La Loi de Lynch

Chapitre 23El Rastreador.

Valentin crut avoir mal entendu.

– Hein ? fit-il en se penchant versle général.

– Je ne pourrai jamais passer là, repritcelui-ci.

Le chasseur le regarda avec étonnement. Ilconnaissait depuis trop longtemps le général, il l’avait vu danstrop de circonstances suprêmes pour douter de son courage.

– Pourquoi donc ? luidemanda-t-il.

Le général se leva, lui serra le bras, et,collant presque sa bouche à son oreille en jetant autour de lui unregard effaré :

– Parce que j’ai peur ! dit-il d’unevoix basse et concentrée.

À cet aveu auquel il était si loin des’attendre, Valentin fit un bond de surprise, et, examinant son amiavec le plus grand soin, tant ce qu’il venait d’entendre luiparaissait monstrueux dans la bouche d’un pareil homme :

– Vous voulez rire ?répondit-il.

Le général secoua la tête :

– C’est ainsi, dit-il, j’ai peur, oui, jele comprends, ajouta-t-il après un instant en poussant un soupir,cela vous semble étrange, n’est-ce pas, que je vous dise cela, moique vous avez vu en riant braver les plus grands périls, moi querien jusqu’à présent n’a pu étonner ? Que voulez-vous, monami, cela est ainsi, j’ai peur ; je ne sais pourquoi, maisl’idée de traverser ce précipice en me soutenant par les poignets àcette corde qui peut se rompre sous mon poids, me cause une terreurridicule, invincible, dont je ne me rends pas compte, et qui malgrémoi me fait frissonner d’épouvante ; cette mort me semblehideuse, je ne saurais m’y exposer.

Pendant que le général parlait, le chasseur leregardait tout en lui prêtant la plus grande attention.

Le général Ibañez n’était plus le mêmehomme ; son front était pâle, une sueur froide inondait sonvisage, un tremblement convulsif agitait tous ses membres, saparole était saccadée, sa voix sourde.

– Bah ! fit Valentin en essayant desourire, ce n’est rien, un peu de volonté et vous vous rendrezmaître de cette terreur qui n’est pas autre chose que levertige.

– Je ne sais ce que c’est, je ne pourraisle dire ; seulement je vous certifie que tout ce qu’il estmoralement possible de faire, je l’ai fait pour me rendre maître dece sentiment qui me domine et me maîtrise.

– Eh bien ?

– Tout a été inutile ; bien plus, jecrois que ma terreur augmente en proportion de mes efforts pour lavaincre.

– Comment ! vous qui êtes sibrave !

– Mon ami, répondit le général ensouriant tristement, le courage est une affaire de nerfs ; iln’est pas plus possible à un homme d’être constamment brave qu’à unautre d’être constamment lâche ; il y a des jours où plus qued’autres la matière domine l’intelligence, le physique prend ledessus sur le moral ; ces jours-là, l’homme le plus intrépidea peur, je suis dans un de ces jours-là, voilà tout.

– Voyons, mon ami, reprit Valentin,réfléchissez un peu, que diable ! Vous ne pouvez resterici ; retourner en arrière est impossible ; faites denécessité vertu.

– Tout ce que vous me dites, interrompitle général, je me le suis dit ; et, je vous le répète, plutôtque de m’aventurer sur cette corde, je me brûlerai la cervelle.

– Mais c’est de la folie cela !s’écria le chasseur ; cela n’a pas le sens commun.

– C’est tout ce que vous voudrez. Jecomprends aussi bien que vous combien je suis ridicule, mais c’estplus fort que moi.

Valentin frappa du pied avec colère en jetantun regard de côté sur ses compagnons qui, groupés de l’autre côtéde la barranca, ne savaient à quoi attribuer ce retardincompréhensible.

– Écoutez, général, dit-il au bout d’uninstant, je ne vous abandonnerai pas ainsi, quoi qu’ilarrive ; trop de raisons nous lient l’un à l’autre pour que jevous laisse exposé à mourir de faim sur ce rocher ; on ne vitpas près d’un an dans le désert avec un homme, partageant avec luiles dangers, le froid, le chaud, la faim et la soif, pour s’enséparer de cette façon. S’il vous est réellement impossible detraverser le précipice comme l’ont fait nos compagnons, ehbien ! laissez-moi faire, je trouverai un autre moyen.

– Merci, mon ami, répondit tristement legénéral en lui serrant la main ; mais, croyez-moi, ne vousoccupez plus de moi, laissez-moi ici ; je deviendrai ce qu’ilplaira à Dieu ; nos compagnons s’impatientent, le temps vouspresse, partez, il le faut.

