La Loi de Lynch

Chapitre 34Fin contre fin.

La fuite de Nathan avait été découverte par unsingulier hasard.

Les Comanches, pas plus que les autresIndiens, n’ont l’habitude des patrouilles et des rondes de postespendant la nuit, toutes inventions des peuples civilisésparfaitement inconnues dans la prairie. Selon toute probabilité,les Indiens ne devaient s’apercevoir qu’au point du jour de ladisparition de leur prisonnier.

Nathan comptait parfaitement là-dessus. Ilétait trop au courant des habitudes indiennes pour ne pas savoir àquoi s’en tenir à cet égard. Mais il avait compté sans la haine,cette sentinelle vigilante que rien n’a la puissanced’endormir.

Une heure environ après l’ascension siheureusement exécutée par le fils du squatter, la Gazelle blanche,réveillée par le froid ou plus probablement par le désir des’assurer par elle-même que le prisonnier était bien gardé et dansl’impossibilité de fuir, s’était levée, et, seule, avait traverséle camp, enjambant par-dessus les guerriers endormis, s’orientantcomme elle le pouvait dans les ténèbres ; car la plupart desfeux étaient éteints, et ceux qui par hasard brûlaient encore nerépandaient qu’une lueur incertaine. Poussée par cet instinct de lahaine qui trompe si rarement ceux qui en ressentent l’aiguillonacéré, elle avait enfin fini par se reconnaître dans ce dédaleinextricable pour tout autre, et était arrivée à l’arbre où devaitse trouver attaché le prisonnier.

L’arbre était solitaire ; les cordes quiavaient servi à Nathan gisaient hachées à quelques pas.

La Gazelle blanche eut un moment de stupeur àcette vue à laquelle elle était si loin de s’attendre.

– Oh ! murmura-t-elle avec rage,c’est une famille de démons ! Mais comment s’est-il doncévadé ? comment a-t-il pu fuir ?

Alors elle chercha.

– Ces misérables dorment tranquilles,dit-elle en apercevant les deux guerriers étendus, tandis quel’homme dont ils étaient chargés de surveiller les mouvements serit d’eux et est loin déjà.

Elle les poussa du pied avec mépris.

– Chiens maudits ! leur cria-t-elle,réveillez-vous, le prisonnier est évadé !

Les dormeurs ou soi-disant tels ne bougèrentpas.

– Oh ! oh ! fit-elle, quesignifie cela ?

Elle se pencha sur eux et les examina avecsoin.

Alors tout lui fut révélé.

– Morts ! dit-elle ; il les aassassinés ! Quelle puissance diabolique possède donc cetterace de réprouvés !

Après un moment d’accablement, elle seredressa avec fureur et s’élança à travers le camp en criant d’unevoix stridente :

– Alerte ! alerte ! guerriers,le prisonnier s’est enfui !

Tout avait été immédiatement en rumeur.L’Unicorne, un des premiers, avait saisi ses armes et s’étaitélancé vers elle en lui demandant la cause de ces crisinsolites.

En quelques mots la Gazelle blanche l’avaitmis au courant, et l’Unicorne, plus furieux qu’elle-même, avaitéveillé ses guerriers et les avait disséminés dans toutes lesdirections à la poursuite de Nathan.

Mais nous savons que, provisoirement du moins,le fils du squatter n’avait rien à redouter de cette vainerecherche.

Cette fuite miraculeuse d’un homme au milieud’un camp rempli de guerriers, sans avoir été aperçue par lessentinelles, avait quelque chose de tellement extraordinaire, queles Comanches, superstitieux comme tous les Indiens, n’étaient paséloignés de croire à l’intervention du génie du mal.

Cependant tout le camp était sens dessusdessous ; chacun courait dans une direction différente enbrandissant des torches. Le cercle s’agrandissait de plus enplus ; les guerriers, emportés par leur ardeur, avaient quittéla clairière pour s’enfoncer dans la forêt.

Tout à coup un cri strident traversal’espace.

Tous s’arrêtèrent comme par enchantement.

L’Unicorne poussa alors un cri aigu etprolongé dont les Comanches répétèrent les dernières notes.

– Oh ! demanda la Gazelle blanche,qu’est-ce donc ?

– Koutonepi ! mon frère !répondit brièvement l’Unicorne en répétant son signal.

– Courons au-devant de lui ! s’écriala jeune fille.

– Allons ! dit le chef.

Ils s’élancèrent suivis d’une dizaine deguerriers qui s’étaient attachés à leurs pas.

Ils arrivèrent bientôt au-dessous de l’arbreoù se tenaient Valentin et ses compagnons.

