L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 10JE DEVIENS X. 323.

– Mais le but de cedéguisement ?

– Mon frère le sait ; moi, jel’ignore. Je crois qu’il est utile, non seulement au succès, à lalibération de nos personnes, à la fin de notre existence d’espions,mais aussi au bonheur de celui qui s’est sacrifié toute sa vie.

– N’ajoutez rien, je vous en prie. Jeserai ce qu’il vous plaira.

C’est le matin. Nous échangeons ces répliquesdans la maison de la ruelle des Possédés-Derviches. Tanagra estdebout. N’étaient une légère pâleur et la bande de sparadrapdessinant sa ligne sombre sur le cou blanc, sa blessure pourraitpasser pour une fantaisie de rêve.

Je suis assis devant l’unique table dumobilier, sur laquelle sont des flacons divers, et aussi despostiches. On jurerait voir l’installation d’un comédiense grimant avant d’entrer en scène.

De fait, c’est bien cela.

Tanagra debout auprès de moi, me fait lafigure avec des pinceaux (blaireau, éponge), qu’elle trempedans divers flacons. Puis elle m’applique une moustachepostiche.

« C’est fait, dit-elle joyeusement. Onvous prendrait pour mon frère, alors qu’il s’était donné, à Vienne,l’apparence du dernier chef de la maison deGraben-Sulzbach. »

Elle me présente une glace, j’y jette un coupd’œil et je reste interdit.

Je ne suis plus Max Trelam, le correspondantdu Times, au visage soigneusement rasé, doué de cetteblancheur rosée particulière à la race saxonne, à laquelle je mefais gloire d’appartenir.

J’ai l’air d’un Slave, avec ma moustachetombante, d’une nuance blond pâle, avec mon teint un peu brouillé,empreint de lassitude. Je me sens reporté en arrière de plusieursmois. Je me revois à Vienne, alors que mes fiançailles avec missTanagra furent si cruellement rompues par le comte Strezzi, le pèrede ce Franz qui nous poursuit à cette heure.

Ainsi m’apparut X. 323, seigneur deGraben-Sulzbach.

– Si l’exactitude suffit pour vaincre, lavictoire est assurée, murmurai-je.

Tanagra secoue dubitativement sa jolie têteauréolée de cheveux bruns parmi lesquels scintillent des filsd’or.

– Le Ciel le veuille, prononce-t-elle duton profond de la prière. Maintenant, préparons-nous au départ.

L’expédition que nous allons entreprendre,expédition dont X. 323 connaît seul le but final, peut nousentraîner au delà de la vie.

Mais l’instant n’est point propice à larêverie même lugubre. Et puis une bouffée de cabotinage desituation souffle sur moi. Je représente X. 323. Je dois jouerle personnage que j’admire, ce personnage qui ne plie sous aucunchoc. Et c’est d’un ton dégagé que je reprends :

– Veuillez me répéter vos instructions etmettons-nous en route.

Elle me toise, un étonnement sur laphysionomie. Mais elle doit comprendre ce qui se passe en moi etelle consent :

– Nous nous rendons ostensiblement auconsulat de Russie.

– Bien !

– Nous nous présentons au consul. Vousprendrez la parole, car il semblerait invraisemblable queX. 323 me laissât la direction de l’entretien.

– Oh ! pour parler, je puis mecharger de cela, si je sais bien ce qu’il convient ou non dedire.

– Voici le thème. Devant les employésquels qu’ils soient – elle souligna ces mots – j’ai failliêtre assassinée cette nuit par les bandits aux dix yeux d’or.

– Conforme à la vérité, hélas !

Elle ne parut pas entendre la réflexion etcontinua :

– Votre affection fraternelle, inquiètedu sort qui me menace, alors qu’un deuil récent…

Elle ferma les yeux, balbutia avec unetristesse infinie :

– Pauvre Ellen !

Je sentis dans mon cœur la souffrance quiétreignait le sien et, désireux d’éloigner ce point pénible del’entretien :

– Oui, cela m’est clair. Je sollicitel’hospitalité au consulat qui me semble un asile sûr et pour vouset pour moi.

Elle inclina la tête, puisdoucement :

– Une fois seul avec le fonctionnairerusse, vous lui faites savoir que la crainte avouée est un simpleprétexte.

– Ce qu’il croira sans peine, X. 323n’ayant pas la réputation d’un trembleur.

Elle me remercia du geste, prononça :

– Je sais que vous aimez mon frère.

– Je vous aime tous, m’écriai-jeimpétueusement…

Elle m’arrêta aussitôt :

– Max Trelam, pourquoi parler ainsi quandl’orage gronde autour de nous, quand la mort nous touche peut-êtredéjà de son aile ?

