L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 7LES JOURS DE SÉQUESTRATION

Le troisième jour de ma claustration dans lasalle circulaire s’achève.

Je sais maintenant pourquoi mon réduit estaussi bizarrement machiné. La maison, occupée par le consulat futconstruite par Yecoub, chef de la police du khédive Mehemet.

Un chef de la police a besoin de surprendremaint secret, surtout en Orient. Les judas, la salle secrètes’expliquent d’eux-mêmes.

Je sais également comment on entre dans maretraite.

Une portion de la bibliothèque tourne surelle-même et communique avec le cabinet de débarras, où j’aiconstaté la présence des bagages de miss Aldine.

C’est la dactylographe qui m’a appris toutcela. Elle m’apporte mes repas, cause avec moi, se montre attentiveet bienveillante.

Seulement j’ai acquis la certitude qu’elleignore l’existence des judas, s’ouvrant sur le cabinet detravail du consul et sur les autres pièces. Je ne les lui ai pasrévélés.

Je ne devrais pas avoir de défiance à sonégard. La recommandation de Tanagra est expresse. Sans doute ;mais je me rappelle l’attitude de la jeune fille en face dubrassard aux opales et je me tais. De plus, elle est étrange. Aumilieu d’une conversation indifférente, elle tressaille, promèneautour d’elle des regards troubles ; ses yeux bleuss’emplissent d’épouvante.

Puis elle s’apaise brusquement.

De quoi a-t-elle peur ?

Quelles pensées la font pleurer quand elle secroit seule, à l’abri de toute surveillance ?

Car elle pleure alors. À deux reprises, jel’ai vue, par le seul judas que j’utilise, celui qui regarde dansle cabinet du consul.

Et la seconde fois, sous l’empire del’émotion, elle a prononcé à haute voix des paroles qui m’ont parutragiques, encore que leur sens m’échappât. Elle a dit :

– Espérer serait folie ! L’impassen’a pas d’issue… Oh ! le rêve sans lendemain ! la fleurbleue au bord du gouffre ! La seule espérance est la brièvetédu martyre !… Démontrer que je hais le crime et puis…disparaître.

J’avoue que je fus très ému. À travers lesmots sans signification précise, j’entrevoyais un abîme dedésespérance.

À la suite de cela, je me suis pris à laconsidérer avec attention.

Une pensée intérieure la dévore. Je lis celasur son visage, que creuse une indicible angoisse, dans ses yeuxqui s’égarent de plus en plus.

Hier soir elle est arrivée, chargée de monrepas. Et tandis que je me mets à table, sans grand appétit (j’aibeau me livrer aux douceurs de la gymnastique suédoise, l’exercicedans un espace fermé ne développe pas l’appétit comme le pleinair), miss Aldine parle.

– Je sais que vous aimezbeaucoup X. 323, prononce-t-elle doucement, avec unfrissonnement de la voix qui ne me semble pas motivé par laphrase.

– Beaucoup est encore trop peu dire,soyez-en certaine.

– Je suis sûre. Aussi pensai-je vousfaire plaisir en vous apprenant qu’il a réussi à provoquerl’arrestation de deux des hommes de la bande des Yeux d’Orvert.

Je tressaille comme bien vous le pensez. LesYeux d’Or vert. Cette dactylographe mystérieuse est donc aucourant ? Sans en avoir conscience je l’interroge :

– Vous connaissez les Yeux d’Or, les dixYeux d’or vert ?

Elle frissonne toute et soupire cette répliquedéconcertante :

– Hélas !… Et je pleure sur Mrs.Ellen Trelam.

Puis ses mains se joignent en un gestesuppliant :

– Ne demandez pas ce qui ne doit pas êtredit. Écoutez seulement ce que l’on m’a ordonné de vous apprendre.Deux affiliés aux Yeux d’Or vert ce soir, cinq hier matin et septdans la journée précédente… cela fait quatorze… Il en reste dixautour du chef…

Sur ces dernières paroles, la respirationparut lui manquer, son tremblement s’accentua. Mais elle domina cetrouble si mystérieux pour moi et acheva :

– Quatre ou cinq tomberont dans la nuit.Les autres seront hors d’état de nuire demain.

Et comme je me frottais les mains,véritablement enchanté de constater que X. 323 vengeaitterriblement ma chère morte, miss Aldine eut un geste terrifié.

– Ne vous réjouissez pas.

