Chapitre 26
Caldas ayant ouvert un livre de statistique, ses yeuxs’arrêtèrent précisément sur cette phrase à l’articlePrisons :
« Sur cent décès de prisonniers, soixante-quinze ont lieu dansles trois premiers mois de la détention. Cette première périodeconstitue le temps critique du régime claustral. Beaucoup detempéraments n’y résistent pas ; mais passé ce terme fatal, lavie moyenne des pénitentiaires excède de trois ans et quatre moisla vie moyenne du reste des habitants de la France. Cet admirablerésultat est dû, on peut le dire hardiment, à l’existence sobre etréglée du détenu, et l’honneur en revient à la sollicitude siéclairée de l’administration supérieure. »
Ce petit alinéa épouvanta Romain.
– Évidemment, se dit-il, je suis dans la période critique. Lemalaise général que j’éprouve, je l’attribuais à l’ennui. Jem’abusais : c’est que je ne m’acclimate pas.
Il se regarda dans la glace, se tira la langue à lui-même et setâta le pouls.
– Certainement, dit-il, je n’irai pas trois mois.
Alors il se prouva qu’il était prudent, puisqu’il avait lafaiblesse de tenir à la vie, de renoncer à la carrièreadministrative. Il y perdrait cent francs par mois, c’estvrai ; mais que n’y gagnerait-il pas en revanche ?
D’abord il ne s’ennuierait plus abominablement, comme il lefaisait depuis son entrée au ministère.
Il pourrait être seul quelquefois, et ne serait plus condamné àcette éternelle cohabitation qui devient insupportable à la longueet fait trouver haïssables les gens que nous sommes le plusdisposés à aimer.
N’a-t-on pas entendu dire que des marins, partis les meilleursamis du monde, en arrivaient, après six mois de navigation, àéchanger des coups de couteau.
Or, Romain était las de naviguer sur le même bord que Gérondeau,que Rafflard, que Sansonnet et que Jouvard le poète.
Il savait bien que la pauvreté l’attendait, qu’il aurait lamalédiction de sa famille. Mais il était résolu à toutsupporter.
Il comptait d’ailleurs s’arranger une existence heureuse, égayéde petits bonheurs négatifs ; et certes au ministère, pendantun mois, il avait fait provision pour l’avenir de ces jouissancespeu coûteuses.
Pourrait-il connaître le spleen désormais après la besogneaffadissante à laquelle il avait été condamné ?
Il lui semblait aujourd’hui qu’il eût écouté sans bâiller uneconférence de M. Frédéric Morin.
Le matin il se lèverait tard ; en se roulant paresseusementsous ses couvertures, il se dirait : Voici l’heure d’aller aubureau ! Rafflard patauge dans la boue, Basquin seramalade.
Dans l’après-midi, autres félicités.
Peut-être ne déjeunerait-il pas ; mais s’il déjeunait, ilne ferait pas sa cuisine lui-même, il mangerait au restaurant, etil ne serait pas exposé par distraction à boire son encrier.
Il irait, il viendrait ; il ne serait point cloué sur sachaise, comme un tailleur sur son établi ; il ne ferait plus,à force de rester assis, des genouillères à son pantalon, ce quiempêche un jeune homme de se produire avantageusement dans lemonde.
Enfin dans les beaux jours il vivrait au grand air, et segriserait de soleil dans la campagne de Paris.
– Voilà donc qui est décidé, conclut-il ; je patientejusqu’à la fin du mois ; je touche mes appointements, et jedis à l’administration : « Tu n’auras pas mes os ! » Avec mescent francs je me lance dans la haute industrie. Heureusement jen’ai plus beaucoup à attendre. Nous sommes le 29, et c’estaprès-demain.
LE JOUR DE L’ÉMARGEMENT
II n’y a que douze jours d’émargement dans l’annéeadministrative, un par mois.
C’est dommage. C’est le seul jour qui offre quelqueagrément.
Aussi comme ils soupirent après, les employés del’Équilibre ! Comme ils comptent avec impatience, à l’instardes écoliers à l’approche des vacances, les heures qui les séparentde ce fortuné moment ! Dès le premier du mois, il y en a quidisent :
– Allons ! dans vingt-neuf jours nous toucherons !
Toucher !… c’est la fin de l’employé sur cette terre.
Toucher !… Que les deux syllabes de ce mot sont caressantespour l’oreille du bureaucrate !
Aussi, à l’Équilibre, ne dit-on pas : « le jour de l’émargement,» c’est le terme officiel ; on ne dit pas : « la paie, » commedans le bâtiment ; on ne dit pas : « la solde ou le prêt, »comme dans l’armée. Non, comme l’ouvrier parisien et comme lagrisette, l’employé de l’Équilibre dit :
LA SAINTE TOUCHE
Oh ! SAINTE TOUCHE, qu’il est doux de célébrer le jour devotre fête ! Comme il est bon de sentir dans sa pochefrétiller vos médailles !
SAINTE TOUCHE, venez à mon aide ! dit le pauvre diable quivient de voir filer sa dernière pièce de cinq francs.
SAINTE TOUCHE, secourez-moi ! voici mon pantalon quis’effrange, mes souliers qui éclatent de rire, et mon chapeau quirougit, le traître.
