La Loi de Lynch

Chapitre 16Un complice.

Le Cèdre-Rouge s’habitua beaucoup plusfacilement que sa fille ne l’aurait supposé à la nouvelle vie quilui était faite.

Du reste, rien n’était changé dans sonexistence ; à part le mode de procéder, c’était toujours lemême travail, c’est-à-dire la vie du désert dans toute sa splendideliberté, la chasse et la pêche, pendant qu’Ellen, restée à lamaison, s’occupait des soins du ménage.

Seulement, le soir, avant de se livrer aurepos, la jeune fille lisait à son père un passage des écrituressaintes dans une Bible que lui avait donnée le père Séraphin.

Le squatter, le coude sur la table et la pipeà la bouche, prêtait à cette lecture une attention qui l’étonnaitlui-même, et qui chaque jour ne faisait qu’augmenter.

C’était un ravissant tableau que celui offertdans ce coin ignoré du grand désert américain, au milieu de cettenature grandiose, dans ce misérable jacal qui tremblait au moindresouffle de la brise, par ce vieillard taillé en athlète, aux traitsénergiques et sombres, écoutant lire cette jeune fille pâle, blondeet délicate, dont les traits fins et les contours vaporeuxformaient un si étrange contraste avec ceux de son auditeur.

Tous les jours il en était ainsi ; lesquatter était heureux ou du moins il croyait l’être ; commetous les hommes dont la vie n’a été qu’un long drame et qui sonttaillés pour l’action, chez lui le souvenir tenait fort peu deplace, il oubliait et croyait être oublié. Ellen souffrait, elleétait inquiète ; cette existence sans issue et sans avenirn’avait que des désenchantements pour elle, puisqu’elle lacondamnait à renoncer à ce bien suprême de toute créature humaine,l’espoir.

Cependant, de crainte d’affliger son père,elle renfermait avec soin dans son cœur sa tristesse pour ne luiprésenter qu’un visage riant.

Le Cèdre-Rouge se laissait de plus en plusaller aux charmes de cette vie si douce pour lui. Si parfois lesouvenir de ses fils venait troubler le repos dans lequel ilvivait, il jetait les yeux sur sa fille, et la vue de l’ange qu’ilpossédait et s’était dévoué à son bonheur chassait loin de luitoute autre pensée.

Cependant le père Séraphin était plusieursfois déjà venu visiter les habitants du jacal ; s’il avait étésatisfait de la résignation avec laquelle le squatter avait acceptésa nouvelle position, la sourde tristesse qui minait la jeune fillen’avait pas échappé à ses regards clairvoyants. Son expérience, dumonde lui disait bien qu’un enfant de l’âge d’Ellen ne pouvaitpasser ainsi ses plus belles années dans la solitude, sans contactavec la société.

Malheureusement le remède était sinonimpossible, du moins difficile à trouver ; le bon missionnairene se faisait point illusion sur ce point, et comprenait fort bienque toutes les consolations qu’il prodiguait à la jeune filleétaient en pure perte, que rien ne pouvait combattre efficacementl’état d’atonie dans lequel elle était tombée.

Ainsi que cela arrive toujours en pareil cas,le Cèdre-Rouge ne se doutait pas le moins du monde du chagrin de safille ; elle était pour lui bonne, douce, affectueuse,attentive ; il profitait de tout, se trouvait parfaitementheureux, et, dans son égoïsme, ne voyait pas plus loin.

Les jours s’écoulaient ainsi, se ressemblanttous ; cependant l’hiver approchait, le gibier se faisaitrare, les courses du Cèdre-Rouge devenaient de plus en pluslongues.

Autour du sommet des montagnes s’amoncelaientdes nuages grisâtres qui s’abaissaient toujours davantage et netarderaient pas à crever en pluie et en neige sur la prairie.

L’hiver est une saison terrible dans lesdéserts du Far West ; tous les fléaux viennent assaillir lemalheureux que son mauvais destin a jeté dans ces contréesdéshéritées sans avoir les moyens de braver les intempéries de leurclimat effroyable ; et, victime de son imprévoyance, il netarde pas à mourir de faim et de misère après d’inimaginablestortures.

Le Cèdre-Rouge connaissait trop bien et depuistrop longtemps le Far West pour ne pas voir arriver cette saisonavec une espèce de terreur.

Aussi il cherchait par tous les moyenspossibles à se procurer les vivres nécessaires et les fourruresindispensables.

Levé au point du jour, il s’élançait au galopdans la prairie, l’explorant dans tous les sens, et ne regagnant lejacal que lorsque la nuit le forçait à renoncer à la chasse.