Et comme je baissais la tête, confusvisiblement de la mercuriale méritée, elle reprit du ton de laconversation, ses yeux redevenus doux :

– Le consul donnera créance à vos parolesd’autant plus que vous les lui expliquerez ainsi : Notreprésence dans sa demeure aura le même effet que le chevreau attachéà un pieu dans la jungle hindoue exerce sur le tigre. Le fauve quinous hait sera attiré, et nous à l’affût, nous le prendrons ;nous mettrons fin au cauchemar du gouvernement moscovite en ce quiconcerne le brassard révolutionnaire aux dix opales.

– Non seulement le consul mecroira ; mais j’ai la conviction que je parlerai selon lavérité.

Elle haussa les épaules pour indiquer qu’ellen’était pas convaincue.

– Je suis d’autant plus assuré que FranzStrezzi cherchera à pénétrer au consulat, que le brassard lui-mêmel’y attirera.

Tanagra m’interrogea du regard, évidemmentsurprise par mon affirmation.

– Je sais où il se trouve, ajoutai-jelentement.

Elle tressaillit :

– Vous le savez, vous ?

En quelques mots, je lui appris l’existencedes judas dans la chambre circulaire qui m’avait caché àtous les yeux. Je lui dis l’étrange attitude de la dactylographedans le cabinet de travail, comment elle avait tiré le brassard duclasse-papiers arabe.

Elle m’écoutait, puis pensive :

– Mon frère sait certainement cela. Etvoilà ce qui me trouble, ce qui m’empêche d’avoir la certitude quevous exprimiez tout à l’heure.

Et comme je la regardaisinterrogativement :

– X. 323, reprit-elle posément,ainsi que si elle résumait les données d’un problème ;X. 323 veut que le brassard, tantôt aux mains du gouvernement,tantôt aux mains de révolutionnaires farouches, cesse d’être unemenace sanglante suspendue sur un grand peuple.

« S’il le détruisait lui-même, ceux qui,pour rendre l’honneur à nos morts, nous ont imposé l’affreux métierd’espions (affreux même quand on l’exerce honorablement), ceux-làne nous libéreraient pas, ainsi qu’ils l’ont promis solennellementà la condition que nous débarrasserions le monde du maître des DixYeux d’Or vert, du maître de la Comète rouge… Or, mon frère veutqu’enfin il nous soit permis de vivre au grand jour.

« Donc il faut que le brassard soitanéanti d’apparence en dehors de sa volonté.

– Comment espérez-vous arriver àun résultat semblable, m’écriai-je ?

– C’est là le secret de mon frère, celuide miss Aldine.

Je me pris le crâne à deux mains.

– Miss Aldine, je le crois, est un agentde X. 323 ; il a donc en elle une confianceabsolue ? Vous supposez que cette personne sait ce que nousignorons, nous, dont le dévouement ne fait pas doute ; uneconfiance pareille est-elle justifiée par quelque chose ?

– Je n’en sais rien.

À cette réponse stupéfiante je demeurai uninstant muet. Pourtant je me ressaisis et je protestai avecénergie :

– Alors je ne comprends plus pourquoivous admettez un sentiment qui, pour vous-même, ne s’appuie surrien.

– Vous vous méprenez, Max Trelam ;elle s’appuie sur la foi entière que j’ai en la parole de monfrère.

– Et cette parole est ?…

– Je vous redis textuellement la réponsequi me fut faite à une question identique à la vôtre.

« Miss Aldine, prisonnière du crime,s’offre en victime expiatoire. Plaignez-la. Elle est plusmalheureuse que nous-mêmes. »

Ces derniers mots avaient déjà touché montympan. Ils y frappèrent comme un reproche. L’image de ladactylographe se dressa devant moi. Je la vis nettement, avec sonvisage désespéré, ses traits creusés par une souffrance surhumainecontrastant avec son regard pur et affolé.

X. 323 l’avait dépeinte. Prisonnière ducrime, elle s’offre en victime expiatoire.

Et emporté par un désir irrésistible d’effacerjusqu’au souvenir de ma résistance, de mes critiques, j’emprisonnaila main de Tanagra dans les miennes en bredouillant :

– J’aime X. 323. J’obéirai sanschercher davantage à pénétrer sa pensée. Je ne veux plus savoirqu’une chose, c’est que je suis auprès de vous, Tanagra, et quenous marchons ensemble à la mort ou à la vie.

Une coloration fugitive de son visage merévéla son émotion. Il me sembla que sa main pressait légèrementles miennes, m’apportant la réponse muette, inconsciente, de sonâme aimante.

Quelques minutes plus tard, nous quittions lamaison de la ruelle des Possédés-Derviches et nous nous dirigionsvers la Sharia Imad-ed-Din, où se dresse la façade du consulat deRussie.

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