Chapitre 27
Au bureau du Sommier, c’est ordinairement le jeune Basquin quise charge d’aller toucher les émoluments de ses confrères. Commeles autres, Caldas s’approcha pour mettre sa signature sur lafeuille d’émargement. Basquin l’arrêta.
– Vil surnuméraire, lui dit-il, apprenez que vos pareils nesignent pas à côté de nous sur cet état. Ils vont toucher eux-mêmesà la caisse.
– Pourquoi cette humiliation ? demanda Romain.
– Parce qu’ici, répondit M. Rafflard, les surnuméraires necomptent pas. Les cent francs qu’on vous alloue par mois ne sontpas des appointements, vous les recevrez à titre gracieux del’administration, qui ne vous doit rien.
– Ah ! c’est un peu fort, dit Caldas ; est-ce que jene travaille pas comme les autres ?
– Il est vrai, dit Gérondeau, que vous n’en faites pas plus quenous.
– Enfin, vous auriez tort de vous plaindre, ajoutaBasquin ; le ministère de l’Équilibre est le seul qui paye lessurnuméraires. Allez donc voir à la Guerre et aux Finances. Ainsi,croyez-moi, passez à la caisse, et estimez-vous encore tropheureux.
Caldas se levait pour suivre ce conseil, tout en se disant qu’ilallait goûter du budget pour la première et dernière fois, lorsquela porte s’entre-bâilla et une voix flûtée demanda :
– Pardon, Messieurs, est-ce ici le bureau de M.Caldas ?
Romain fit un bond ; il venait de reconnaître le timbreargentin de Mlle Célestine.
– C’est ici, fit Gérondeau en quittant sa place ; veuillezdonc entrer, Madame.
L’ingénue de Grenelle ne se le fit pas dire deux fois.
Elle avait une toilette étrange et singulièrement tapageuse. Unchapeau noir en tulle avec une énorme rose rouge ponceau sur lecôté, une robe à trente-six volants et un burnous gris-perletraînant sur ses talons. Tout ce luxe sentait le temple à un quartde lieue, mais Gérondeau fut fasciné.
– Caldas est un scélérat, dit-il tout bas à Nourrisson, ça doitêtre une femme du grand monde.
– Je le crois, répondit-il, elle sent l’eau de lavandeambrée.
– Oh ! que j’ai eu de peine à vous trouver, monsieurCaldas, fit Célestine en minaudant, j’ai cru que j’allaisremporter ma veste. Personne ne vous connaissait ici.Heureusement j’ai rencontré un garçon complaisant qui m’a conduiteau chef du secrétariat.
– À M. Le Campion ? fit Romain épouvanté.
– Je crois que oui, un vieux qui a une bonne balle de père nobleavec son paravent comme dans Michel Perrin. En voilà unqui a allumé son gaz en me voyant. Faut dire que j’avaissoigné mon entrée comme dans le père de ladébutante ; je lui ai vendu mon piano, et mevoilà.
– Au fait, pensa Caldas, que m’importe ! je m’en vaisdemain.
Pendant ce commencement d’entretien, Gérondeau, d’habitude sifamilier avec les dames, était resté debout et découvert.
L’argot des coulisses, que parlait Mlle Célestine, lui imposait,et il croyait y deviner le langage des castes privilégiées où iln’est pas admis.
Mlle Célestine avait fait d’un coup d’œil l’inventaire dubureau. Elle reprit en tutoyant Romain, oublieuse du décorumqu’elle avait arboré d’abord :
– Ça n’est pas d’une gaieté folle, ton bocal ! C’est commedans Pierrot bureaucrate. En voilà des cartonsverts ! Qu’est-ce qu’il y a dedans, des souris ?
– Les souris et les grâces y logeraient, Madame, si vous yveniez quelquefois, soupira Gérondeau.
L’ingénue de Grenelle considéra un instant le grosexpéditionnaire, et se penchant à l’oreille de Caldas :
– Il me va, à moi, ce petit père ; il a l’air farce, c’estcomme dans Roger-Bontemps. Mais ris donc un peu, tu n’aspas l’air content. J’ai été gentille pourtant, j’espère que je suisexacte.
– Comme une lettre de change, dit Caldas.
Mlle Célestine ne releva pas cette épigramme.
– Est-ce que nous ne jouerons pas les filles del’air ? continua-t-elle ; d’abord je dîne avec toi,j’ai fait coller une bande sur l’affiche : relâche pour caused’indisposition.
– Saperlotte ! fit Gérondeau suffoqué, uneactrice ! ! ! ô mes rêves ! ! !
– Viens-tu, Romain ? insista l’ingénue.
Comme ils allaient sortir tous les deux, la porte s’ouvritderechef et la tête carrée de M. Krugenstern apparut.
– Monsir Galtas ? demanda-t-il.
Romain, qui ne voulut pas initier davantage ses collègues à savie d’intérieur, jugea à propos de donner audience à son tailleurdans le corridor.
