La Loi de Lynch

Chapitre 3Conversation.

En quittant le jacal, don Pablo de Zarateavait traversé la rivière et retrouvé son cheval dans le fourré oùil avait eu le soin de l’attacher en arrivant.

Le pauvre animal, effrayé par les éclairs etles roulements sourds du tonnerre, avait poussé un hennissement deplaisir en revoyant son maître.

Sans perdre un instant, le jeune homme se miten selle et s’éloigna au galop.

La route qu’il avait à faire pour rejoindreses amis était longue ; la nuit, tombée pendant son entretienavec Ellen, épaississait les ténèbres autour de lui.

L’eau tombait à torrent, le vent sifflait avecviolence, le jeune homme craignait à chaque instant de s’égarer etne marchait qu’à tâtons dans l’immense solitude qui s’étendaitdevant lui et dont l’obscurité l’empêchait de sonder lesprofondeurs pour s’orienter.

Comme tous les hommes bien doués et habitués àla vie d’aventure, don Pablo de Zarate était taillé pour lalutte ; sa volonté croissait en raison des difficultés quisurgissaient devant lui, et, loin de le décourager, les obstaclesne faisaient que l’affermir dans sa résolution.

Dès qu’il s’était tracé un but, ill’atteignait quand même.

Son amour pour Ellen, né pour ainsi dire parun coup de foudre, comme naissent du reste la plupart des amoursvrais, où l’imprévu joue toujours le plus grand rôle, cet amour,disons-nous, auquel il n’était nullement préparé et qui était venule surprendre au moment où il y songeait le moins, avait pris, sansque don Pablo s’en doutât lui-même, des proportions gigantesquesque toutes les raisons qui devaient le rendre impossible n’avaientfait qu’accroître.

Bien qu’il portât au Cèdre-Rouge la haine laplus profonde, et que, l’occasion s’en présentant, il l’eût, sanshésiter, tué comme une bête fauve, son amour pour Ellen étaitdevenu un culte, une adoration qu’il ne résonnait même plus, mais,qu’il subissait avec cette ivresse, ce bonheur de la chosedéfendue.

Cette jeune fille, qui s’était conservée sipure et si chaste au milieu de cette famille de bandit, avait pourlui un attrait irrésistible.

Il l’avait dit dans sa conversation avec elle,il était intimement convaincu qu’elle ne pouvait pas être la filledu Cèdre-Rouge.

Pourquoi ?

Il lui aurait été impossible de l’expliquer,mais avec cette ténacité du parti pris que possèdent seul certainshommes, il cherchait sans relâche les preuves de cette convictionque rien n’appuyait, et qui plus est, il cherchait ces preuves avecla certitude de les trouver.

Depuis dix jours, par un hasard inexplicable,il avait découvert la retraite du Cèdre-Rouge, cette retraite queValentin, l’adroit chercheur de pistes, n’avait pu deviner ;don Pablo avait immédiatement profité de ce bonheur pour revoir lajeune fille qu’il croyait perdue pour toujours.

Cette réussite inespérée lui avait semblé debon augure, et, tous les matins, sans rien dire à ses amis ilmontait à cheval sous le premier prétexte venu, et faisait dixlieues pour venir, pendant quelques minutes, causer avec cellequ’il aimait.

Toute considération se taisait devant sonamour, il laissait ses amis s’épuiser dans de vaines recherches,conservant précieusement son secret, afin d’être heureux au moinspendant quelques jours, car il prévoyait parfaitement qu’ilarriverait un moment où le Cèdre-Rouge serait découvert.

Mais, en attendant, il jouissait duprésent.

Tous ceux qui aiment sont ainsi, pour euxl’avenir n’est rien, le présent est tout.

Don Pablo galopait à la lueur des éclairs, nesentant ni la pluie qui l’inondait, ni le vent qui faisait rageau-dessus de sa tête.

Tout à son amour, il songeait à laconversation qu’il avait eue avec Ellen, et se plaisait à serappeler toutes les paroles qui avaient été échangées pendant cetteheure trop tôt écoulée.

Tout à coup, son cheval, dont il ne songeaitpas à s’occuper, fit entendre un hennissement.

Don Pablo releva instinctivement la tête.

À dix pas devant lui, un cavalier se tenaitimmobile en travers de la route.

– Ah ! ah ! fit don Pablo en seredressant sur sa selle et en armant ses pistolets. Vous êtes bientard sur les chemins, compagnon. Livrez-moi passage, s’il vousplaît.