Le chasseur les voyait venir ; lorsqu’ilsfurent à une courte distance, il les appela.

– Où êtes-vous ? réponditl’Unicorne.

– En haut de ce mesquite, criaValentin ; arrêtez-vous et regardez.

Les Indiens s’arrêtèrent en effet et levèrentla tête.

– Ooah ! dit l’Unicorneavec étonnement, que fait donc là mon frère ?

– Je vous le dirai ; mais aidez-moid’abord à descendre ; nous ne sommes pas commodément placéspour causer, surtout pour ce dont j’ai à vous entretenir, chef.

– Bon ; j’attends mon frère.

Valentin attacha son lasso à une branche et seprépara à se laisser glisser en bas.

Curumilla lui posa la main sur l’épaule.

– Que voulez-vous, chef ? luidemanda le chasseur.

– Mon frère descend, réponditl’Aucas.

– Vous voyez, fit Valentin en montrant lelasso du geste.

Curumilla secoua la tête d’un airmécontent.

– Le Cèdre-Rouge ! dit-il.

– Ah ! canarios !s’écria le chasseur en se frappant le front, et moi qui n’y pensaisplus ! Ah çà, est-ce que je deviens fou ! Pardieu !chef, vous êtes un homme précieux, rien ne vous échappe ;attendez !

Valentin se baissa, et plaçant ses mains dechaque côté de sa bouche, en guise de porte-voix :

– Chef ! cria-t-il.

– Que veut mon frère ? réponditl’Unicorne.

– Montez.

– Bon !

Le sachem empoigna le lasso, et par la forcedes poignets il s’éleva jusqu’à la branche, où Valentin etCurumilla le reçurent.

– Me voilà ! dit-il.

– Par quel hasard vous trouvez-vous enchasse dans la forêt à cette heure de nuit ? lui demanda lechasseur.

L’Unicorne lui raconta en quelques mots ce quis’était passé.

À ce récit, Valentin fronça le sourcil. À sontour, il mit le chef au courant de ce qu’il avait fait.

– C’est grave, dit l’Unicorne en hochantla tête.

– Oui, répondit Valentin ; il estévident que ceux que nous cherchons ne sont pas loin d’ici ;peut-être nous entendent-ils.

– C’est possible, murmural’Unicorne ; mais que faire, par cette nuit noire ?

– Bon ! soyons aussi fins qu’eux.Combien avez-vous de guerriers en bas ?

– Dix, je crois.

– Bien. Parmi eux, en avez-vousquelques-uns sur lesquels vous puissiez compter ?

– Tous ! répondit fièrement lesachem.

– Je ne parle pas au point de vue ducourage, mais à celui de l’expérience.

– Ooah ! j’ai l’Araignée.

– Voilà notre affaire. Il nous remplaceraavec vos guerriers, dont vous lui donnerez le commandement ;il coupera les communications ici, tandis que moi et mes compagnonsnous vous suivrons. Je ne serais pas fâché de visiter l’endroit oùvotre prisonnier était attaché.

Tout s’exécuta comme l’avait arrêtéValentin.

L’Araignée s’établit sur les arbres, avecordre de veiller attentivement, ainsi que les dix guerriers qui setrouvaient avec lui ; et Valentin, sûr désormais d’avoir élevéune barrière infranchissable devant le Cèdre-Rouge, se prépara à serendre au camp, en compagnie de l’Unicorne.

Curumilla s’interposa une fois encore.

– Pourquoi descendre ? dit-il.

Le Français connaissait si bien son compagnon,il avait tellement l’habitude de sa façon de parler qu’il lecomprenait à demi-mot.

– C’est juste, dit-il à l’Unicorne,rendons-nous au camp en passant de branche en branche. Curumilla araison ; de cette manière, si le Cèdre-Rouge est caché auxenvirons, nous le découvrirons.

Le sachem comanche baissa la tête en signed’assentiment, et ils se mirent en marche.

La route n’était pas longue.

Ils marchaient depuis une demi-heure à peuprès, lorsque Curumilla, qui allait en avant, s’arrêta en poussantun cri étouffé.

Les chasseurs levèrent la tête, et, à quelquesmètres au-dessus d’eux, ils aperçurent une énorme masse noire quise balançait nonchalamment.

– Eh ! fit Valentin, qu’est-celà ?

– Un ours, répondit Curumilla.

– En effet, dit don Pablo, c’est unmagnifique ours noir.

– Tirons-lui un coup de fusil, dit donMiguel.

– Gardez-vous-en bien, s’écria vivementdon Pablo, un coup de feu peut donner l’éveil et avertir ceux quenous cherchons de l’endroit où nous sommes.