– Je ne partirai pas, s’écria résolumentle chasseur ; je vous jure que vous viendrez avec moi.

– Non, vous dis-je, je ne puis.

– Essayez !

– C’est inutile, je sens que le cœur memanque. Adieu, mon ami.

Valentin ne lui répondit pas, ilréfléchissait.

Au bout d’un instant, il releva la tête ;son visage rayonnait de joie.

– Pardieu ! s’écria-t-il gaiement,je savais bien que je finirais par trouver un moyen. Laissez-moifaire, je réponds de tout. Vous passerez comme dans une voiture,vous verrez.

Le général sourit.

– Brave cœur ! murmura-t-il.

– Attendez-moi, répondit Valentin ;dans quelques minutes je reviendrai ; le temps seulement depréparer ce qu’il faut.

Le chasseur saisit la corde et passa.

Dès que le général le vit de l’autre coté, ildénoua le lasso enroulé autour du rocher et le lança de l’autrecôté.

– Que faites-vous ? Arrêtez !s’écrièrent les chasseurs avec une stupeur mêlée d’épouvante.

Le général se pencha sur le précipice en seretenant de la main gauche à un rocher.

– Il ne fallait pas que le Cèdre-Rougedécouvrît vos traces, répondit-il, voilà pourquoi j’ai dénoué lelasso ; adieu, frères ; adieu, bon courage, et que Dieutout-puissant vous aide !

Une explosion se fit entendre, répercutée auloin par les échos des mornes, et le cadavre du général roula dansl’abîme en bondissant avec un bruit sourd sur la pointe aiguë desrocs.

Le général Ibañez s’était brûlé la cervelle[4].

Au dénoûment inattendu de cette scène étrange,les chasseurs demeurèrent anéantis.

Ils ne comprenaient pas que, dans la craintede se tuer en passant un précipice, le général avait préféré sefaire sauter la cervelle. Pourtant l’action du général étaitlogique en soi : ce n’était pas la mort, mais seulement legenre de mort qui l’épouvantait, et comme il lui semblait prouvéqu’il lui serait impossible de suivre le chemin pris par sescompagnons, il avait préféré en finir de suite.

Du reste, le brave général était mort en leurrendant un dernier et immense service : grâce à lui, leurstraces avaient disparu si bien qu’il était impossible auCèdre-Rouge de les retrouver, à moins, cas peu probable, que Dieune consentît à faire un miracle en sa faveur.

Les chasseurs, bien qu’ils fussent parvenus àsortir du cercle fatal dans lequel les enserrait le pirate, grâce àl’audacieuse initiative de Valentin, se trouvaient malgré cela dansune position excessivement critique ; il leur fallaitdescendre le plus tôt possible dans la plaine, afin de trouver unchemin quelconque ; aussi, comme cela arrive toujours enpareil cas dans le désert, tout sentiment dut-il promptement céderà la nécessité qui les étreignait de son bras de fer : ledanger commun réveilla subitement chez eux cet instinct de laconservation qui chez l’homme, quoi qu’il arrive, ne fait jamaisque sommeiller.

Valentin fut le premier qui parvint àmaîtriser sa douleur et à reprendre sur lui-même cet empire qui nelui faisait jamais défaut.

Depuis qu’il parcourait le désert, le chasseuravait assisté à tant de scènes étranges, il avait été acteur danstant de lugubres tragédies, que chez lui, nous devons l’avouer, lessentiments tendres étaient tant soit peu émoussés, et lesévénements même les plus tragiques ne parvenaient que difficilementà l’émouvoir.

Cependant Valentin éprouvait pour le généralune profonde amitié, en maintes circonstances il avait été à mêmed’apprécier ce qu’il y avait de réellement noble et de réellementgrand dans son caractère : aussi la catastrophe terrible qui,tout à coup, sans préparation aucune, avait rompu tous les liensqui les attachaient l’un à l’autre, lui avait-elle causé une grandeimpression.

– Allons, allons, dit-il en secouant latête comme pour en chasser les idées tristes qui le bourrelaient,cosa que no tiene remedio olvidar la e lo mejor [5]. Notre ami nous a quittés pour un mondemeilleur, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi ; Dieufait bien ce qu’il fait : nos regrets ne rendront pas la vie ànotre cher général ; songeons à nous, mes amis, nous ne sommespas sur des roses non plus, et si nous ne nous hâtons pas, nouscourrons risque de l’aller bientôt rejoindre Voyons, soyonshommes.

Don Miguel Zarate le considéra d’un airtriste.

– C’est juste, dit-il, maintenant il estheureux, lui ; occupons-nous de nous. Parlez donc,Valentin : que faut-il faire ? Nous sommes prêts.

