La Loi de Lynch

Chapitre 19Le Blood’s Son.

La Gazelle blanche avait rejoint le Blood’sSon.

Celui-ci était campé avec sa troupe sur lesommet d’une colline d’où il dominait au loin la prairie.

C’était le soir, les feux étaient déjà alluméspour la nuit, et les partisans, réunis autour des brasiers,soupaient gaiement.

Le Blood’s Son fut charmé de revoir sa nièce.Tous deux eurent ensemble une longue conversation à la suite delaquelle le vengeur, ainsi qu’il se nommait lui-même,ordonna au ranchero de s’approcher.

Malgré toute son impudence, ce ne fut pas sansun secret sentiment de terreur que le digne Andrès Garote se trouvaen face de cet homme dont les regards semblaient vouloir lire sespensées les plus cachées au fond de son cœur.

La réputation du Blood’s Son était trop bienétablie depuis longtemps dans la prairie pour que le ranchero ne sesentît pas ému en sa présence.

Le Blood’s Son était assis devant un feu, ilfumait dans une pipe indienne ; auprès de lui se trouvait laGazelle blanche.

Un instant le ranchero se repentit presque dela démarche qu’il avait tentée auprès d’un pareil homme, mais cettepensée n’eut que la durée d’un éclair ; la haine repritimmédiatement le dessus, et toute trace d’émotion s’effaça de sonvisage.

– Approche, drôle, lui dit le Blood’sSon. D’après ce que vient de m’apprendre la señora, tu crois avoirentre les mains les moyens de perdre le Cèdre-Rouge ?

– Ai-je dit le Cèdre-Rouge ?répondit le ranchero ; je ne crois pas, seigneurie.

– De qui as-tu parlé alors ?

– De Fray Ambrosio.

– Que m’importe ce moine misérable, fitle Blood’s Son en haussant les épaules, ses affaires ne meregardent pas, je ne veux point m’en occuper ; d’autresdevoirs plus importants réclament mes soins.

– C’est possible, seigneurie, répondit leranchero avec plus d’assurance que l’on aurait dû lesupposer ; mais moi, c’est à Fray Ambrosio seul que j’aiaffaire.

– Alors, tu peux aller au diable, car,certes, je ne te viendrai pas en aide dans tes projets.

Andrès Garote, si brutalement reçu, ne sedécouragea cependant pas, il baissa les épaules avec un sourirecauteleux, et prenant sa voix la plus câline :

– On ne sait pas, seigneur, dit-il.

– Hum ! cela me sembledifficile.

– Moins que vous ne pensez,seigneurie.

– Comment cela ?

– Vous en voulez au Cèdre-Rouge, n’est-cepas ?

– Que t’importe, drôle ? réponditbrusquement le Blood’s Son.

– À moi, cela ne me fait rien du tout,d’autant plus que je ne lui dois ni obligations, ni services,seulement, vous, c’est autre chose, seigneurie.

– Qu’en sais-tu ?

– Je le suppose, seigneurie ; aussiai-je l’intention de vous proposer un marché.

– Un marché ! fit dédaigneusement leBlood’s Son.

– Oui, seigneurie, répondit effrontémentle ranchero, et un marché avantageux pour vous, j’ose le dire.

– Et pour toi ?

– Pour moi aussi, naturellement.

Le Blood’s Son se mit à rire.

– Cet homme est fou, dit-il en haussantles épaules, et, se tournant vers sa nièce, il ajouta : Oùdiable aviez-vous la tête en me l’amenant ?

– Bah ! fit la Gazelle blanche,écoutez-le toujours ; qu’est-ce que cela vous fait ?

– La señora a raison, fit vivement leranchero : écoutez moi, seigneurie, cela ne vous engage àrien ; d’ailleurs, vous serez toujours à même de refuser, sice que je vous propose ne vous plaît pas.

– C’est juste, répondit dédaigneusementle Blood’s Son. Allons, parle, picaro, et surtout sois bref.

– Oh ! je n’ai pas l’habitude defaire de longs discours, allez !

– Voyons, au fait, au fait.

– Le fait, le voici, dit résolument leranchero. Vous voulez, je ne sais pourquoi, et cela m’est fortégal, vous venger du Cèdre-Rouge ; pour certaines raisons dontil est inutile de vous entretenir, moi, je veux me venger de FrayAmbrosio : cela est clair, n’est-ce pas ?

– Parfaitement clair. Continue.

– Fort bien. Maintenant voilà ce que jevous propose ; aidez-moi à me venger du moine, je vous aideraià vous venger du bandit.

– Je n’ai pas besoin de toi pourcela.

– Peut-être, seigneurie ; si je necraignais pas de vous paraître outrecuidant, je vous diraismême…

– Quoi donc ?