Mais, nous l’avons dit plus haut, le gibier sefaisait rare de plus en plus, et par conséquent les courses dusquatter devenaient plus longues.

Un matin, le Cèdre-Rouge se leva de meilleureheure que de coutume, sortit du jacal en évitant de faire du bruit,afin de ne pas éveiller sa fille qui dormait, sella son cheval ets’éloigna au galop.

Il avait, le soir précèdent, reconnu lestraces d’un magnifique ours noir qu’il avait suivi jusqu’à peu dedistance de la caverne dans laquelle il se retirait et il voulaitle prendre au gîte.

Pour cela, il fallait se presser : l’oursn’est pas comme les autres fauves ; c’est surtout le jourqu’il cherche sa nourriture, et il abandonne ordinairement sondomicile d’assez bonne heure.

Le squatter, parfaitement au courant deshabitudes de cet animal, s’était donc mis sur sa piste le plus tôtqu’il avait pu.

Le soleil n’était pas levé encore. Le ciel,d’un bleu sombre, commençait seulement à prendre, à l’extrêmelimite de l’horizon, ces reflets d’opale qui passent ensuite aurosé et qui sont les précurseurs du lever du soleil.

La journée promettait d’être superbe ;une légère brise courbait faiblement la cime ombreuse des arbres etridait à peine le mince filet d’eau dont le squatter suivait lesrives.

Un léger brouillard s’élevait du sol imprégnéde ces senteurs acres qui dilatent si efficacement la poitrine. Lesoiseaux s’éveillaient les uns après les autres sous la feuillée etpréludaient doucement au mélodieux concert qu’ils chantent chaquematin pour saluer le réveil de la nature.

Peu à peu, les ténèbres s’effacèrent, lesoleil monta resplendissant à l’horizon et le jour se levasplendide.

Le Cèdre-Rouge, arrivé à l’entrée d’une gorgeétroite, à l’extrémité de laquelle, au milieu d’un chaos derochers, s’ouvrait la grotte de l’ours, s’arrêta quelques instantspour reprendre haleine et faire ses derniers préparatifs.

D’abord il mit pied à terre, entrava soncheval auquel il donna sa provende de pois grimpants ; puis,après s’être assuré que son couteau jouait facilement dans sa gaineet que son rifle était en état, il s’enfonça dans le défilé.

Le squatter marchait le corps penché en avant,l’œil et l’oreille au guet, comme le chasseur en quête, lorsquetout à coup, à quelques pas à peine de l’entrée du défilé, une mainse posa sur son épaule et un rire éclatant résonna à sonoreille.

Il se retourna avec surprisse, mais cettesurprise se changea presque en épouvante à la vue de l’homme qui,debout devant lui, les bras croisés sur la poitrine, le regardaitd’un air railleur.

– Fray Ambrosio ! s’écria-t-il enfaisant un pas en arrière.

– Holà ! compadre ! ditcelui-ci ; vous avez l’oreille dure, sur mon âme : voilàplus de dix fois que je vous appelle sans que vous daigniez merépondre. Satanas ! il a fallu vous tourner pour quevous vous aperçussiez qu’on avait affaire à vous.

– Que me voulez-vous ? demanda lesquatter d’un accent glacé.

– Comment ! ce que je vous veux,compadre ? La question est étrange ; ne le savez-vous pasaussi bien que moi ?

– Je ne vous comprends pas, reprit leCèdre-Rouge toujours impassible ; donc expliquez-vous, je vousprie.

– Ainsi ferai-je, mon maître, répondit lemoine avec un sourire railleur.

– Seulement, hâtez-vous, car je vousavertis que je suis pressé.

– C’est possible ! mais moi j’ai letemps ; il faudra bien que vous preniez celui dem’entendre.

Le squatter fit un geste de colère qu’ilréprima aussitôt.

– C’est ainsi, fit le moine avec aplomb.Il y a assez longtemps que je vous cherche.

– Bien ! trêve de discours ! Mevoilà, expliquez-vous en deux mots : je vous répète que jesuis pressé.

– Et moi je vous répète que cela m’estégal. Oh vous avez beau froncer les sourcils, compadre, il faudraque vous m’écoutiez.

Le Cèdre-Rouge frappa du pied aveccolère ; faisant un pas vers le moine, il lui posa la main surl’épaule, et le regardant bien en face :

– Ah çà, mon maître, dit-il d’une voixbrève et sèche, il me semble, sur mon âme, que nous changeons derôles et que vous le prenez bien haut avec moi, prenez garde !je ne suis pas patient, vous le savez, et si vous n’y faites pasattention, la patience pourra me manquer bientôt.