– Je ne suis pas plus tard que vous surles chemins, don Pablo, répondit-on aussitôt, puisque je vous yrencontre.

– Eh mais ! s’écria le jeune hommeen désarmant ses pistolets et les renfonçant dans les fontes, quediable faites-vous ici, don Valentin ?

– Vous le voyez, j’attends.

– Vous attendez ?

– Oui.

– Et qui donc, à cette heure avancée,pouvez-vous attendre ainsi ?

– Vous, don Pablo.

– Moi ! fit le Mexicain avecétonnement, voilà qui est étrange.

– Pas autant que vous le supposez ;je désire avoir avec vous une conversation que nul ne doitentendre ; comme cela aurait été impossible au camp, je suisvenu guetter ici votre passage ; cela est simple, il mesemble.

– En effet ; mais ce qui l’estmoins, c’est l’heure et l’endroit que vous avez choisis, monami.

– Pourquoi cela ?

– Dame, un orage effroyable se déchaîneau-dessus de nos têtes, nous n’avons aucun lieu où nous abriter,et, je vous le répète, nous sommes plus près du matin que dusoir.

– C’est juste ; mais le tempspressait, je ne pouvais disposer à mon gré du temps et del’heure.

– Vous m’inquiétez, mon ami ;serait-il arrivé quelque chose de nouveau ?

– Rien, que je sache, jusqu’àprésent ; mais, avant peu, nous en verrons ; soyeztranquille.

Le jeune homme étouffa un soupir sansrépondre.

Tout en échangeant ces paroles rapides, lechercheur de pistes et le Mexicain s’étaient rapprochés l’un del’autre et se trouvaient placés côte à côte.

Valentin reprit :

– Suivez-moi pendant quelques instants.Je vous conduirai dans un endroit où nous pourrons causer à notreaise, sans crainte d’être dérangés.

– Ce que vous avez à me dire est doncbien important ?

– Vous en jugerez bientôt.

– Et vous me conduirez bien loin commecela ?

– À quelques pas seulement, dans unegrotte que j’ai aperçue à la lueur des éclairs.

– Allons donc !

Les deux hommes piquèrent leurs chevaux etgalopèrent silencieusement à côté l’un de l’autre.

Ils coururent ainsi pendant un quart d’heure àpeine, se dirigeant vers un épais taillis qui bordait larivière.

– Nous sommes arrivés, dit Valentin enarrêtant son cheval et mettant pied à terre ; descendez,seulement laissez-moi passer le premier, car il se pourrait fortbien que la grotte dans laquelle nous allons nous introduirepossédât déjà un habitant peu soucieux de nous céder la place, etil est bon d’agir avec prudence.

– Que voulez-vous dire ? De quelhabitant pensez-vous parler ?

– Dam ! je ne sais pas, moi,répondit insoucieusement le Français ; dans tous les cas, ilest bon d’être sur ses gardes.

En disant cela, Valentin sortit de dessous sonzaropi deux torches de bois-chandelle et les alluma ; il gardal’une, donna l’autre à don Pablo, et les deux hommes, après avoireu soin d’entraver leurs chevaux afin qu’ils ne s’éloignassent pas,écartèrent les broussailles et s’avancèrent résolument vers lagrotte.

Après avoir marché pendant quelques pas, ilsse trouvèrent subitement à l’entrée d’une de ces magnifiquesgrottes naturelles formées par les convulsions volcaniques sifréquentes dans ces régions.

– Attention ! murmura Valentin àvoix basse à son compagnon.

L’apparition subite des deux hommes effrayaune nuée d’oiseaux de nuit et de chauve-souris qui, avec des crisaigus, se mirent à voler lourdement et à s’échapper de touscôtés.

Valentin continua sa route sans s’occuper deces hôtes funèbres dont il interrompait si inopinément lesébats.

Tout à coup, un grondement rauque et prolongépartit d’un coin reculé de la grotte.

Les deux hommes demeurèrent cloués au sol.

Ils se trouvaient face à face avec unmagnifique ours noir, dont sans doute la caverne était la résidencehabituelle, et qui, dressé sur ses pattes de derrière et la gueuleouverte, montrait aux importuns qui venaient si malencontreusementle troubler dans sa retraite une langue rouge comme du sang et descrocs d’un luisant et d’une longueur remarquables.