– Que je vous suis indispensable.

– Voto a Dios ! s’écria leBlood’s Son en éclatant de rire, cela passe la plaisanterie ;ce drôle se moque définitivement de moi.

Andrès Garote demeurait impassible devant lepartisan.

– Allons, allons, reprit celui-ci, celaest beaucoup plus amusant que je ne le croyais d’abord ; etcomment m’es-tu indispensable ?

– Oh ! mon Dieu, seigneurie, c’estbien simple ; vous ne savez pas ce qu’est devenu leCèdre-Rouge ?

– C’est vrai ; je le cherchevainement depuis assez longtemps déjà.

– Je vous défie bien de le trouver, si jene vous y aide.

– Tu sais donc où il est, toi ?s’écria le Blood’s Son en redressant subitement la tête.

– Ah ! ah ! cela vous intéresseà présent, seigneurie, dit le ranchero d’un air narquois.

– Réponds, oui ou non, reprit brusquementle partisan, sais-tu où il est ?

– Eh ! sans cela, serais-je venuvous trouver ?

Le Blood’s Son réfléchit un instant.

– Dis moi où il se trouve, fit-il.

– Et notre marché tient-il ?

– Il tient.

– Vous me le jurez ?

– Sur l’honneur !

– Bon ! fit l’autre avec joie.Écoutez bien alors.

– J’écoute.

– Vous savez sans doute que leCèdre-Rouge et le Chercheur de pistes se sont battus ?

– Je le sais. Continue.

– Donc, après la bataille chacun se sauvade son côté. Le Cèdre-Rouge était blessé ; il n’alla pas loin,bientôt il tomba évanoui au pied d’un arbre. Le Français et sesamis le cherchaient de tous les côtés, et je crois qu’ils luiauraient fait un fort mauvais parti s’ils avaient pu lui mettre lamain dessus. Heureusement pour lui son cheval l’avait emporté aumilieu d’une forêt vierge où nul ne songea à le poursuivre. Lehasard, ou plutôt ma bonne fortune, je le crois à présent, m’amenadu côté où il se trouvait ; sa fille Ellen était auprès de luiet lui prodiguait les soins les plus touchants ; celam’attendrit presque. Comment était-elle venue là, je ne saurais ledire ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle y était. Enapercevant le Cèdre-Rouge, j’eus un instant la pensée d’allertrouver le chasseur français afin de lui faire part de madécouverte.

– Hum ! Comment ayant une tellepensée ne l’as-tu pas mise à exécution, drôle ?

– Par une raison bien simple, mais que jecrois péremptoire.

– Voyons cette raison, fit le Blood’s Sonqui, malgré lui, en était arrivé à écouter avec un plaisir dont ilne se rendait pas compte le verbiage décousu du ranchero.

– Voilà ma raison, reprit celui-ci. DonValentin, ainsi qu’on le nomme, est assez brutal ; je ne suispas en odeur de sainteté auprès de lui ; en sus, il était aumilieu d’une foule de Comanches et d’Apaches plus coquins les unsque les autres ; bref, j’ai eu peur pour ma chevelure àlaquelle j’ai la faiblesse de tenir, je me suis abstenu, craignantde retirer sans bénéfice les marrons du feu pour d’autres.

– Pas mal raisonné.

– N’est-ce pas, seigneurie ? Donc,pendant que je réfléchissais ainsi au parti que je devais prendre,une troupe d’une dizaine de cavaliers est arrivée je ne sais d’où àl’endroit où gisait à moitié mort ce pauvre diable deCèdre-Rouge.

– Il est donc réellementblessé ?

– Oui, et assez dangereusement, j’ose ledire ; le chef de ces cavaliers se trouvait être justement unmissionnaire français que vous devez connaître.

– Le père Séraphin ?

– Celui-là même.

– Qu’a-t-il fait ?

– Ce que, certes, je n’eusse pas fait àsa place ; il a emmené le Cèdre-Rouge avec lui.

– Oh ! je le reconnais bien là, neput s’empêcher de dire le Blood’s Son. Et dans quel lieu a-t-ilconduit le blessé ?

– Dans une caverne où je vous mèneraiquand vous le voudrez.

– Tu ne mens pas ?

– Non, seigneurie.

– C’est bien ; va dormir, tu peuxcompter sur ma promesse si tu m’es fidèle.

– Merci, seigneurie, soyeztranquille ; à défaut de dévouement, l’intérêt m’engage à nepas vous tromper.

– C’est juste.

Le ranchero se retira. Une demi-heure plustard il dormait ainsi que doit le faire tout honnête homme qui a laconscience d’avoir accompli un devoir.