– Pourquoi donc ? N’est-il pasnaturel…

Elle coupa la phrase pour lancer d’une voixnerveuse et voilée :

– Rien n’est naturel, rien. À peinearrêtés, tous les yeux d’Or vert sont morts entre les bras despoliciers. Ils avaient été empoisonnés avant de se rendre là où ilsdevaient tomber au pouvoir de la police.

– Empoisonnés, répétai-je avecstupeur ! Qui avait pu ?…

Elle s’exclama avec épouvante :

– Qui ?… Leur chef donc, les mettantainsi dans l’impossibilité de le trahir.

– Il savait qu’ils seraient capturés parles braves agents égyptiens ?

– Il devait le savoir, gémit moninterlocutrice.

Et je me pris à frissonner comme elle-même.Toutefois, ma satanée curiosité, toujours supérieure à mesémotions, m’incita à poser une question qui eut un résultatinattendu.

– Mais ce chef, leconnaissez-vous ?

J’avais été sur le point de prononcer le nomde Strezzi et vraiment, à cette heure encore, je ne sais paspourquoi mes lèvres avaient prudemment modifié ma pensée.

Comme je m’applaudis de ma réserve en voyantles traits de la dactylographe se couvrir d’une rougeur ardente, seconvulser en un rire de folie !

– Il me demande si je le connais !…À moi, à moi ? Le chef ! Le chef !… Oh ! qu’ilsoit vainqueur ou vaincu, les Yeux d’Or vert sont gravés sur monfront, sur mon cœur, sur mon esprit.

Brusquement, elle se tut, se précipita vers labibliothèque et, actionnant le ressort qui déterminait l’ouverturede l’issue secrète, elle disparut, me laissant totalementdémoralisé par ce que je venais d’entendre.

Pourquoi cette exclamation : Les Yeuxd’Or sont gravés sur mon front !

Qu’a-t-elle donc de commun avec Strezzi ?Comment obéit-elle à X. 323 ?

Et puis une foule de détails, épars jusque-làdans ma cervelle, se groupent, m’apportent un malaiseindicible.

Miss Aldine n’est pas ce qu’elle s’efforce deparaître. Il y a dans ses gestes, dans le choix de ses expressions,une distinction qui trahit l’habitude d’un monde supérieur, unesprit étonnamment cultivé.

Je constate qu’elle est l’égale intellectuellede Tanagra.

Elle conserve, dans le désarroi indéniable desa pensée, un tact, une mesure que donne seule une éducationélevée.

Je suis curieux, on le sait ; je lui aitendu les pièges auxquels succombent presque toujours lesinterviewés ; elle les a éludés sans paraître lesremarquer, et je dois ainsi arriver à cette constatationdésagréable pour le correspondant émérite du Times, que jene suis pas plus avancé que le premier jour dans la connaissance del’être intérieur de la charmante dactylographe.

Une heure s’écoule dans ces réflexions. MissAldine reparaît. En termes choisis elle s’excuse de sa brusquesortie ; elle dit enfermer en elle un secret douloureux,m’arrête quand je veux témoigner mes regrets d’une phraseinconsidérée et conclut :

– Je vous en prie, qu’il ne soit plusquestion de cet incident.

Après quoi, du ton le plus naturel :

– Ceux que X. 323 a signalés à lapolice sont bien près d’être arrêtés. J’attends avec impatience desavoir s’ils trépasseront comme leurs devanciers.

– Vous serez donc avisée ?

– Oui, dans la soirée. Désirez-vous queje vous renseigne aussitôt ?

– Vous n’en doutez pas, j’imagine.

Elle secoue mélancoliquement la tête. Ellereprend :

– Vous avez bien souffert aussi ! Ehbien, lisez ; car peut-être il sera tard quand jereviendrai.

– Je vais mettre à jour ma relation pourle Times, cette relation qui, je l’espère, sera publiée…après la victoire de mes amis.

Il me sembla qu’elle était agitée par untremblement.

Mais cela fut si rapide que je n’osaim’assurer la certitude de mon impression. Elle reprit d’un tonindéfinissable :

– X. 323 avait disposé autrement devotre soirée.

– Lui ? m’écriai-je, surpris parl’affirmation inattendue.

– Oui.

– Et qu’avait-il décidé ?

Miss Aldine tira de sa poche un cahier de ladimension d’un carnet block-notes petit format.

– Il désire que vous lisiez ceci, etspécialement la partie comprise entre les croix au crayonrouge.

Je tenais déjà le carnet. J’allais lefeuilleter. Elle m’arrêta encore.

– Attendez. Vous devez être seul pourlire. Au revoir.

