La Loi de Lynch

Chapitre 30Où Nathan joue le rôle de sorcier.

Bien que l’Araignée fût un guerrier comanchedans toute la force du terme, c’est-à-dire téméraire, astucieux,brutal et cruel, les lois de la galanterie ne lui étaient cependantpas complètement inconnues ; d’abord il avait accepté avecempressement la proposition que lui avait adressée leRayon-de-Soleil de la conduire avec Mme Guilloisauprès de l’Unicorne.

L’Indien, qui avait comme la plupart de sescompatriotes de grandes obligations à Valentin, avait saisi avecjoie cette occasion de lui être agréable.

Si l’Araignée n’avait voyagé qu’avec ses vingtguerriers, la route aurait, selon l’expression comanche, étédévorée entre deux couchers de soleil ; mais menant avec luideux femmes, dont l’une non-seulement était âgée, mais encoreEuropéenne, c’est-à-dire nullement habituée à la vie du désert, ilavait compris, sans que personne lui en fît l’observation – carMme Guillois serait morte avant de se plaindre, etelle seule aurait pu parler ; – il avait compris, dis-je,qu’il lui fallait modifier complètement sa manière de voyager. Cefut ce qu’il fit.

Les deux femmes, montées sur de forts chevaux,Mme Guillois commodément assise sur un coussin faitavec sept ou huit peaux de panthère, furent, de crainte d’accident,placées au centre de la troupe qui, à cause de sa force numérique,n’avait pas pris la file indienne.

On marcha ainsi au trot des chevaux pendanttoute la journée. Au coucher du soleil, l’Araignée donna l’ordre decamper.

Il descendit de cheval un des premiers, et àl’aide de son couteau il abattit, en un tour de main, un monceau debranches dont il confectionna, comme par enchantement, une huttepour abriter les deux femmes contre la rosée.

Les feux furent allumés, le souper préparé,et, aussitôt après le repas, tout le monde, excepté lessentinelles, se livra au repos.

Seule, Mme Guillois ne dormaitpas, la fièvre et l’impatience la tenaient éveillée ; ellepassa ainsi la nuit tout entière accroupie dans un coin de la hutteet réfléchissant.

Au lever du soleil, on se remit enroute ; seulement, comme on approchait des montagnes, le ventdevenait froid, un épais brouillard planait sur la prairie. Chacuns’enveloppa avec soin dans ses fourrures jusqu’à ce que, vers dixheures du matin, les rayons solaires, ayant acquis une certaineforce, rendirent cette précaution inutile.

Dans certaines contrées de l’Amérique, leclimat offre cette particularité peu agréable, que le matin il gèleà pierre fendre, à midi la chaleur est étouffante, et le soir lethermomètre redescend au-dessous de zéro.

La journée se passa sans incident digne d’êtrerapporté. Vers le soir, une heure environ avant la halte de nuit,l’Araignée, qui galopait en éclaireur à quelques centaines demètres en avant de sa troupe, découvrit des traces de pas. Cesempreintes étaient nettes, franches, égales, profondes, etparaissaient appartenir à un homme jeune, vigoureux, habitué à lamarche.

L’Araignée rejoignit sa troupe sanscommuniquer à personne la découverte qu’il avait faite ni lerésultat de ses observations.

Le Rayon-de-Soleil, auprès de qui il setrouvait en ce moment, lui frappa sur l’épaule pour attirer sonattention.

– Regardez donc, guerrier, lui dit-elleen étendant le bras en avant un peu sur la gauche ; necroirait-on pas voir un homme marcher là-bas ?

L’Indien s’arrêta, plaça sa main droiteau-dessus des yeux en abat-jour, afin de concentrer les rayonsvisuels, et examina longtemps et avec une profonde attention lepoint que lui désignait la femme du chef.

Enfin il se remit en marche en hochant la têteà plusieurs reprises.

– Eh bien, qu’en pense mon frère ?demanda le Rayon-de-Soleil.

– C’est un homme, répondit-il, d’ici ilparaît être Indien, et cependant, ou j’aurai mal vu, ou bien je metrompe.

– Comment cela ?

– Écoutez, vous êtes la femme du premierchef de la tribu, je puis donc vous dire cela : il y alà-dessous quelque chose d’étrange ; j’ai, il y a quelquesinstants, découvert des empreintes. Par la direction qu’ellessuivent il est évident qu’elles sont à cet homme, d’autant plusqu’elles sont fraîches comme si elles venaient d’être faites àl’instant.

– Eh bien ?