Le lendemain, au point du jour, la troupe duBlood’s Son se mit en marche.

Mais dans le désert il est souvent fortdifficile de rencontrer ceux que l’on cherche, à cause de la vienomade que chacun est obligé de mener afin de subvenir à sonexistence, et le Blood’s Son, qui tenait avant toute chose às’entendre avec Valentin et ses amis, perdit beaucoup de tempsavant d’apprendre d’une manière certaine en quel endroit ceux-cicampaient.

Enfin, un de ses éclaireurs lui annonça que leFrançais était en ce moment retiré au village d’hiver del’Unicorne.

Il se dirigea immédiatement de ce côté.

Dans l’intervalle, le Blood’s Son avait chargéAndrès Garote de surveiller toutes les démarches du Cèdre-Rouge, nevoulant pas tenter une démarche décisive avant d’avoir unecertitude.

Rien ne lui aurait été plus facile que de seprésenter au père Séraphin et d’exiger de lui qu’il remît le blesséentre ses mains ; mais ce moyen lui répugnait. Le Blood’s Sonpartageait le respect qu’inspirait à tous dans le Far West le saintmissionnaire ; jamais il n’aurait osé lui demander de luilivrer son hôte, certain d’avance que celui-ci l’auraitpéremptoirement refusé ; et, d’un autre côté, il n’aurait pasvoulu employer la violence pour l’obtenir vis-à-vis d’un homme dontil admirait le caractère.

Il fallait donc attendre que le Cèdre-Rouge,guéri de ses blessures, quittât son protecteur ; ce fut ce quefit le Blood’s Son, qui se borna, ainsi que nous l’avons dit, àfaire épier toutes ses démarches par Andrès Garote.

Enfin, un jour, celui-ci reparut tout joyeuxau camp du Blood’s Son.

Il était porteur d’excellentes nouvelles. Lepère Séraphin, après avoir guéri le Cèdre-Rouge, l’avait installédans un jacal où lui et sa fille vivaient comme deuxanachorètes.

Le Blood’s Son poussa un cri de joie à cettenouvelle. Sans même se donner le temps de la réflexion, il sautasur son cheval en laissant provisoirement le commandement de satroupe à sa nièce et se dirigea à toute bride vers le village del’Unicorne.

La distance n’était pas longue ; lepartisan la franchit en deux heures à peine.

Le Blood’s Son était aimé des Comanches,auxquels il avait eu souvent occasion d’être utile ; aussifut-il reçu par eux avec tous les honneurs et les cérémonies usitésen pareil cas.

L’Unicorne, accompagné de quelques-uns desprincipaux chefs de la tribu, vint le recevoir, à une légèredistance du village, en criant, tirant des coups de fusil etfaisant caracoler les chevaux.

Le Blood’s Son se prêta de bonne grâce à ceque voulait le chef et arriva en galopant à sa droite.

Les Comanches sont excessivement discrets,jamais ils ne se permettent d’adresser des questions à leurs hôtesavant que ceux-ci ne les y autorisent. Dès que le Blood’s Son eutpris place au foyer de la hutte du conseil et qu’il eut fumé legrand calumet de paix, l’Unicorne le salua gravement et prit laparole.

– Mon frère le visage pâle est lebienvenu parmi ses amis rouges, dit-il. Mon frère a fait une bonnechasse ?

– Les bisons sont nombreux près desmontagnes, répondit le Blood’s Son ; mes jeunes hommes en onttué beaucoup.

– Tant mieux, mon frère ne souffrira pasde la famine.

Le partisan s’inclina en signe deremercîment.

– Mon frère restera-t-il plusieurs joursavec ses amis rouges ? demanda encore le chef ; ilsseraient heureux de le posséder quelque temps parmi eux.

– Mes heures sont comptées, répondit leBlood’s Son ; j’ai seulement eu l’intention de faire unevisite à mes frères pour m’informer de la prospérité de leurvillage en passant auprès d’eux.

En ce moment, Valentin parut sur le seuil dela hutte.

– Voici mon frère Koutonepi, ditl’Unicorne.

– Qu’il soit le bien arrivé, fit lepartisan ; je désirais le voir.

Valentin et lui se saluèrent.

– Par quel hasard vous trouvez-vous doncici ? lui demanda le chasseur.

– Pour vous apprendre où se cache en cemoment le Cèdre-Rouge, répondit nettement le Blood’s Son.

Valentin tressaillit et lui lança un regardclair et perçant.

– Oh ! oh ! fit-il, c’est unegrande nouvelle que vous me donnez là.

– Je ne vous la donne pas, je vous lavends.

– Hein ! Expliquez-vous, je vousprie.