Il se balançait lourdement, suivant l’habitudede ses semblables, et ses yeux ronds et effarés se fixaient sur lesaventuriers de façon à leur donner à réfléchir.

Heureusement que ceux-ci n’étaient pas hommesà se laisser longtemps intimider.

– Hum ! fit Valentin en considérantl’animal, j’en étais sur, voilà un gaillard qui paraît avoir enviede souper avec nous.

– Mon fusil nous fera, au contraire,souper avec lui, répondit don Pablo en riant.

– Gardez-vous bien de lui envoyer uneballe, s’écria vivement le chasseur en arrêtant le jeune homme quiépaulait déjà son fusil, un coup de feu tiré en ce lieu fera unfracas épouvantable, nous ne savons pas quels sont les gens quirodent autour de nous, ne nous compromettons pas.

– C’est vrai ! observa don Pablo.Comment faire alors ?

– Cela me regarde, reprit Valentin ;prenez ma torche et soyez prêt à m’aider.

Alors, posant sa carabine contre l’une desparois de la grotte, il sortit pendant que le Mexicain restait seulen présence de l’ours qui, ébloui et effrayé par la lumière,restait immobile sans oser s’approcher.

Au bout de quelques minutes, Valentinrentra ; il avait été chercher son lasso attaché à la selle deson cheval.

– Maintenant plantez vos torches dans lesol, afin d’être prêt à tout événement.

Don Pablo obéit.

Le chasseur prépara avec soin le lasso et lefit tournoyer autour de sa tête en sifflant d’une certainefaçon.

À cet appel inattendu, l’ours fit pesammentdeux ou trois pas en avant.

Ce fut ce qui le perdit.

Le lasso s’échappa des mains du chasseur, lenœud coulant tomba sur les épaules de l’animal, et les deux hommess’attelant vivement à l’extrémité de la lanière, se rejetèrent enarrière en tirant de toutes leurs forces.

Le pauvre diable de quadrupède, ainsi étrangléet sortant une langue d’un pied de long, trébucha et tomba en sedébattant, cherchant en vain avec ses grosses pattes à sedébarrasser du collier maudit qui lui serrait la gorge.

Mais les chasseurs ne se laissèrent pasvaincre par les efforts puissants de leur ennemi ; ilsredoublèrent leurs secousses et ne lâchèrent le lasso que lorsquel’ours eut enfin rendu le dernier soupir.

– Maintenant, dit Valentin lorsqu’il sefut assuré que l’animal était bien mort, faites entrer ici leschevaux, don Pablo, pendant que je couperai les pattes de notreennemi pour les faire cuire sous la cendre tandis que nouscauserons.

Lorsque le jeune homme rentra dans la grotte,amenant les deux chevaux, il trouva Valentin, qui avait allumé ungrand feu, en train d’écorcher consciencieusement l’ours, dont,ainsi qu’il l’avait dit, les pattes cuiraient doucement sous lacendre.

Don Pablo donna la prébende aux chevaux, puisvint s’asseoir devant le feu auprès de Valentin.

– Eh bien, dit celui-ci en riant,croyez-vous que nous ne sommes pas bien ici pour causer ?

– Ma foi, oui, répondit négligemment lejeune homme en tordant entre ses doigts une fine cigarette de maïsavec une dextérité qui semble être particulière à la raceespagnole, nous sommes fort bien ; j’attends donc que vousvous expliquiez, mon ami.

– C’est ce que je vais faire, dit lechasseur qui avait fini d’écorcher l’ours et repassaittranquillement son couteau dans sa botte, après toutefois en avoiressuyé la lame avec soin. Depuis combien de temps avez-vousdécouvert la retraite du Cèdre-Rouge ?

À cette question, à laquelle il était si loinde s’attendre, faite ainsi à brûle-pourpoint, sans préparationaucune, le jeune homme tressaillit ; une rougeur fébrileenvahit son visage, il perdit contenance et ne sut querépondre.

– Mais… balbutia-t-il.

– Depuis un mois à peu près, n’est-cepas ? continua Valentin sans paraître s’apercevoir du troublede son ami.

– Oui, environ, fit l’autre sans savoirce qu’il disait.

– Et depuis un mois, repritimperturbablement Valentin, toutes les nuits vous vous levezd’auprès de votre père pour aller parler d’amour à la fille decelui qui a tué votre sœur ?

– Mon ami ! fit péniblement le jeunehomme.