– Je voudrais pourtant bien m’en emparer,objecta Valentin, ne serait-ce que pour sa fourrure.

– Non, dit péremptoirement l’Unicorne quijusque-là avait gardé le silence ; les ours sont les bonscousins de ma famille.

– Alors, c’est différent, fit le chasseuren dissimulant avec peine un sourire ironique.

Les Indiens des prairies, nous pensons l’avoirdit déjà, sont excessivement superstitieux. Entre autres croyances,ils ont celle de se croire issus de certains animaux qu’ilstraitent de parents et pour lesquels ils professent un profondrespect, ce qui ne les empêche nullement de les tuer dansl’occasion lorsque, ce qui leur arrive souvent, ils sont presséspar la famine ; mais on doit rendre cette justice aux Indiens,qu’ils ne se portent jamais à cette extrémité envers leurs susditsparents sans leur en demander mille fois pardon et leur avoird’abord expliqué que la faim seule les obligeait à avoir recours àce moyen extrême pour soutenir leur vie.

L’Unicorne n’avait nullement besoin de vivresen ce moment, son camp regorgeait de provisions ; aussi fut-ilpour l’ours, son cousin, d’une politesse et d’une galanterie dignesd’éloges.

Il le salua, lui parla pendant quelquesminutes de la façon la plus affectueuse, tandis que l’ourscontinuait à se balancer sans paraître attacher grande importanceau discours que lui débitait le chef, et paraissait bien plutôtennuyé que flatté des compliments que lui faisait son cousin.

Le chef, intérieurement piqué de cetteindifférence de mauvais goût, fit un dernier signe d’adieu à l’ourset passa.

La petite troupe s’avança quelque temps ensilence.

– C’est égal, dit tout à coup Valentin,je ne sais pourquoi, mais j’aurais voulu avoir la peau de votrecousin, chef.

– Ooah ! répondit l’Unicorne, il y ades bisons au camp.

– Pardieu ! je le sais bien, fit lechasseur ; aussi n’est-ce pas pour cela.

– Pourquoi donc alors ?

– Je ne sais, mais cet ours m’avait l’airsuspect, il ne me paraissait pas de bon aloi.

– Mon frère veut rire ?

– Non ! sur ma parole, chef, je vousjure que ce gaillard-là m’a paru faux teint ; pour un rien jeretournerais afin d’en avoir le cœur net.

– Mon frère croit-il donc que l’Unicorneest un enfant qui ne sait pas reconnaître un animal ? fit lesachem avec hauteur.

– Dieu me garde d’avoir une telle pensée,chef ! je sais que vous êtes un guerrier expérimenté ;mais le plus fin peut se tromper.

– Oh ! oh ! Et que suppose doncmon frère ?

– Voulez-vous franchement monavis ?

– Oui, que mon frère parle ; c’estun grand chasseur, sa science est immense.

– Non, je ne suis qu’un ignorant, maisj’ai étudié avec soin les habitudes des fauves.

– Eh bien ! demanda don Miguel,votre opinion est que cet ours…

– Est le Cèdre-Rouge ou un de ses fils,interrompit vivement Valentin.

– Qui vous le fait supposer ?

– Ceci d’abord : à cette heure lesfauves sont à l’abreuvoir, mais en supposant même que celui-ci yfût déjà allé, ne savez-vous pas que tous les animaux fuient devantl’homme, celui-ci, ébloui par l’éclat des lumières, effrayé par lescris qu’il a entendus dans la forêt ordinairement silencieuse,aurait dû, s’il avait suivi son instinct, chercher à se sauver, cequi lui était extrêmement facile, au lieu de se mettreinsoucieusement à danser devant nous, à près de cent pieds enl’air ; d’autant plus que l’ours est un animal trop prudent ettrop égoïste pour confier ainsi étourdiment sa chère et précieusepersonne à des branches aussi faibles que celles sur lesquelles ilse tenait en équilibre ; aussi plus j’y réfléchis, plus jesuis persuadé que cet animal est un homme.

Les chasseurs et l’Unicorne lui-même, quiavait écouté avec la plus grande attention les paroles de Valentin,furent frappés de la vérité de ses observations ; milledétails qui leur avaient échappé se présentaient maintenant à leurmémoire et venaient corroborer les soupçons du Français.

– C’est possible, fit don Miguel, et pourma part je ne serais pas éloigné de le croire.