– Bien, dit Valentin, il est temps que lecourage nous revienne, car le plus rude de notre besogne n’est pasfait encore ; ce n’est rien d’avoir franchi cette barranca sil’on peut ici retrouver nos traces : voilà ce que je veuxéviter.

– Hum, fit don Pablo, cela est biendifficile, pour ne pas dire impossible.

– Rien n’est impossible avec de la force,du courage et de l’adresse ; écoutez avec attention ce que jevais vous dire.

– Nous écoutons.

– La barranca, de ce côté de la montagne,n’est pas coupée à pic comme du côté que nous avons quitté,n’est-ce pas ?

– C’est vrai, fit don Miguel.

– À une vingtaine de mètres au-dessous denous, vous apercevez une plate-forme à partir de laquelle commenceune forêt inextricable qui descend jusqu’au fond du précipice,c’est-à-dire au bas de la montagne.

– Oui.

– Voilà notre chemin.

– Comment, notre chemin, mon ami !se récria don Miguel ; mais comment atteindrons-nous laplateforme dont vous parlez.

– De la façon la plus simple : aumoyen de mon lasso je vous y descendrai.

– C’est juste, pour nous, en effet, celaest facile ; mais vous, comment nousrejoindrez-vous ?

– Que cela ne vous inquiète pas.

– Fort bien, reprit don Miguel ;pourtant permettez-moi de vous faire une observation.

– Faites.

– Voici devant vous, reprit l’hacenderoen tendant le bras, une route toute tracée, il me semble, routed’un accès facile et même commode.

– En effet, répondit froidement Valentin,ce que vous dites est on ne peut plus juste ; mais deuxraisons m’empêchent de prendre cette route, ainsi que vousl’appelez.

– Et ces deux raisons ?

– Je vais vous les dire :premièrement, cette route toute tracée est tellement facile àsuivre que je suis certain que les soupçons du Cèdre-Rouge sedirigeront de suite vers elle, si le diable permet qu’il arrivejusqu’ici.

– Et la seconde ? interrompit donMiguel.

– La seconde, la voici, repritValentin : à part les avantages incontestables que nousprocure la descente que je vous propose, je ne veux pas,entendez-vous, mes amis, et je suis certain que vous êtes de monavis, je ne veux pas, dis-je, que le corps de notre pauvrecompagnon, qui a roulé au fond du précipice, reste sans sépultureet devienne la proie de bêtes fauves ; voilà ma deuxièmeraison, don Miguel ; comment la trouvez-vous ?

L’hacendero sentit à ces nobles paroles soncœur se fendre, tant fut grande l’émotion qu’il éprouva ; deuxlarmes jaillirent de ses yeux et coulèrent silencieusement le longde ses joues.

Il saisit la main du chasseur, et, la luiserrant avec force :

– Valentin, lui dit-il d’une voix brisée,vous êtes meilleur que nous tous ; votre noble cœur est lefoyer de tous les grands et généreux sentiments : merci devotre bonne pensée, mon ami.

L’enthousiasme de ses compagnons ne put fairepasser sur le visage du chasseur ni flamme ni sourire ; cequ’il avait dit était si bien l’expression de ses sentiments, qu’ilcroyait ce qu’il faisait tout naturel, et ne comprenait pas qu’onle remerciât pour une chose si simple.

– Ainsi, c’est convenu, dit-il, nouspartons ?

– Quand vous voudrez.

– Bon ; mais, comme la nuit estsombre, que la route est assez dangereuse, Curumilla, qui de longuemain a l’habitude du désert, passera le premier pour vous enseignerle chemin. Allons, chef, y êtes-vous ?

L’ulmen fit un signe affirmatif, Valentins’arcbouta solidement contre un rocher, fit faire à son lasso deuxfois le tour de son corps et en laissa tomber l’extrémité dansl’abîme ; puis il fit signe au chef de descendre.

Celui-ci ne se fit pas répéterl’invitation ; il empoigna la corde avec les deux mains, et,plaçant ses pieds au fur et à mesure dans les anfractuosités desrochers, il s’affala peu à peu, et au bout de quelquesminutes arriva sans accident sur la plate-forme inférieure.

L’hacendero et son fils avaient suivi d’unregard attentif les mouvements de l’Indien. Lorsqu’ils, le virentsain et sauf sur le rocher, ils poussèrent un soupir de soulagementet se préparèrent à leur tour, ce qu’ils effectuèrent l’un etl’autre sans accident.

