Chapitre 44
Le premier jour de son entrée au bureau des Mauvais sujets,Caldas trouva que ses collègues étaient vraiment trop gais. Lesoir, pressé de sortir, il voulut prendre son chapeau, mais lesbords lui restèrent à la main : on avait mis au fond un poids dedix kilos,
Caldas goûta peu la charge, mais il ne dit rien.
Le lendemain, comme il entrait, un carton préparé à l’avance etrempli de poussière lui tomba sur la tête et faillitl’éborgner.
Il trouva la plaisanterie mauvaise, s’épousseta, s’essuya, maisne dit rien.
Dans la journée, ayant eu soif, il voulut boire un verre d’eauet avala d’un trait une rasade d’eau bouillante.
Il fut sur le point de se mettre en colère ; pourtant il nedit rien encore.
Au moment de partir, il ne trouva plus son paletot ; tousles camarades avaient filé sournoisement. Après avoir cherché uneheure, il fut réduit à regagner son domicile avec son habit detravail, une loque immonde.
C’en était trop, et comme il n’aime pas les disputes, il arrivade bonne heure le jour suivant, et au premier qui entra il donnaune paire de calottes.
Le calotté était le seul qui n’eût pas trempé dans laplaisanterie. Aussi fit-il des excuses à Caldas, qui daigna s’encontenter, mais passa dès lors pour un mauvais coucheur.
– Vous n’avez vraiment pas le mot pour rire, lui dit un de sescollègues ; on ne croirait jamais que vous soyez rédacteur duBilboquet.
Cependant cette histoire de soufflet fit beaucoup pour la gloirede Romain et, ce qui vaut mieux, elle assura sa tranquillité. Lesfarces ne s’adressèrent plus à lui.
Une des grandes occupations du bureau des Liquidations, lorsquela charge n’est pas à l’ordre du jour, c’est la politique et ladiscussion des affaires publiques.
La question italienne et la politique de M. de Bismark ont étéétudiées et traitées à fond ; on s’y intéresse même auxévénements intérieurs ; on y a discuté les moyens de défensede Troppmann, et on ne crée pas un impôt nouveau sans que desorateurs s’inscrivent pour ou contre.
Toutes les opinions d’ailleurs, et même toutes les nuancesd’opinions, y ont leurs représentants. En cherchant bien, on ytrouverait quelque adhérent des vieux partis, si jamais les vieuxpartis ont existé ailleurs que dans les causeries littéraires deSainte-Beuve.
Il y a des hommes des anciens régimes, c’est là le plus beléloge qu’on puisse faire de l’Administration de l’Équilibre, quipermet à chacun d’avoir une opinion, pourvu que personne ne s’enaperçoive.
Caldas n’a pas d’opinion, ou plutôt il s’en est composé une defantaisie qu’il développe avec beaucoup de vivacité et deprofondeur ; il s’intitule philosophe-aristocrate-socialiste.Il est d’ailleurs tolérant, et peut causer de quoi que ce soit sansdevenir rouge de colère et sans appeler son adversaire : « Navet, »comme a l’habitude de le faire M. Louis Veuillot.
Aussi, au bureau des Liquidations, le prenait on volontiers pourarbitre lorsqu’on n’était pas d’accord, et on n’était jamaisd’accord.
La divergence des opinions de ces messieurs s’explique.
Deux se cotisent pour s’abonner au Temps ; il y ena un qui ne lit que la Gazette de France ; le plusriche, reçoit le Journal des Débats ; un autre achètele Siècle ; celui-ci adhère auConstitutionnel, cet autre à l’Ami de laReligion. Un dernier n’a d’opinion qu’une fois par semaine, etcela tient à ce que l’Électeur libre est un journalhebdomadaire.
Tous se feraient hacher menu comme chair à pâté pour soutenir ledire de leurs feuilles. Parole imprimée est pour eux paroled’Évangile, et tout rédacteur est un prophète.
Il y a trois employés que la politique touche médiocrement : unqui n’y comprend absolument rien, c’est le plus intelligent detous, et deux qui ont bien d’autres chats à fouetter.
Caldas avait remarqué chez l’employé qui ne comprend rien à lapolitique des allures mystérieuses, il le voyait tirer de temps àautre un petit cahier de son tiroir et y inscrire quelques notes àla dérobée. Son cahier ne le quittait pas. Chaque fois qu’il avaitoccasion de sortir, fût-ce vingt fois par journée, il le mettaitostensiblement dans sa poche en disant : « Au revoir,Messieurs ! » Romain intrigué résolut de pénétrer cetteténébreuse affaire, et, après trois semaines de flagorneriesaudacieuses, l’homme mystérieux lui ouvrit son cœur et soncarnet.