– C’est possible, reprit audacieusementle moine ; mais si les rôles sont changés, à qui la faute,s’il vous plaît ? Est-ce à moi ou à vous ? Vos fils ontraison de dire que vous vous êtes embéguiné et que vous n’êtes plusbon à rien.

– Misérable ! s’écria le squatteravec un geste qu’il réprima aussitôt.

– Bon ! des injuresmaintenant ! Ne vous gênez pas ; je vous aime mieuxainsi, au moins je vous reconnais. Hum ! quelchangement ! il faut avouer que ces missionnaires françaissont de véritables sorciers. Quel malheur que depuis l’indépendancel’inquisition n’existe plus !

Le Cèdre-Rouge considérait le moine qui fixaitsur lui ses yeux fauves avec une expression diabolique ; leSquatter était en proie à une de ces colères froides d’autant plusterribles qu’elles sont concentrées. Il éprouvait des démangeaisonsinouïes de briser le misérable qui le narguait, et faisait desefforts impuissants pour contenir la colère qui peu à peus’emparait de lui et commençait à le maîtriser.

Cependant le moine n’était pas aussi rassuréqu’il voulait le paraître ; il voyait les sourcils du squatterse froncer de plus en plus, son visage devenir livide ; toutlui faisait présager un orage qu’il se souciait peu de faireéclater à son préjudice.

– Voyons, dit-il d’un ton radouci, à quoibon se fâcher entre anciens amis, con mil diablos !je ne suis ici que dans une bonne intention et pour vous rendreservice.

Le squatter rit avec mépris.

– Vous ne me croyez pas, continua lemoine d’un air béat, cela ne me surprend pas, il en est toujoursainsi, les bonnes intentions sont méconnues et on croit plutôt sesennemis que ses amis.

– Trêve à vos sottes paroles !s’écria le squatter avec impatience ; je ne vous ai écouté quetrop longtemps ; livrez-moi passage et allez audiable !

– Grand merci pour la proposition quevous me faites, dit en riant le moine, si vous le permettez, jen’en profiterai pas, quant à présent du moins. Mais, trêve deplaisanteries ! il y a ici près deux personnes qui tiennent àvous voir et que vous serez sans doute charmé de rencontrer.

– De quelles personnes parlez-vous ?Ce sont sans doute des drôles de votre espèce.

– C’est probable, fit le moine ; dureste, vous allez en juger, compadre.

Et sans attendre la réponse du squatter, FrayAmbrosio imita le sifflement du serpent corail à trois reprisesdifférentes.

Au troisième sifflement, un léger mouvements’opéra dans les buissons à peu de distance des deuxinterlocuteurs, et deux hommes sautèrent dans le défilé.

Le squatter poussa en les voyant un cri desurprise, presque d’effroi ; il avait reconnu ses deux fils,Sutter et Nathan.

Les jeunes gens s’avancèrent vivement versleur père, qu’ils saluèrent avec un respect mêlé d’ironie quin’échappa pas à celui-ci.

– Eh ! vous voilà, père ! ditbrusquement Sutter en posant lourdement à terre la crosse de sonrifle et appuyant les deux mains sur le canon ; il faut courirlongtemps avant de vous atteindre.

– Il paraît que depuis notre séparationle père s’est fait quaker ; sa nouvelle religion lui ordonneprobablement de ne pas fréquenter une aussi mauvaise compagnie quela nôtre.

– Paix ! drôles que vous êtes !s’écria le squatter en frappant du pied ; je fais ce que jeveux, et nul, que je sache, n’a le droit d’y trouver à redire.

– Vous vous trompez, père, réponditsèchement Sutter ; moi, d’abord, je trouve que votre conduiteest indigne d’un homme.

– Sans compter, appuya le moine, que vousmettez vos associés dans l’embarras, ce qui n’est pas loyal.

– Il ne s’agit pas de cela, ditNathan ; si notre père veut se faire puritain, cela leregarde, ce n’est pas moi qui le trouverai mauvais ; mais il ya temps pour tout. À mon avis, ce n’est pas lorsque l’on estentouré d’ennemis, traqué comme une bête fauve, qu’il convientd’endosser une toison d’agneau et de se poser en hommeinoffensif.

– Que voulez-vous dire ? s’écria lesquatter avec impatience ; aurez-vous bientôt fini de parlerpar énigmes ? Voyons, expliquez-vous une fois pour toutes etque cela finisse.