SAINTE TOUCHE, soyez-moi propice ! vous savez avec quelleimpatience ma femme attend cette jolie robe de soie qui plaira tantà son cousin Alfred, cette robe de soie qui me ramènera peut-êtreun quart de lune de miel.
SAINTE TOUCHE, écoutez-nous ! le propriétaire s’impatiente,le restaurateur ne veut plus faire crédit, le limonadier demande del’argent.
SAINTE TOUCHE, priez pour nous ! les créanciers hurlent ànos chausses.
SAINTE TOUCHE, ayez pitié de nous !
SAINTE TOUCHE, exaucez-nous !
Sainte Touche a entendu toutes ces voix éplorées qui criaient dufond de l’abîme…
Et c’est aujourd’hui le jour de sa fête.
Dès hier les employés étaient plus frais, plus gais, plusdispos ; beaucoup ont parlé de travailler, quelques-uns mêmeont essayé de se mettre à la besogne.
Tous bâtissaient leurs châteaux en Espagne ; ilsdépensaient l’argent de leur mois. Les hommes d’ordre, avec uncrayon, faisaient leurs petits calculs sur un coin de leursous-main,
Ceux qui ont des dettes s’ingéniaient à trouver un moyen pour nepas les payer. C’est à quoi on songe toujours quand on vient derecevoir de l’argent.
Les gens de plaisir complotaient dans un coin quelque aimablefolie.
Ce matin ils sont tous arrivés à l’heure ; il n’y avait pasde retardataires ; il n’y avait pas de malades.
Braves employés ! ils n’ont pas de bouquets à leurboutonnière, comme les noceux de campagne, mais leur figure estendimanchée.
La bienveillance est à l’ordre du jour ; l’employélymphatique et l’employé sanguin ne se prennent plus auxcheveux ; M. Rafflard est presque aimable, et Lorgelin oublieun peu ses griefs contre l’administration.
L’hôtel du ministère même semble avoir changé d’aspect ; lafigure du portier est moins rébarbative ; les corridors sontmoins sombres, les cours moins humides, les vitres moinspoussiéreuses.
Comme on voit bien qu’on va livrer à tous ces rongeurs unetranche du budget ! Un nuage d’or a crevé au-dessus de lamaison.
Tombe, tombe, manne bénie que produit lecontribuable !…
Il rit, il chante, il est en fête l’hôtel de l’Équilibre ;il est en branle comme un campanile italien pour la sainteMadone ; à tous les étages le carillon de l’or dit sachanson.
Cependant tout le personnel est sens dessus dessous ; lesbureaux sont désertés ; on court, on se heurte dans lescorridors, on monte, on descend, on s’appelle, on crie ; à laporte aboie la meute des créanciers qui flaire la curée.
Hallali ! hallali ! ! !
Seul peut-être au milieu de toutes ces joies, le caissier esttriste.
C’est son mauvais jour.
Le voyez-vous derrière sa grille, maigre, blême ; son œil ades paillettes jaunes, reflet de l’or qu’il manie à la journée.
II grogne comme le dogue à qui l’on arrache un os. C’est qu’onlui arrache son or, à lui ; c’est qu’il ne serait pascaissier, s’il n’éprouvait pas une douleur à l’âme de voir s’enfuirtant d’argent. Il est plus pâle ce jour-là que l’homme dont on acoupé les veines et qui voit se tarir sa vie avec son sang.
Il grogne, le caissier ; il est d’une humeurmassacrante ; il a des paroles bourrues, des regards haineux.Et pourtant, comme ils le saluent, les employés ! comme ilssont obséquieux ! comme ils se font doux et petits garçons enallongeant la main sous le guichet étroit.
Tous ne viennent pas à la caisse, pourtant. Chaque bureaudélègue un homme de confiance, d’une probité reconnue, qui,lorsqu’il y va, muni du reçu de tous ces camarades, ne manquejamais cette plaisanterie :
– Adieu, Messieurs, je pars pour la Belgique.
Il ne va jamais jusqu’en Belgique, mais il va toujours au Caféde l’Équilibre et s’y livre à d’interminables parties debillard.
Comme on s’impatiente en son absence ! comme on lemaudit ! S’il revenait, on pourrait s’en aller. Mais non, lemisérable ne reparaît qu’au moment où quatre heures vontsonner.
Un hurrah salue son entrée. On oublie ses torts en entendant lebruit pesant du sac qu’il jette sur la table. Un religieux silencese fait, tandis qu’il établit le compte de chacun. Puis il paye sesamis en or, les indifférents en argent, et ses victimes moitiémenue monnaie et moitié billon.
Lorsque chacun a reçu ses appointements, l’homme de confiance nemanque jamais de s’apercevoir qu’il s’est trompé de cent sous à sondésavantage. D’un ton de mauvaise humeur, il proteste qu’il ne sechargera plus d’une mission qui ne lui rapporte que desdésagréments et des pertes, et il insiste pour que chacun recompteson argent.
La pièce de cent sous ne se retrouve pas.
Alors, d’un ton furieux et toisant toute la compagnie :
– Je ne soupçonne certes, dit-il, la délicatesse de personne,mais à coup sûr il y a un voleur ici.