C’est un brave homme que Krugenstern. Quand il eût appris queles appointements de son client n’étaient que de cent francs parmois, il déclara qu’il se contenterait de dix pour cent.
– Suivez-moi donc à la caisse, dit Caldas à son tailleur et àson amie.
Ils étaient à peu près aux trois quarts de l’escalier, lorsqueRomain s’entendit héler par une voix perçante.
Il se retourna et se trouva face à face avec le critiqueGreluchet.
– Enfin, je te repince, s’écria ce littérateur, après t’avoirréclamé aux quatre vents du ciel. Il y a un mois que j’arrête tousles passants dans la rue pour leur demander ton adresse.
– Et c’est le 31 qu’on te l’a donnée, observa Caldas.
– À ne te rien céder, comme on dit à la Comédie-Française,continua Greluchet, ce jour m’a paru propice. Mais quelle est donccette belle enfant ?
L’ingénue se présenta elle-même. Au paletot de Greluchet elleavait flairé un homme de lettres, et ses grandes manières luidonnaient une haute idée de son influence.
– Je suis Mlle Célestine du théâtre de Grenelle, répondit-elleen avançant la bouche en cœur.
– Nous vous aurons un engagement pour le Vaudeville, affirma lecritique.
Et comme Caldas se remettait en marche, il suivit la bande.
Au guichet de la caisse il fallut attendre quelquesinstants.
Quand le tour de Romain fut venu :
– Votre nom ? demanda le caissier.
– Caldas, dit-il.
Le caissier ouvrit un registre.
– Surnuméraire au bureau du Sommier, n’est-ce pas ?
– C’est cela même.
– Eh bien, vous me redevez dix francs.
– Comment, comment cela ? demanda Caldas, qui trouvait laplaisanterie de mauvais goût.
– Oui, dix francs, – une amende du 29.
– Soit, mais il me revient quatre-vingt-dix francs sur mesappointements.
Le caissier haussa les épaules.
– Vous savez bien, reprit-il, que le premier mois de vosappointements est versé à la caisse des retraites, vous letoucherez dans trente-six ans.
– Est-ce sérieux ce que vous dites là ? balbutia Caldasfrappé au cœur.
– Ne me faites donc pas poser, répondit le caissier en refermantbrusquement son guichet.
Alors ce fut un terrible concert d’imprécations et deplaintes.
– C’est une abomination ! criait Caldas, un volmanifeste ! Gardez mon argent, je vous en fais cadeau et neremets plus les pieds dans cette baraque.
Mais Caldas n’était pas le plus indigne.
Qui peindra la fureur de Greluchet le critique ? Sonexaspération se mesurait à la perte qu’il faisait ; et ilperdait à cette déconvenue dix francs qu’il comptait emprunter àRomain, et un bon dîner qu’il était sûr de faire avec lui.
– Il faut leur faire un procès, hurlait-il, leur envoyer deshuissiers.
Krugenstern n’était pas satisfait, mais il semblait supporterphilosophiquement son malheur.
Mlle Célestine, si elle fit une petite moue, reprit vite sabonne humeur.
Elle tira Caldas par la manche.
– Console-toi, lui souffla-t-elle dans l’oreille,Mont-Saint-Jean m’a payé ma semaine ce matin, j’ai sept francs dixsous, c’est moi qui t’invite.
Krugenstern, à son tour, prit Caldas à part. Il le conjura de nepas donner sa démission, de patienter ; et comme Romain luifaisait observer qu’il ne pourrait rester trente jours sans manger,ce tailleur-providence lui offrit sa table et lui glissa vingtfrancs dans la main pour son argent de poche.
Désarmé par tant de générosité, Caldas lui promit de rester dansl’administration.
À ce moment Romain entendit des rires étouffés dans le corridor,et dans la pénombre il aperçut un groupe qui se tenait lescôtes.
C’étaient les bons petits camarades de bureau. Ils s’étaientbien gardés de lui apprendre cette retenue du premier mois, afind’avoir l’agréable spectacle de sa consternation ; etl’événement avait dépassé leur attente.
C’est une mystification qu’à l’Équilibre on réserve toujours àl’innocence du surnuméraire.
Un nouveau personnage apparut tout essoufflé. C’était l’aimableSansonnet.
Ce bon jeune homme, qui venait de toucher ses appointements,avait couru au bureau de Caldas pour l’inviter à dîner. Ayant suqu’il était avec une actrice, il avait pris ses maigres jambes àson cou pour ne pas manquer cette bonne fortune de dîner avec unefemme de théâtre.
– Je vous emmène, dit-il à Caldas.
– Je ne puis, répondit celui-ci ; je suis avec madame etces messieurs, M. Greluchet, un de nos critiques éminents, etmonsieur…
– Mais j’espère, interrompit Sansonnet, que madame et cesmessieurs me feront l’honneur d’accepter mon invitation.
Tout le monde accepta, et Sansonnet, ravi de dîner avec tant degens de lettres, prit le bras du tailleur pour se rendre aurestaurant.