L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 8DE MALLE EN PANIER

– Demain, prononça-t-elle d’un accentraffermi, qui sonna lugubrement dans la pièce, celui que vous aveznommé estime que miss Tanagra aura vécu.

– Elle !

Je m’étais dressé d’un bond. À l’instantprécis où mon cœur venait de décider le devoir d’aimer Ellen enTanagra, Strezzi préparait la mort de celle-ci !

J’eus une minute d’affolement véritable, d’oùme tira la voix douloureuse de mon interlocutrice.

– X. 323 espère la sauver.

– Que ne suis-je auprès d’elle au momentdu danger !

Sur les traits amaigris de miss Aldine rayonnaun vague sourire. Son regard bleu se posa sur moi avec une douceurlumineuse.

– Justement, je dois vous enseigner lemoyen d’être auprès d’elle.

D’un geste inconscient, je lui saisis lesmains. Je remarquai qu’elles étaient glacées ; mais emportépar l’espoir né de ses derniers mots, je balbutiai :

– Dites ! Dites !

Elle ne chercha pas à se dégager. Très calme,comme inattentive à mon étreinte, elle continua :

– Nul ne vous sait en cette maison ;nul ne doit apprendre votre sortie. Des yeux surveillentcertainement les alentours.

– Des Yeux d’Or vert, plaisantai-je.Comment tromper ces Yeux d’Or vert ?

D’une voix lente, martelant les syllabes, sansdoute pour les faire mieux pénétrer dans mon esprit, miss Aldines’exprima ainsi :

– Le jardinier qui a l’entreprise desfleurs du jardin du consulat russe est Arrow, le pépiniériste deBoulaq. Son magasin du Caire se trouve…

– Auprès du palais de Nubar-Pacha.

– En effet. C’est là que l’on vousconduira tout d’abord.

– Sans être vu par les Yeux àredouter ?

– Sans être vu. Voici comment. Arrow, àchaque saison, vous le savez, change les fleurs qui composent lescorbeilles du jardin du Consulat.

– Ainsi procèdent tous lesjardiniers.

Sans tenir compte de l’interruption, moninterlocutrice poursuivit :

– Ces fleurs, il les apporte dans sacharrette de livraison. Elles sont rangées dans des paniers longset peu profonds. Ces paniers demeurent ici, dans le garage auxoutils, jusqu’au jour où, le pépiniériste ayant quelque loisir, lesenlève pour les rapporter chez lui.

J’ouvrais de grands yeux, ne pressentant pasoù la narratrice en voulait venir.

– Vous sortirez dans un de ces paniers,expliqua-t-elle, sans que la drôlerie du procédé amenât sur sonvisage la moindre trace de gaieté.

Et cependant cela apparaissait résolumentcomique. Dire à un gentleman, entré dans une malle, qu’il va sortirdans un panier, il me semble qu’il y a là une situation rappelantles facéties burlesques des minstrels.

– Vous vous y tiendrez coi,jusqu’au moment où Arrow, détachant les liens de jonc quimaintiendront le couvercle, vous invitera à… cesser d’êtrefleur.

Je crus à une plaisanterie et je dis avec unsourire :

– Très joli.

– Joli ou non, répondit-ellesérieusement, l’expression est un signal. Il signifiera que, dansla maison où l’on vous aura conduit, vous pourrez circuler sanscrainte, en évitant toutefois de vous montrer aux fenêtres donnantsur la rue.

– Quelle rue ?

– Je l’ignore. X. 323 ne l’a pasdit.

Toute l’abnégation de l’obéissance volontairesonnait dans cette dernière phrase.

– Il est une heure du matin. Arrowviendra à quatre. Il procède à ses transports au petit jour, car iln’est pas joli de voir un consulat encombré de paniers. Il seraittemps de prendre place dans le… véhicule qui vous est offert.

– Conduisez-moi.

Elle approuva la réponse d’un signe de tête,puis elle chuchota :

– Pas de bruit…

Les K’vas dorment. Il faut éviter cependant cequi serait susceptible d’attirer l’attention d’un serviteur atteintd’insomnie.

En un instant, j’eus pris mon chapeau ;je glissai dans la poche intérieure de mon vêtement le journal demiss Tanagra et je suivis ma conductrice.

La bibliothèque s’ouvrit devant nous.

Nous traversâmes le cabinet de débarras que jeconnaissais, grâce au judas, puis la chambre de miss Aldine, etnous pénétrâmes dans le bureau du consul.

– À partir de cette salle, redoublons deprécautions murmura la jeune fille.

Elle me prit la main et m’entraîna, me donnantà peine le temps de jeter un coup d’œil sournois sur leclasse-papiers de paille, où je savais enfoui le brassard aux dixopales.