– Je serai bref. Il n’y a pas dans toutela prairie un homme qui n’ait un compte terrible à demander à cemisérable bandit, n’est-ce pas ?

– C’est vrai.

– Ce monstre a pesé, trop lourdement ettrop longtemps sur la terre, il faut qu’il disparaisse.

Le Blood’s Son prononça ces paroles avec untel accent de haine, que tous les assistants, qui, cependant,étaient des hommes doués de nerfs d’acier, sentirent un frissoncourir dans leurs veines.

Valentin fixa sur le partisan un regardsévèrement interrogateur.

– Vous lui en voulez beaucoup ?dit-il.

– Plus que je ne puis l’exprimer.

– Bien, continuez.

En ce moment le père Séraphin entra dans lahutte sans que sa présence fût remarquée, tant l’attention desassistants était concentrée sur le Blood’s Son.

Le missionnaire se tint immobile dans le coinle plus obscur et écouta.

– Voici ce que je vous propose, reprit leBlood’s Son : je vous révélerai où ce misérable a sonrepaire ; nous nous disséminerons de tous les côtés afin del’envelopper dans un cercle infranchissable, et si vous ou leschefs ici présents vous êtes plus heureux que moi et vous emparezde lui, vous le remettrez entre mes mains.

– Pour quoi faire ?

– Pour tirer de lui une vengeanceéclatante.

– Je ne puis vous promettre cela,répondit lentement Valentin.

– Pour quelle raison ?

– Cette raison, vous-même venez de ladire ; il n’y a pas un homme dans toute la prairie qui n’aitun compte terrible à demander à ce misérable.

– Eh bien !

– L’homme qu’il a le plus outragé, c’est,à mon avis, don Miguel de Zarate, dont il a lâchement assassiné lafille ; don Miguel seul a le droit de disposer de lui à saguise.

Le Blood’s Son fit un geste dedésappointement.

– Oh ! s’il était ici !s’écria-t-il.

– Me voilà, monsieur, réponditl’hacendero en s’avançant ; moi aussi j’ai une vengeance àtirer du Cèdre-Rouge ; mais je la veux grande et noble, à laclarté du soleil, devant tous ; je ne veux pas l’assassiner,je veux le punir.

– Bien ! s’écria le Blood’s Son enétouffant un cri de joie ; notre pensée est la même,caballero, car ce que je veux, c’est appliquer au Cèdre-Rougela loi de Lynch ; mais la loi de Lynch dans toute sarigueur, dans le lieu même où il a commis son premier crime, enface de la population qu’il a épouvantée, voilà ce que je veuxfaire, caballero. Dans le Far West, on ne me nomme pas seulement leFils du sang, on me nomme encore le Vengeur et le Justicier.

Il y eut, après ces paroles prononcées avecune énergie fébrile, un silence funèbre qui dura assezlongtemps.

– Laissez à Dieu le soin de la vengeance,dit une voix qui fit tressaillir les assistants.

Tous se retournèrent.

Le père Séraphin, son crucifix élevé dans lamain droite, la tête haute, le regard inspiré, semblait les dominerde toute la grandeur de sa mission évangélique.

– De quel droit vous faites-vous lesinstruments de la justice divine ? reprit-il. Si cet homme futcoupable, qui vous dit qu’à cette heure le repentir n’est pas venulaver les souillures de son âme ?

– Œil pour œil, dent pour dent !murmura le Blood’s Son d’une voix sombre.

Ces mots rompirent le charme qui enchaînaitles assistants.

– Œil pour œil, dent pour dent !s’écrièrent-ils avec colère.

Le père Séraphin se vit vaincu, il comprit quetout raisonnement échouerait auprès de ces hommes sanguinaires pourqui la vie de leurs semblables n’est rien et qui ont érigé lavengeance en vertu.

– Adieu, dit-il d’une voix triste, adieu,pauvres égarés ! Je n’ose vous maudire, je ne puis que vousplaindre ; mais, sachez-le, la victime que vous voulez immolerà vos passions haineuses, j’essayerai par tous les moyens de lasoustraire à vos coups. Adieu !

Et il sortit.

Lorsque la première émotion causée par lesparoles du prêtre fut calmée, don Miguel s’avança vers le Blood’sSon, et mettant sa main droite dans celle que lui tendit lepartisan :

– J’accepte, dit-il, la loi de Lynch.

– Oui, s’écrièrent les assistants, la loide Lynch !

Quelques heures plus tard, le Blood’s Sonregagnait son camp.

C’était à la suite de cette entrevue queValentin avait eu avec don Pablo, à quelque distance du village, laconversation que nous avons rapportée au commencement de ce volume,lorsqu’il avait rencontré le jeune homme revenant du jacal duCèdre-Rouge.

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