– Voulez-vous dire que ce n’est pasvrai ? reprit durement le chasseur en fixant sur lui un regardqui l’obligea à baisser les yeux ; expliquez-vous donc, Pablo,j’attends votre justification ; je suis curieux de voircomment vous vous y prendrez, don Pablo, pour me prouver que vousavez raison d’agir comme vous le faites.

Le jeune homme, pendant ces paroles de sonami, avait eu le temps de reprendre, sinon tout, du moins unepartie de son sang-froid et de sa présence d’esprit.

– Vous êtes sévère, dit-il ; avantde m’accuser, peut-être serait-il bon que vous vous donnassiez lapeine d’écouter les raisons que j’ai à vous donner.

– Tenez, mon ami, répondit vivementValentin, ne détournons pas la question, soyons francs ; neprenez pas la peine de me raconter votre amour, je le connais aussibien que vous : je l’ai vu naître et grandir ; seulement,permettez-moi de vous dire que je pensais être sur qu’aprèsl’assassinat de doña Clara cet amour, qui jusque-là avait résisté àtout, aurait cette fois été brisé sans retour. On ne peut aimerceux qu’on méprise : la fille du Cèdre-Rouge ne doit vousapparaître qu’à travers un nuage sanglant.

– Don Valentin ! s’écria le jeunehomme avec douleur, voulez-vous rendre cet ange responsable descrimes d’un scélérat ?

– Je ne discuterai pas avec vous cettefameuse théorie qui pose en principe que les fautes et les crimessont personnels ; les fautes, oui, peut-être ; mais dansla vie du désert, toute une famille doit être solidaire etresponsable des crimes de son chef ; sans cela il n’y a plusde sécurité possible pour les honnêtes gens.

– Oh ! pouvez-vous parlerainsi !

– Fort bien ! changeons de terrain,puisque celui-là vous déplaît, je le veux bien. Vous êtes la naturela plus noble et la plus loyale que je connaisse, don Pablo ;vous n’avez jamais eu la pensée de faire d’Ellen votre maîtresse,n’est-ce pas ?

– Oh ! se récria vivement le jeunehomme.

– En voudriez-vous donc faire votrefemme ? dit Valentin avec un accent incisif en le regardantbien en face.

Don Pablo courba la tête avec désespoir.

– Je suis maudit ! s’écria-t-il.

– Non, lui dit Valentin en lui saisissantvivement le bras, vous êtes insensé ! Comme tous les jeunesgens, la passion vous domine, vous maîtrise ; vous n’écoutezqu’elle, vous méprisez la voix de la raison, et alors vouscommettez des fautes qui, au premier moment, peuvent devenir,malgré vous, des crimes.

– Ne parlez pas ainsi, mon ami !

– Vous n’en êtes encore qu’aux fautes,continua imperturbablement Valentin ; prenez garde !

– Oh ! c’est vous qui êtes fou, monami, de me dire ces choses. Croyez-le bien, quelque grand que soitmon amour pour Ellen, jamais je n’oublierai les devoirs quem’impose la position étrange dans laquelle le sort nous aplacés.

– Et voici un mois que vous connaissez laretraite du plus implacable ennemi de votre famille et que vousgardez ce secret au fond de votre cœur afin de satisfaire auxexigences d’une passion qui ne peut avoir qu’un résultat honteuxpour vous ! Vous nous voyez employer vainement tous les moyensen notre pouvoir pour découvrir les traces de notre implacableennemi, et vous nous trahissez froidement, de propos délibéré, pourquelques paroles d’amour que chaque jour vous trouvez le moyend’échanger avec une jeune fille, en nous faisant croire que, commenous, vous vous livrez à des recherches toujours infructueuses.Quel nom donnerez-vous à votre conduite, si ce n’est pas celle d’untraître ?

– Valentin, vous m’insultez comme àplaisir ; l’amitié que vous avez pour moi ne vous autorise pasà agir ainsi ; prenez garde, la patience a des bornes.

Le chasseur l’interrompit par un éclat de rirestrident.

– Vous le voyez, enfant, dit-il d’unevoix sévère, voilà déjà que vous me menacez !

Le jeune homme se laissa aller sur le sol avecaccablement.

– Oh ! s’écria-t-il avec désespoir,est ce assez souffrir !

Valentin le regarda un instant avec une pitiétendre, puis il se pencha vers lui, et le touchant àl’épaule :

– Écoutez-moi, don Pablo, lui dit-ild’une voix douce.

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