Cet employé assimile le ministère à une ménagerie et il passe savie à chercher des analogies entre ses camarades et les diversanimaux de la création. Il est convaincu que si on trouvait soncahier, il serait destitué par son chef et lapidé par sescollègues. De là toutes ses précautions. Dans ce cahier il compareLorgelin à un ours, Coquiller à une huître, Nourrisson à unperroquet, Rafflard à un hérisson, le Cluche à un serpent àlunettes, Basquin à un ouistiti, le caissier du Service intérieur àun boule-dogue, et Gérondeau à un dindon.
Caldas, comme journaliste, y était inscrit en qualité decaméléon. Il ne fut pas flatté du rapprochement ; aussirépondit-il à ce Van-Amburg de la bureaucratie, qui lui demandaitson avis sur ce petit travail :
– Je ne vous trouve pas Buffon !
L’un des deux employés qui ont bien d’autres chats à fouetterest L’EMPLOYÉ QUI NE DÉPENSE PAS SES APPOINTEMENTS.
Il thésaurise et place à gros intérêt, probablement à la petitesemaine. C’est lui qui organise des loteries dans l’intérieur duministère ; c’est une vieille pendule, une lampe, une montreavec la chaîne en jaseron, qu’il place à un franc le billet. Ilécoule ainsi des rossignols qu’il achète à vil prix.
Depuis vingt ans il est au ministère : il gagne deux millefrancs d’appointements, et, entré avec vingt-cinq francs pour toutefortune, il possède aujourd’hui, sans avoir rien volé à personne,un capital clair et net de plus de cinquante mille francs.
Cet employé a une maîtresse qui lui fait ses pantalons, et ilporte des souliers vernis en moleskine.
L’autre original est un homme bien malheureux, allez ! Safemme est jeune, jolie et coquette, et il est jaloux…
Avant de venir au ministère le matin, il enferme, dit-on, sonépouse ; mais ce n’est pas vrai, et la preuve, c’est que troisou quatre fois par jour il s’esquive et court jusqu’à son domicile,afin de s’assurer de la présence réelle de la dame.
Il a entendu dire (ce doit être un conte bleu) que certainsemployés ont dû aux charmes de leur moitié un avancement rapide. Sacervelle en a été troublée, et l’année dernière, ayant obtenu uneaugmentation d’appointements de soixante-cinq francs par an, il afait une scène horrible à sa femme et battu froid à son chefpendant six mois.
Dans ce bureau des Mauvais sujets, Caldas trouva cependant untype et un ami.
Le type est l’employé qui a une cousine femme du monde etimmensément riche. Il est allé chez elle en soirée, une fois, il ya quelque dix-huit ans ; depuis, il fait chaque semaine lerécit détaillé de cette fête mémorable.
L’ami est l’employé gentilhomme, l’héritier d’un grand nom. Ilest venu chercher au ministère un abri contre l’orage. Quels quesoient les hasards de son existence, son cœur sera toujoursau-dessus de sa fortune. On le trouve fier à l’Équilibre ;cela tient peut-être à ce qu’il est bien élevé.
Au bureau des Mauvais sujets, outre qu’on boit de la bière, onfume du matin au soir. Pipes et cigares cependant sont sévèrementproscrits du ministère. De petites pancartes qu’on lit à tous lesétages, le long de tous les corridors et dans toutes les pièces,l’apprennent aux visiteurs. Ces petites pancartes sont ainsiconçues :
Il est expressément défendu de fumer dans l’intérieur duministère de l’Équilibre
Cet avertissement, comme de juste, n’empêche rien. On cite deschefs incorrigibles qui se renferment pour brûler un cigare. Lesemployés formalistes ne manquent jamais, lorsqu’ils vont « engriller une » dans quelque réduit inaccessible, de laisser surleur pupitre une note au crayon qui explique leur absence.
Même cette note au crayon est le pendant du tour du chapeau.
En voici la teneur ordinaire :
« Je suis au bureau 73 à prendre un renseignement.»
Il n’y a pas d’exemple qu’un chef soit jamais allé vérifier lachose au bureau 73. À l’Équilibre, on aime mieux croire que d’allervoir.
Autre effet de la défense expresse :
Un jour Caldas vit s’escrimer de la pipe un employé que le tabacsemblait incommoder. Il pâlissait à vue d’œil…
– Vous avez tort de fumer, lui dit Romain.
– Eh ! je le sais bien, répondit l’autre ; mais quevoulez-vous ? c’est défendu !