– Eh bien, ces empreintes ne sont pas lestraces d’un Peau Rouge, mais, au contraire, celles d’un hommeblanc.

– Voilà qui, en effet, est étrange,murmura la jeune femme devenue sérieuse ; mais êtes-vous biensûr de ce que vous avancez ?

L’Indien sourit avec dédain.

– L’Araignée est un guerrier,dit-il ; un enfant de huit ans aurait vu comme moi : lespieds sont tournés en dehors ; les Indiens, au contraire,marchent en dedans ; le pouce est collé au quatrième doigt,tandis que nous avons nous autres le pouce très-écarté ; aprèsde tels indices, est-il possible de se tromper, je le demande à masœur ?

– C’est vrai, fit-elle, je m’y perds.

– Et, tenez, reprit-il, maintenant quenous voici un peu plus près de cet homme, remarquez sonallure ; il est évident qu’il essaye de se cacher, il croit nepas avoir été encore aperçu par nous, et il agit en conséquence. Levoilà qui se baisse derrière ce lentisque, maintenant il reparaît.Voyez, il s’arrête, il réfléchit, il craint que nous ne l’ayons vuet que sa marche ne nous ait semblé suspecte. Tenez, il s’asseoitpour nous attendre.

– Soyons sur nos gardes, dit leRayon-de-Soleil.

– Je veille, répondit l’Araignée avec unsinistre sourire.

Cependant tout ce qu’avait annoncé l’Araignées’était accompli de point en point. L’inconnu, après avoir semblé àplusieurs reprises chercher à se dissimuler derrière les hallierset à disparaître dans les montagnes, avait calculé que s’il fuyait,ceux qui le voyaient l’auraient bientôt découvert, grâce à leurschevaux. Faisant alors contre fortune bon cœur, il était revenu surses pas, et, assis sur le sol, le dos appuyé à untamarindo, il fumait tranquillement tout en attendantl’arrivée des cavaliers qui s’approchaient rapides de son côté.

Plus les Comanches approchaient près de cethomme, plus il leur semblait reconnaître un Indien.

Ils se trouvèrent enfin à quelques pas delui ; alors tous les doutes cessèrent. Cet homme était ouparaissait être du moins un de ces innombrables sorciers vagabondsqui courent de tribu en tribu dans le Far West pour guérir lesmalades et pratiquer leurs enchantements.

Dans le fait, le sorcier n’était autre queNathan le squatter, que le lecteur a reconnu sans doute depuislongtemps déjà.

Après avoir, selon son habitude, si noblementreconnu, en l’assassinant, le service que lui avait rendu le pauvresorcier que sa science n’avait pu mettre en garde contre cetteabominable trahison, Nathan s’était éloigné au plus vite, résolu àtraverser les lignes ennemies, presque certain de réussir, grâce audéguisement dont il s’était affublé, déguisement que, nous lerépétons, il portait avec une perfection rare.

Lorsqu’il avait aperçu les cavaliers, mettantà profit ce vieux adage qui dit que lorsque l’on a quelque chose àredouter il faut toujours, autant que possible, prendre ses jambesà son cou, il avait cherché à fuir ; malheureusement pour luiil était à pied, assez fatigué déjà d’une longue course et dans unpays tellement ouvert et dénué de bois touffus, qu’il reconnutbientôt que s’il s’obstinait à chercher à s’échapper, il seperdrait inévitablement en donnant des soupçons à des gens qui, nele connaissant pas, se contenteraient probablement de l’étiquettedu sac sans chercher à voir plus loin. Il comptait ensuite sur lecaractère superstitieux des Indiens et sur la dose remarquabled’audace et d’effronterie dont il était doué pour les tromper.

Ces réflexions furent faites par Nathan aveccette rapidité et cette sûreté de coup d’œil qui distinguent leshommes d’action ; son parti fut pris à la minute, et,s’asseyant au pied d’un arbre, il attendit impassible l’arrivée desétrangers.

Du reste, disons-le, Nathan était un hommed’une témérité aventureuse et d’un caractère indomptable ; laposition critique dans laquelle le jetait subitement le hasard,loin de l’effrayer, lui plaisait au contraire et lui causait unecertaine émotion qui n’était pas dénuée de charmes pour un homme desa trempe.

