passa sans incident.

Les trois hommes mangeaient avidement sanséchanger une parole, servis par Ellen.

Quand les pipes furent allumées, la jeunefille voulut se retirer dans le compartiment qui lui servait dechambre à coucher.

– Arrêtez, enfant ! lui dit leCèdre-Rouge ; j’ai à causer avec vous.

Ellen alla s’asseoir dans un coin du jacal etattendit.

Les trois hommes fumèrent assez longtemps sansparler.

Au dehors, l’orage continuait toujours.

Enfin les jeunes gens secouèrent la cendre deleurs pipes et se levèrent.

– Ainsi, dit Nathan, c’estconvenu !

– C’est convenu, répondit leCèdre-Rouge.

– À quelle heure viendront-ils nousprendre ? demanda Sutter.

– Une heure avant le lever du soleil.

– C’est bon.

Les deux frères s’étendirent sur le sol, seroulèrent dans leurs fourrures et ne tardèrent pas às’endormir.

Le Cèdre-Rouge demeura encore pendant quelquesinstants plongé dans ses réflexions. Ellen était toujoursimmobile.

Enfin il releva la tête.

– Approchez, enfant, lui dit-il.

Elle s’avança et se tint devant lui.

– Asseyez-vous auprès de moi.

– À quoi bon ? Parlez, mon père, jevous écoute, répondit-elle.

Le squatter était visiblement embarrassé, ilne savait comment entamer la conversation ; enfin, aprèsquelques secondes d’hésitation :

– Vous souffrez, Ellen, lui dit-il.

La jeune fille sourit tristement.

– N’est-ce que depuis aujourd’hui quevous vous en êtes aperçu, mon père ? répondit-elle.

– Non, ma fille ; votre tristesse adéjà depuis longtemps été remarquée par moi. Vous n’êtes pas faitepour la vie du désert.

– C’est vrai, répondit-elleseulement.

– Nous allons quitter la prairie, repritle Cèdre-Rouge.

Ellen tressaillit imperceptiblement.

– Bientôt ? demanda-t-elle.

– Aujourd’hui même ; dans quelquesheures nous nous mettrons en route.

La jeune fille le regarda.

– Ainsi, dit-elle, nous nousrapprocherons des frontières civilisées ?

– Oui, fit-il avec une certaineémotion.

Elle sourit tristement.

– Pourquoi me tromper, mon père ?dit-elle.

– Que voulez-vous dire ?s’écria-t-il. Je ne vous comprends pas.

– Vous me comprenez fort bien aucontraire, et mieux vaudrait m’expliquer franchement votre penséeque de chercher à me tromper dans un but que je ne puis deviner.Hélas ! continua-t-elle en soupirant, ne suis-je pas votrefille et ne dois-je pas subir les conséquences de la vie que vousvous êtes faite ?

Le squatter fronça les sourcils.

– Je crois que vos paroles renferment unblâme, répondit-il. La vie s’ouvre à peine pour vous, commentosez-vous juger les actions d’un homme ?

– Je ne juge rien, mon père. Comme vousme le dites, la vie s’ouvre à peine pour moi ; pourtant,quelque courte qu’ait été jusqu’à ce jour mon existence, elle n’aété qu’une longue souffrance.

– C’est vrai, pauvre enfant, ditdoucement le squatter ; pardonnez-moi, je voudrais tant vousvoir heureuse ! Hélas ! Dieu n’a pas béni mes efforts,tout ce que j’ai fait n’a été que pour vous.

– Ne dites pas cela, mon père,s’écria-t-elle vivement ; ne me faites pas ainsi moralementvotre complice, ne me rendez pas responsable de vos crimes quej’exècre, car vous me pousseriez à désirer la mort !

– Ellen ! Ellen ! vous avez malcompris ce que je vous ai dit ; je n’ai jamais eu l’intention…fit-il avec embarras.

– Brisons là, reprit-elle ; nousallons partir, n’est-ce pas, mon père ? Notre retraite estdécouverte, il nous faut fuir ; c’est cela que vous vouliezm’apprendre, n’est-ce pas ?

– Oui, fit-il, c’est cela, quoique je nedevine pas comment vous avez pu le savoir.

– Peu importe, mon père. Et de quel côténous dirigeons-nous ?

– Provisoirement nous nous enfonceronsdans la sierra de los Comanches.

– Afin que ceux qui nous poursuiventperdent notre piste ?

– Oui, pour cela et pour autre chose,ajouta-t-il à voix basse.

Mais, si bas qu’il eût parlé, Ellen l’avaitentendu.

– Pourquoi encore ?

– Peu vous importe, enfant ; ceci meregarde seul.

– Vous vous trompez, mon père, fit-elleavec une certaine résolution ; du moment où je suis votrecomplice, je dois tout savoir. Qui sait ? ajouta-t-elle avecun soutire triste, peut-être vous donnerai-je un bon conseil.

– Je m’en passerai.

– Un mot seulement.

– Dites.

– Vous avez de nombreux ennemis, monpère.

– Hélas ! oui, fit-il avecinsouciance.

– Quels sont ceux qui vous obligent àfuir aujourd’hui ?

– Le plus implacable de tous.

– Ah !

– Oui, don Miguel de Zarate.

– Celui dont vous avez lâchementassassiné la fille.

Le Cèdre-Rouge frappa du poing aveccolère.

– Ellen ! s’écria-t-il.

– Connaissez-vous un autre mot qui soitplus vrai que celui-là ? fit-elle froidement.

Le bandit baissa la tête.

– Ainsi, reprit-elle, vous allez fuir,fuir encore, fuir toujours !

– Que faire ? murmura-t-il.

Ellen se pencha vers lui, posa sa main blancheet délicate sur son bras, et le regardant fixement :

– Quels sont les hommes qui, dansquelques heures, doivent vous rejoindre ? dit-elle.

– Fray Ambrosio, Andrès Garote, nosanciens amis, enfin.

– C’est juste, murmura la jeune filleavec un geste de dégoût, le danger commun vous rassemble. Eh bien,mon père, vos amis et vous, vous êtes tous des lâches.

À cette violente insulte que sa fille luijetait froidement à la face, le squatter pâlit ; il se levavivement.

– Taisez-vous ! s’écria-t-il aveccolère.

– Le tigre, forcé dans sa tanière, seretourne contre les chasseurs, reprit la jeune fille sanss’émouvoir ; pourquoi ne suivez-vous pas sonexemple ?

Un sourire sinistre crispa les coins de labouche du squatter.

– J’ai mieux dans mon sac, dit-il avec unaccent impossible à rendre.

La jeune fille le regarda un instant.

– Prenez garde ! lui dit-elle enfind’une voix profonde, prenez garde ! la main de Dieu est survous, sa justice sera terrible.

Après avoir prononcé ces paroles, elles’éloigna à pas lents et entra dans le compartiment qui lui servaitde retraite.

Le bandit resta un instant accablé sous cetanathème ; mais bientôt il redressa la tête, haussadédaigneusement les épaules et alla s’étendre aux côtés de ses filsen murmurant d’une voix sourde et ironique :

– Dieu !… est-ce qu’ilexiste ?

Bientôt on n’entendit plus d’autre bruit dansle jacal que celui produit par la respiration des trois hommes quidormaient.

Ellen s’était remise en prières.

Au dehors, l’orage redoublait de fureur.

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