– Mon Dieu, reprit Valentin, vouscomprendrez qu’il est très-facile que par une nuit aussi noire lechef, malgré toute son expérience, se soit laissé tromper, surtoutà une distance comme celle où nous nous trouvions de l’animal quenous observions et que nous n’avons fait qu’entrevoir ;seulement nous avons commis une lourde faute, et moi tout lepremier, en ne cherchant pas à acquérir une certitude.

– Ah ! fit l’Indien, mon frère araison, la sagesse réside en lui.

– Maintenant il est trop tard pourretourner sur nos pas, le gaillard doit avoir décampé sans demanderson reste, dit Valentin tout pensif ; mais, ajouta-t-il aubout d’un instant en regardant autour de lui, où est doncCurumilla ?

Au même instant, à peu de distance où ilsétaient, les chasseurs entendirent un grand fracas de branchescassées suivi d’un cri étouffé.

– Oh ! oh ! fit Valentin,est-ce que ce serait l’ours qui ferait des siennes ?

Tout à coup le cri de la pie se fitentendre.

– Voilà le signal de Curumilla, ditValentin ; quelle diable de besogne fait-il donc ?

– Il faut le savoir, et pour celaretourner sur nos pas, observa don Miguel.

– Pardieu ! croyez-vous quej’abandonnerais ainsi mon vieux compagnon ? s’écria Valentinen répondant au signal de son ami par un cri semblable à celuiqu’il avait poussé.

– Allons ! reprit don Miguel.

Les chasseurs revinrent sur leurs pas aussivite que le chemin étroit et dangereux qu’ils suivaient le leurpermit.

Curumilla, assis commodément dans un fouillisde branches au milieu duquel il était parfaitement invisible auxregards de ceux qui l’auraient épié d’en haut, riaitsilencieusement tout seul.

C’était une chose si extraordinaire que devoir rire Curumilla, l’heure lui paraissait tellement insolite, queValentin en fut effrayé, et dans le premier moment il ne fut pasloin de croire que son digne ami était subitement devenu fou.

– Ah çà ! chef, lui dit-il enregardant de tous les côtés, me direz-vous pourquoi vous riezainsi ? Quand ce ne serait que pour vous imiter, je ne seraispas fâché de connaître la cause de cette grande gaieté.

Curumilla fixa sur son ami son œil intelligentet lui répondit avec un sourire plein de bonne humeur :

– L’Ulmen est content.

– Je le vois bien, reprit Valentin ;seulement j’ignore pourquoi et je voudrais le savoir.

– Curumilla a tué l’ours, ditsentencieusement l’Aucas.

– Bah ! fit Valentin avecétonnement.

– Que mon frère regarde, voilà le cousindu sachem.

L’Unicorne fit un mouvement de mauvaisehumeur.

Valentin et ses amis suivirent du regard ladirection que leur indiquait l’Araucan.

Le lasso de Curumilla, fortement attaché à labranche sur laquelle se tenaient les chasseurs, pendait dansl’espace ; à son extrémité se balançait une masse noire etinforme :

C’était le cadavre de l’ours.

Curumilla, lors de la conversation del’Unicorne avec son parent, avait épié avec attention lesmouvements de l’animal ; de même qu’à Valentin ces mouvementsne lui avaient pas paru suffisamment naturels, il avait voulusavoir à quoi s’en tenir ; en conséquence, il avait attendu ledépart de ses amis, avait attaché l’extrémité de son lasso à unegrosse branche, et pendant que l’ours, sans défiance, se croyantdélivré de ses visiteurs, descendait nonchalamment de son perchoir,l’Indien l’avait sournoisement lassé. À cette attaque imprévuel’animal avait trébuché, perdu l’équilibre ; bref, il avaitfini par tomber et était resté suspendu dans l’espace, grâce aunœud coulant qui lui serrait le cou, ce qui l’avait préservé de sebriser les os ; il est vrai qu’en récompense il s’étaitétranglé. Les chasseurs se mirent en devoir de ramener le lasso àeux.

Tous brûlaient de savoir s’ils s’étaienttrompés.

Après quelques efforts, le cadavre de l’animalse trouva étendu sur la branche.

Valentin se courba vivement sur lui, mais ilse releva presque aussitôt.

– J’en étais sûr, dit-il avec mépris.

Il donna un coup de pied sur la tête ducadavre, cette tête se détacha et roula dans l’abîme en laissantvoir à sa place le visage de Nathan, dont les traits violacésétaient horriblement contractés.

– Oh ! firent-ils, Nathan !

– Oui, reprit Valentin, le fils aîné duCèdre-Rouge.

– Un !… dit lugubrement donMiguel.

Ce pauvre Nathan n’était pas heureux endéguisements : avec le premier, il avait manqué d’être brûlévif ; avec le second, il avait été pendu.

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