Suivant toujours ce système qui consiste àprendre ses avantages chaque fois qu’on en trouve l’occasion, ils’établit carrément dans sa personnalité d’emprunt, et lorsque lesIndiens s’arrêtèrent devant lui il leur adressa le premier laparole :

– Mes fils sont les bienvenus à moncampement, dit-il avec cet accent guttural si prononcé quiappartenait à la race rouge seule et que les blancs ont tant depeine à imiter ; le Wacondah les a conduits ici, jem’efforcerai de remplir ses intentions en les recevant le mieuxqu’il me sera possible.

– Merci, répondit l’Araignée en luijetant un regard investigateur, nous acceptons l’offre de notrefrère aussi franchement qu’il nous l’a faite ; mes jeuneshommes camperont avec lui.

Il donna ses ordres, qui furent immédiatementexécutés. Comme la veille, l’Araignée construisit une hutte pourles femmes, hutte dans laquelle celles-ci se retirèrentimmédiatement. Le sorcier avait jeté sur elles un regard qui avaitfait passer un frisson sur tout leur corps.

Après le repas, l’Araignée alluma sa pipeindienne et s’assit auprès du sorcier ; il voulait causer aveclui et tâcher d’éclaircir, non pas des soupçons, mais des doutesqu’il avait à son égard.

Malgré lui, l’Indien éprouvait pour cet hommeun sentiment de répulsion invincible dont il ne pouvait se rendrecompte.

Nathan, bien qu’en fumant avec toute lagravité que les Peaux Rouges mettent à cette opération,s’enveloppant d’un épais nuage de fumée, qu’il chassait par le nezet la bouche, suivait d’un regard en dessous tous les mouvements del’Indien, sans paraître s’occuper de lui.

– Mon père voyage ? demandal’Araignée.

– Oui, répondit laconiquement lesoi-disant sorcier.

– Depuis longtemps ?

– Depuis huit lunes.

– Ooah ! fit l’Indien avecétonnement ; d’où vient donc mon père ?

Nathan ôta de sa bouche le tuyau de sa pipe,prit un air mystérieux et répondit avec un accent grave etréservé.

– Le Wacondah est tout-puissant, ceuxauxquels parle le maître de la vie gardent ses paroles dans leurcœur.

– C’est juste, répondit en s’inclinantl’Araignée, qui ne comprenait pas.

– Mon fils est un guerrier de laredoutable reine des prairies, c’est un fils des Comanches ?reprit le prétendu sorcier.

– Je suis, en effet, un guerriercomanche.

– Est-ce que mon fils est sur le sentierde la chasse ?

– Non, je suis en ce moment le sentier dela guerre.

– Ooah ! Mon filsespère-t-il donc tromper un grand médecin, qu’il prononce de tellesparoles devant moi ?

– Mes paroles sont vraies, mon sang couleclair comme l’eau dans mes veines, un mensonge n’a pas souillé meslèvres, mon cœur ne souffle à ma poitrine que la vérité, réponditl’Araignée avec une certaine hauteur, intérieurement blessé dusoupçon du sorcier.

– Bon, je veux bien le croire, repritcelui-ci ; mais depuis quand les Comanches emmènent-ils leursfemmes sur le sentier de la guerre ?

– Les Comanches sont maîtres de leursactions nul n’a le droit de les contrôler.

Nathan comprit qu’il avait fait fausse routeet que si l’entretien continuait sur ce terrain, il s’aliéneraitcet homme qu’il avait tant d’intérêt à ménager. Il changea detactique.

– Moins que tout autre, dit-il avecdouceur, je me reconnais le droit de contrôler les actes desguerriers ; ne suis-je pas un homme de paix ?

L’Araignée sourit avec mépris.

– En effet, dit-il d’un ton de bonnehumeur, les grands médecins comme mon père sont comme les femmes,ils vivent très-longtemps ; le Wacondah les protège.

Le prétendu sorcier se garda bien de releverce qu’il y avait d’amer dans le sarcasme que lui lançait soninterlocuteur.

– Mon fils retourne à son village ?lui demanda-t-il.

– Non, répondit l’autre ; je vais,au contraire, rejoindre le grand chef de ma tribu qui, avec sesplus célèbres guerriers, est en expédition.

– À quelle tribu appartient donc monfils ?

– À celle de l’Unicorne.

Nathan tressaillit intérieurement, bien queson visage demeurât impassible.

– Ooah ! fit-il, l’Unicorneest un grand chef ; sa renommée s’étend sur toute la terre.Quel guerrier oserait lutter avec lui dans la prairie ?

– Mon père le connaît ?

– Je n’ai pas cet honneur, bien quesouvent je l’aie désiré ; jamais jusqu’à ce jour je n’ai pu merencontrer avec ce chef célèbre.