Valentin restait seul ; par conséquent,personne ne pouvait lui tenir le lasso et lui rendre le servicequ’il avait rendu à ses compagnons ; mais le chasseur étaithomme de ressources : il ne se trouva pas embarrassé pour sipeu. Il était justement appuyé contre le rocher qui lui avait serviprécédemment à fixer les lassos. Il retira la corde, la passaautour du rocher, de façon à ce que les bouts fussent égaux et quele lasso fût double ; puis, saisissant à pleine main les deuxcordes, il descendit lentement à son tour et arriva sans accidentauprès de ses compagnons, étonnés et effrayés de cette audacieusedescente. Puis il lâcha le double de la corde, tira à lui le lasso,le roula et le rattacha à sa ceinture.

Il se tourna ensuite vers ses compagnons quine pouvaient s’empêcher de l’admirer, confondus par tant de courageet de présence d’esprit.

– Je crois, dit il en souriant, que, sinous continuons ainsi, le Cèdre-Rouge aura une certaine difficultéà retrouver notre piste, et que nous, au contraire, nous pourronsbien retrouver la sienne. Ah çà, maintenant, jetons un coup d’œilsur nos domaines, et voyons un peu où nous sommes.

Et il se mit immédiatement en mesure de fairele tour de la plate-forme.

Elle était beaucoup plus vaste que le rochersupérieur qu’ils venaient de quitter. À son extrémité commençait laforêt vierge qui descendait en pente assez douce jusqu’au fond dela barranca.

Lorsque Valentin eut reconnu les abords de laforêt, il rejoignît ses compagnons en hochant la tête.

– Qu’avez-vous ? demanda donPablo ; auriez-vous aperçu quelque chose de suspect ?

– Hum ! répondit Valentin ; jene sais trop, mais je me trompe fort, ou dans les environs setrouve la tanière d’une bête fauve.

– Une bête fauve ! s’écria donMiguel ; à cette hauteur !

– Oui, et voilà justement ce quim’inquiète ; les traces sont larges, profondes. Voyez doncvous-même, Curumilla, ajouta-t-il en se tournant vers l’Indien etlui indiquant d’un geste l’endroit vers lequel il devait sediriger.

Sans répondre, l’ulmen se courba vers la terreet examina attentivement les empreintes.

– À quel animal croyez-vous donc que nousayons affaire ? demanda don Miguel.

– À un ours gris, répondit Valentin.

L’ours gris est l’animal le plus redoutable etle plus justement redouté de l’Amérique. Les Mexicains ne purentréprimer un mouvement de terreur en entendant prononcer le nom dece terrible adversaire.

– Mais, ajouta Valentin, voici le chefqui revient, tous nos doutes vont être éclaircis. Eh bien !chef, à qui appartiennent ces traces ?

– Un ours gris, répondit laconiquementCurumilla.

– J’en étais sûr, fit Valentin, et quiplus est, l’animal est de forte taille.

– De la plus grande ; les traces onthuit pouces de large.

– Oh ! oh ! dit l’hacendero,c’est un rude compagnon que nous avons là. Mais dans quel état sontles empreintes, chef ?

– Toutes fraîches ; l’animal a passéil y a une heure à peine.

– Pardieu ! s’écria tout à coupValentin, voici sa tanière.

Et il montra un large trou béant dans lamontagne. Les chasseurs firent un mouvement d’effroi.

– Messieurs, reprit Valentin, vous n’êtespas plus soucieux que moi de vous mesurer avec un ours gris,n’est-ce pas ?

– Et certes, non ! s’écrièrent lesMexicains.

– Eh bien, si vous m’en croyez, nous neresterons pas plus longtemps ici ; l’animal est sans doutedescendu à son abreuvoir et ne tardera pas à revenir, nel’attendons pas, et profitons de son absence pour nouséloigner.

Les trois hommes applaudirent avecenthousiasme à la proposition du chasseur : bien que d’unebravoure éprouvée, la lutte leur paraissait tellementdisproportionnée avec cet hôte redoutable, qu’ils ne désiraientnullement se trouver face à face avec lui.

– Partons ! partons !s’écrièrent-ils avec empressement.

Soudain un bruit de branches brisées se fitentendre dans la forêt, et un rauquement formidable troubla lesilence de la nuit.

– Il est trop tard ! dit Valentin,voici l’ennemi ; maintenant, à la grâce de Dieu ! car lecombat sera rude.

Les chasseurs se pressèrent les uns contre lesautres en s’adossant au rocher.

Au bout de quelques minutes, la tête hideusede l’ours gris apparut entre les arbres au niveau de laplate-forme.

– Nous sommes perdus, murmura don Miguelen armant son fusil, car sur ce rocher toute fuite estimpossible.

– Qui sait ? répondit Valentin, Dieua tant fait pour nous jusqu’à présent, que nous serions ingrats desupposer qu’il nous abandonnera dans ce nouveau péril.

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