Et l’étrange jeune fille marcha vers labibliothèque.

Le glissement léger de l’issue secrètepivotant sur elle-même m’avertit qu’elle avait quitté ma prison. Etenvahi soudainement par un désir irrésistible de connaître lacommunication de X. 323, j’ouvris le cahier.

Je retins un cri.

Je reconnaissais cette écriture. Tanagra avaittracé les lignes qui dansaient devant mes yeux.

Sans que je pusse me dire pourquoi, mon cœurse prit à battre follement.

Au surplus, je ne m’inquiétai pas de cephénomène cardiaque. Une idée m’absorbait.

Je voulais lire, lire, ainsi que l’ordonnaitX. 323, ce que la sœur d’Ellen avait écrit.

C’est ainsi que parvinrent à ma connaissanceles pages du « Journal » de Tanagra, que j’ai reproduitesen tête de la seconde partie de mon récit.

Ainsi se produisit en moi l’évolution queX. 323, avec sa profonde connaissance du cœur humain, avaitcertainement escomptée.

Il était près de minuit lorsque ma résolutionse précisa par cette formule :

– J’ai aimé Tanagra dans Ellen ;j’aimerai Ellen en Tanagra.

J’avais la tête un peu lourde, je lereconnais. On ne parvient pas à une telle solution sans un puissanteffort intellectuel. Aussi demeurai-je étendu sur le fauteuil oùavait siégé mon conseil avec moi-même.

Brusquement je sursautai, tiré de masomnolence par ces mots :

– Les hommes arrêtés ce soir sont mortscomme les autres.

Miss Aldine était debout devant moi. Je nel’avais pas entendue entrer.

Ces hommes, les Yeux d’Or vert dont elle meparlait, m’étaient absolument indifférents à cette minute, où jevenais de trancher le problème ardu de mon affection pour les deuxsœurs de X. 323. Aussi, sans tenir compte de la nouvelle, jebrandis le cahier de Tanagra devant les yeux de la dactylographeet, souriant, l’air heureux de qui en a terminé avec lestergiversations :

– J’ai lu ! lui dis-je.

Elle inclina la tête froidement :

– C’est ce que désirait X. 323.

– Savez-vous également quelles réflexionsil souhaitait me suggérer ainsi ?

La question m’apparaissait très subtile. Laréponse de mon interlocutrice dissipa cette pensée :

– Non, fit-elle, je vous ai rapporté toutce qui m’a été confié ; je ne sais rien au delà.

Et comme je me taisais interloqué par cetteréplique que j’aurais dû prévoir – pourquoi, en effet, X. 323,ce parfait gentleman, eût-il remis à la jeune étrangère le secretde l’âme de Tanagra ? – donc, comme je me taisais, uneconfusion pesant sur moi, miss Aldine reprit :

– Je fais des vœux pour que vos désirssoient d’accord. Voilà tout ce que je puis dans mon ignorance de cequi vous intéresse. Ceci dit, je vous demanderai licence de passersans transition aux incidents qui motivent ma visite.

Je m’inclinai avec une nuance decérémonie.

– Je suis à vos ordres.

– Non, non, murmura-t-elle en secouant latête. Je suis seulement porte-paroles de vos amis. Ces paroles, lesvoici.

Elle leva la main, semblant me recommanderl’attention :

– En entrant, je vous l’ai dit, sixhommes des Yeux d’Or vert ont été pris par la police ce soir. Toussont morts quelques minutes après, empoisonnés. Le nom du poison,la digitaline concentrée, trahit celui qui le leur a administréavant leur départ…

– Franz Strezzi ? jetai-je sanshésiter.

Elle fit oui, du geste.

– Mais alors, repris-je, il veut donc sedébarrasser de ses complices ? Considère-t-il qu’il a achevéson œuvre infâme de haine ? Il considère qu’Ellen, quemoi-même sommes morts, ce qui, hélas ! est vrai pour la pauvreenfant. Mais X. 323 ? Mais Tanagra ? Ils vivent,eux !

Je me tus brusquement.

Mon interlocutrice était devenue d’une pâleurinquiétante. Sa main droite me sembla se crisper sur le dossierd’une chaise. J’eus l’impression qu’elle était sur le point defléchir sur ses genoux.

– Qu’avez-vous donc ?

Ma voix parut la galvaniser. Elle se redressad’un effort, sec comme la détente d’un ressort, et d’un organedouloureux, elle répliqua :

– J’apporte les volontés de X. 323.Voici ce que je dois vous dire.

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