– Qu’à cela ne tienne ; si mon pèrele désire, je le lui ferai connaître.

– Ce serait un bonheur pour moi, mais lamission que m’a confiée le Wacondah réclame ma présence loin d’iciencore. Le temps me presse ; je ne puis, malgré mon désir,m’écarter de ma route.

– Bon ! l’Unicorne est à troisheures de marche à peine de l’endroit où nous sommes ; demainde bonne heure nous atteindrons son camp.

– Comment se fait-il que se trouvantaussi près de son chef, mon fils, qui me semble un guerrierprudent, se soit arrêté ici ?

Tout soupçon s’était effacé dans l’esprit del’Indien, aussi répondit-il franchement cette fois sans chercher àdéguiser la vérité et en mettant de côté toute réticence.

– Mon père a raison ; j’aurais sansdoute continué à marcher jusqu’au camp du chef que j’aurais atteintcertainement ce soir avant le chant de la hulotte, mais les deuxfemmes qui sont avec moi m’ont retardé et forcé d’agir comme jel’ai fait.

– Mon fils est jeune, répondit Nathanavec un sourire insinuant.

– Mon père se trompe, ces femmes sontsacrées pour moi, je les aime et je les respecte : l’une estla femme de l’Unicorne lui-même qui se rend auprès de sonmari ; la seconde est une face pâle, ses cheveux sont blancscomme les nuages qui passent au-dessus de nos têtes chassés par labrise du soir, son corps est courbé sous le poids des hivers ;elle est mère d’un grand chasseur des Visages Pâles, fils adoptifde notre tribu, dont le nom est sans doute arrivé jusqu’à monpère.

– Comment se nomme ce chasseur ?

– Koutonepi.

À ce nom, auquel cependant il devaits’attendre, Nathan fit malgré lui un tel bond en arrière quel’Araignée s’en aperçut.

– Koutonepi serait-il l’ennemi de monpère ? demanda-t-il avec étonnement.

– Bien au contraire, se hâta de répondreNathan ; les hommes protégés par le Wacondah n’ont pasd’ennemis, mon fils le sait ; la joie que j’ai éprouvée enentendant prononcer ce nom a causé l’émotion que mon fils aremarquée.

– Il faut que mon père ait de puissantesraisons pour avoir manifesté tant de surprise.

– J’en ai, en effet, de bien fortes,répondit le prétendu sorcier avec une feinte exaltation :Koutonepi a sauvé la vie à ma mère.

Ce mensonge fut fait avec un si magnifiqueaplomb et un air de profonde conviction si bien joué, que l’Indienfut convaincu et s’inclina respectueusement devant le prétendusorcier.

– Alors, dit-il, je suis certain que monpère ne regardera pas à se déranger quelque peu de sa route pourvoir celui auquel il est attaché par des liens de reconnaissanceaussi forts ; car il est probable que nous rencontreronsKoutonepi au camp de l’Unicorne.

Nathan fit la grimace ; ainsi qu’ilarrive ordinairement aux fourbes, qui pour dissiper à tout prix lessoupçons veulent trop prouver, il s’était enferré ; maintenantil comprit que sous peine de se rendre de nouveau suspect il luifallait subir les conséquences de son mensonge et aller en avantquand même.

L’Américain n’hésita pas, il se fia à sonétoile pour le sortir du mauvais pas dans lequel il s’était mis. Lehasard est surtout le dieu des bandits ; c’est sur lui qu’ilscomptent, et nous sommes forcés d’avouer qu’il les tromperarement.

– J’accompagnerai mon fils au camp del’Unicorne, dit-il.

La conversation continua encore quelque tempsentre les deux hommes.

Enfin, lorsque la nuit fut noire, l’Araignéeprit congé du sorcier et, suivant sa coutume depuis le commencementdu voyage, il alla se coucher en travers de l’entrée de la huttedans laquelle reposaient les deux femmes, et il ne tarda pas às’endormir.

Resté seul devant le feu, Nathan jeta autourde lui un regard investigateur.

Les sentinelles, immobiles comme des statuesde bronze, veillaient appuyées sur leurs longues lances.

Toute fuite était impossible.

L’Américain poussa un soupir de regret,s’enveloppa dans sa robe de bison et s’allongea sur la terre enmurmurant à voix basse :

– Bah ! demain il fera jour. Puisquej’ai réussi à tromper celui-là, pourquoi ne serais-je pas aussiheureux avec les autres ?

Et il s’endormit.

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