– C’est ce que je vais faire, repritNathan. Pendant que vous vous endormez dans une trompeuse sécurité,vos ennemis veillent et tissent incessamment la trame dans laquelleils ont l’espoir de bientôt vous envelopper. Croyez-vous que depuislongtemps déjà nous ne connaissions pas votre retraite ? Quipeut espérer de se cacher dans la prairie sans êtredécouvert ? Seulement nous n’avons pas voulu troubler votrerepos avant que le moment fût arrivé de le faire ; voilàpourquoi vous ne nous voyez qu’aujourd’hui.

– Oui, fit le moine ; mais à présentle temps presse : pendant que vous vous fiez aux bellesparoles du missionnaire français qui vous a soigné et qui vousendort afin de vous tenir toujours sous sa main, vos ennemis sepréparent en silence à vous attaquer tous à la fois, et à en finiravec vous.

Le squatter fit un geste d’étonnement.

– Mais cet homme m’a sauvé la vie,dit-il.

Les trois hommes éclatèrent de rire.

– À quoi sert l’expériencepourtant ! fit le moine en se tournant vers les jeunes gensavec un haussement d’épaules significatif. Voilà votre père, unhomme dont toute la vie s’est passée dans le désert, qui toutd’abord en oublie la loi la plus sacrée : œil pour œil, dentpour dent, et qui ne veut pas comprendre que cet homme qui, dit-il,lui a sauvé la vie, a au contraire soigné ses blessures afin dejouir plus tard de ses tortures et d’avoir le plaisir de lui ôtercette vie tout entière au lieu du misérable souffle qui lui restaitlorsqu’il l’a rencontré.

– Oh ! non, s’écria le squatter,vous mentez, cela n’est pas possible.

– Cela n’est pas possible ! repritle moine avec pitié ; oh ! que les hommes sontaveugles ! Voyons, réfléchissez ; compère : ceprêtre n’avait-il pas une injure à venger ?

– C’est vrai, murmura le Cèdre-Rouge avecun soupir ; mais il m’a pardonné.

– Il vous a pardonné ! Est-ce quevous pardonneriez, vous ? Allons donc ! vous êtes fou,compère ? je vois qu’il n’y a rien à tirer de vous ;faites ce que vous voudrez, nous vous laissons.

– Oui, fit le squatter, laissez-moi, jene demande pas mieux.

Le moine et ses deux compagnons firentquelques pas en arrière comme pour s’en aller.

Fray Ambrosio se retourna, le Cèdre-Rougeétait toujours à la même place ; la tête basse et les sourcilsfroncés, il réfléchissait.

Le moine comprit que le squatter étaitébranlé, que le moment était venu de frapper un grand coup.

Il retourna sur ses pas.

– Compadre, dit-il, un dernier mot, ou,si vous le préférez, un dernier conseil.

– Quoi encore ? dit le Cèdre-Rougeavec un mouvement nerveux.

– Veillez sur Ellen.

– Hein ? s’écria-t-il en bondissantcomme une panthère et saisissant Fray Ambrosio par le bras,qu’as-tu dit, moine ?’

– J’ai dit, reprit l’autre d’une voixferme et accentuée, que c’est par Ellen que vos ennemis veulentvous punir, et que, si ce missionnaire maudit a jusqu’ici paru vousprotéger, c’est qu’il craignait que cette victime qu’il convoite nelui échappât.

À ces paroles terribles, un changement affreuxs’opéra dans la personne du Cèdre-Rouge ; une pâleur lividecouvrit son visage, son corps fut agité d’un frémissementconvulsif.

– Oh ! s’écria-t-il avec unrugissement de tigre, qu’ils y viennent donc !

Le moine lança un regard de triomphe à sescompagnons. Il avait réussi et tenait sa proie palpitante entre sesmains.

– Venez, continua le Cèdre-Rouge, venez,ne m’abandonnez pas, by God ! Nous écraserons cetterace de vipères ! Ah ! ils croient me tenir, ajouta-t-ilavec un rire nerveux qui lui déchira la gorge ; je leurmontrerai que le vieux lion n’est pas vaincu encore ! Je puiscompter sur vous, n’est-ce pas, mes enfants ? n’est-ce pas,Fray Ambrosio ?

– Nous sommes vos seuls amis, fit lemoine, vous le savez bien.

– C’est vrai, reprit-il. Pardonnez-moi del’avoir oublié un instant. Ah ! vous verrez, vousverrez !

Deux heures après, les trois hommes arrivèrentau jacal.

En les voyant entrer, Ellen sentit un frissonde terreur parcourir tout son corps.

Un pressentiment secret l’avertit d’unmalheur.

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