L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 10UNE FOLIE SPÉCIALE

Je n’étais pas jaloux, non, certes, mais je metrouvais dans une dépression d’esprit analogue.

J’avais sous les yeux mon Ellen, et je medonnais un mal énorme pour me démontrer que ce pouvait n’être paselle.

Dans ses gestes, maintenant, dans sa démarche,dans son regard, je retrouvais à chaque instant l’impression desa sœur Tanagra.

Et puis elle me considérait avec une nuanced’inquiétude, de tendresse, et je jugeais qu’elle était bienEllen.

Toutes les aventures des derniers jourspassaient au crible de ma critique. Pourquoi Tanagra eût-elle prisla place d’Ellen ?

Oh ! elle m’aimait encore, j’en étaisd’autant plus assuré que, depuis le voyage de Calais à Vienne dontj’ai parlé, je n’ai jamais pu reconnaître si j’aimais Ellen pour sabeauté intrinsèque, ou si j’aimais en elle une reproductionfrappante de Tanagra.

Mais, quoi qu’il en fût, j’avais une foi tropgrande dans la noblesse d’esprit de Tanagra, pour la supposercapable d’avoir utilisé sa merveilleuse ressemblance avec sa sœur,à l’effet de m’induire en erreur et de se substituer à lamorte.

Morte ! Mon être se révoltait à la penséedu trépas, que niait cette forme d’Ellen évoluant autourde moi.

J’entends bien ce que diront les gentlemen etladies, discutant mon cas avec la belle placidité del’indifférence.

J’aurais dû chasser toutes ces discussionsbyzantines au premier chef, de ma cervelle de mari épris… J’auraisdû, by heaven ! oui, j’aurais dû ; seulement jene le pouvais pas.

Si bien que j’arrivai insensiblement à un teldésarroi d’esprit que moi, Max Trelam, si profondément soucieux dela respectabilité de mon home, de ma femme, de moi-même, je medéclarai devoir… espionner (un mot dur à prononcer) Ellen, dans lebut de surprendre une preuve évidente de son identité.

On le voit, j’étais fou.

Par suite, j’agis avec la logique impitoyablede la démence.

Ellen s’enfermait dans sa chambre… Neprofitait-elle pas de sa solitude pour reprendre son aspect deTanagra ? Si elle jouait un rôle, il la devait fatiguer ?Et seule à l’abri des regards, il lui serait doux de déposer lemasque.

Lancé sur cette piste, mon instinct dereporter me dicta les mesures à prendre.

Une chance inespérée me favorisa. Je découvrisque la clef, actionnant la porte de ma pièce propre ouvrant sur lecorridor, s’adaptait à la serrure de la salle réservée à ma chèredouce compagne.

Dans les immeubles orientaux sévit, pour lesserrures comme pour le reste, le fatalisme musulman. On ne se gardepas plus des cambrioleurs que de la fatalité.

Avec adresse, je parvins à fausser la clefd’Ellen et à la déposer devant la porte. Ma chère aimée, – qu’elleme pardonne cet acte n’infirmant en rien mon respect pour elle, –devait croire et crut en effet que l’avarie était le résultat d’unchoc.

Le résultat me remplit de joie. La cleffaussée ne pouvait plus être introduite dans la serrure, ce qui, ons’en rend compte, m’eût empêché d’y glisser celle que je tenais enréserve pour le moment opportun.

Du reste, ma chère aimée semblait en proie àune préoccupation étrange.

On eût juré qu’elle attendait une chose qui nese produisait pas.

Quoi ? Cela m’intriguait au plus hautpoint, et me désolait aussi ; car, depuis mon retourd’Alexandrie, et ceci n’était pas une constatation folle, ma chèrecompagne semblait vivre loin de moi, en dehors de moi.

Si elle était Tanagra, cette attitudes’expliquait ; mais si elle était Ellen ?…

La nuit vint.

Comme la comtesse Solvonov nous en avaitprévenus, les domestiques partirent pour la fête. À travers nospersiennes closes, nous les vîmes gagner par le jardin une porte deservice. Ils riaient, bavardaient, enchantés de cette soirée deliberté.

À dix heures exactement nos hôtes seprésentèrent chez nous : le comte Solvonov souriant, empressécomme à l’ordinaire ; la comtesse, en proie à une émotionqu’elle s’efforçait vainement de dissimuler.

Je la vois encore avec sa robe de visite, d’unblanc imperceptiblement nuancé de vert, nous disant :

– Dînez, chers amis. Ensuite, s’il vousplaît, descendez au jardin. Nos serviteurs ne rentreront qu’aujour. Vous ne craindrez donc pas d’être dérangés.

Puis elle me remit une lettre enfermée dansdeux enveloppes. La première, ouverte, portait lasuscription : « Mme la Comtesse Solvonov,palais Ezbek » entourée des cachets de la poste égyptienne. Àl’intérieur, s’en trouvait une seconde, sur laquelle je lus monnom.

Je reconnus l’écriture du boy Nelaïm.

J’allais la décacheter. Une phrase de lacomtesse Nadia m’arrêta.

Elle disait, ses regards fixés sur Ellen,semblant lui transmettre un message mystérieux :

– Je m’aperçois que j’ai oublié lesjournaux. Bah ! rien de curieux. Je vous les remettraidemain.

Banales étaient les paroles. Alors, pourquoila voix de la Polonaise tremblait-elle ? Pourquoi sur lestraits d’Ellen cette fugitive expression de joie et derésolution ?

La phrase, inintelligible pour moi, avait doncun sens caché.

Et je renonçai à lire la missive de Nelaïmafin d’observer. Je la glissai dans ma poche en murmurant avecironie :

– Sans doute, un Amandias quelconquem’affirme-t-il encore le trépas de ma chère vivante Ellen. Cela nevaut pas de perdre quelques secondes de la visite amicale de noshôtes. Je verrai cela plus tard.

Personne ne souleva la moindre objection.J’avoue que je fus froissé de l’indifférence absolue d’Ellen pourma correspondance.

D’autant plus froissé que les Alsidorn necherchèrent pas à cacher leur étonnement.

Le dîner fut expédié presque en silence.

Mme et M. Solvonovfaisaient les frais de la conversation languissante. Herr Fritz etFraü Matilda répondaient d’un air distrait.

Soudain Ellen se leva, laissant tomberl’excuse banale.

– Je vous demande pardon… ; unemigraine atroce… ; je vais me retirer.

– Oh ! chère ! s’exclama NadiaSolvonov, que je vous plains ! Je vais vous apporter monflacon de men-ophr (liqueur arabe qui dissipe lesnévralgies). Comme cela, au moins, vous pourrez dormir.

Puis se tournant vers son mari :

– Je vous confie nos hôtes, n’est-cepas ?

Le comte acquiesça d’un signe de tête. Jesurpris dans ses yeux comme un pétillement d’ironique gaieté,tandis qu’Ellen et Nadia sortaient.

La pensée me traversa que M. Solvonovétait chargé d’assurer, aux deux femmes, la tranquillité d’uneconversation sans témoins ; qu’il n’était plus mon hôte àcette heure, mais un gardien qui les avertirait si je cherchais àles surprendre.

Tout naturellement, je me sentis aussitôt undésir affolant de réaliser ce qui m’était interdit.

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