Quel itinéraire suivons-nous à travers leConsulat ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Nous progressons lentement dans une obscuritécomplète.

Tout à coup, nous nous trouvons dans une piècecarrée, où pénètre un rayon de lune. Je cherche par quelle issue seglisse la clarté. Je l’aperçois, c’est un trou rond, un œil-de-bœufperçant la muraille au-dessus d’une porte que je devine dans lapénombre.

– La remise aux outils, chuchote ladactylographe à mon oreille.

Ah ! parfaitement. Maintenant que je suisprévenu, je distingue des bêches, des râteaux, des pelles, alignésle long des parois. Voici le rouleau à gazon et les tuyauxd’arrosage arrondis en couronne.

Au fond, de longs paniers s’entassent, accotésaux murs.

Miss Aldine en attire un à terre, elle sebaisse. J’entends criqueter sous ses doigts les liens de joncfixant le couvercle qui se soulève.

Et elle reprend :

– À travers le clayonnage, vousrespirerez facilement. Le moment est venu.

Elle n’a pas à insister. Je m’étends dans lepanier.

Bon, je n’y serai pas mal. On a poussé laprécaution jusqu’à garnir le fond d’un capiton.

Et puis je songe qu’à cette minute mêmecommence la promenade, au bout de laquelle je reverraiTanagra ; Tanagra à qui je dirai :

– J’ai lu les pages qui ne m’étaient pasdestinées, ces pages ayant reçu la confidence de votre tristesse,ces pages embaumées du parfum de votre âme aimante. Vous qui fûtesma première fiancée, Tanagra, reprenons le rêve où la fatalitél’interrompit. Plus de désespoir, plus d’épouvante devant l’âme quifleurit sur une tombe. La tombe ne saurait être jalouse de vous,car Ellen et vous n’êtes qu’une même aimée.

Miss Aldine s’est agenouillée pour rattacherle couvercle.

Elle reste ainsi une minute, sans mouvement.Ses yeux bleus sont fixés sur l’ouverture qui livre passage aufaisceau argenté des rayons lunaires. Quelle prière monte de seslèvres vers le ciel sur cette échelle de clarté ?

Mais ses mains se portent sur le couvercle.Elle se penche un peu et, d’une voix si faible, si éperdue, que jela perçois à peine et que je frissonne de l’entendre, elledit :

– Vous leur répéterez que mon rêve, monvœu, est de mourir pour eux. Finir en me dévouant à eux ;c’est la seule solution possible, la seule.

Je voudrais répondre, interroger, oindre dubaume des paroles d’espérance la détresse infinie que je sens en lajeune fille.

Je n’en ai pas le loisir.

Avec un grincement le couvercle tourne sur sescharnières de jonc. Il se rabat, m’isolant du monde extérieur. Jene dois plus révéler ma présence jusqu’à l’heure où le jardinierArrow m’invitera à cesser d’être fleur.

Tout d’abord ma pensée suit celle qui vient deme quitter.

Ses ultimes paroles bourdonnent dans moncerveau :

– Mourir en me dévouant pour eux. C’estla seule solution, la seule !

Quel drame pèse sur la malheureuse ?

Mais bientôt une autre image se substitue àcelle de miss Aldine. C’est une autre miss, aussi tragique, aussidouloureuse. Et pour celle-ci, mon cœur a battu aux mêmessouffrances ; j’ai été emporté sur la même route aimante etfatale.

Celle-ci, enfin, je me l’avoue avec une joiedouloureuse, je l’ai toujours aimée, je l’aime.

Rrran ! Vlan ! Rrrran ! Uneporte qui s’ouvre avec fracas ; des pas lourds claquant sur lesol ; des voix rudes échangeant des paroles laborieuses.

– En retard. S’agit de débarrasserrapidement les paniers.

– Cinq minutes, master Arrow.

– Mettons-en dix, mais pas davantage. Ilest quatre heures vingt. Il faut qu’à la demie nous soyons enroute.

– On y sera, master Arrow.

Je comprends. Le jardinier et ses aidesviennent reprendre leurs mannes d’osier. Ils vont les charger surla charrette de livraison. Mon panier mêlé aux autres n’attireral’attention d’aucun espion.

Ah ! il faudrait véritablement une dosed’astuce surhumaine pour deviner cette façon originale de sortird’un consulat.

La manne est ballotée un instant, on la poussesur d’autres, cela je le reconnais au crissement du jonc sur lejonc. Un instant de tranquillité, puis une série de cahotsprovoqués par le roulement de la charrette sur la chaussée.

Hurrah ! Nous voici en marche. Chaquetour de roue m’éloigne du consulat, me rapproche de Tanagra.

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