L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 6CECI NE RESSEMBLE PLUS DU TOUT AUX PYRAMIDES

Une idée, qui n’est certainement pas couranteparmi les hommes, consiste à s’installer tant bien que mal dans unde ces grands trunksde cuir, dont mes compatriotess’embarrassent en voyage.

Tout le monde sera de mon avis. Ces malles decuir ont beau être spacieuses, affecter la forme deparallélipipèdes parfaits, être réputées d’une résistance aux chocssupérieure à tous les engins similaires de bois ; il fautavoir un esprit exceptionnellement fantaisiste pour songer à lestransformer en logement.

Une malle, n’est-ce pas, n’est ni un cottage,ni même une chaumière.

Toutes ces réflexions se bousculèrent dans maboîte crânienne, lorsque se dissipa la stupeur provoquée par leslotus verts.

Car je reprenais le sentiment dans une mallede cuir.

Oh ! le couvercle en était levé etmaintenu par les tigettes mobiles disposées à cet effet.

Il était évident que l’on avait voulu réduireau minimum les inconvénients de ma situation.

Néanmoins, on comprendra qu’un gentleman, dontle dernier souvenir est de respirer des fleurs en face despyramides, soit surpris de se reconnaître assis sur le plancherd’une salle circulaire de quatre à cinq mètres de diamètre, et dontle plafond s’incurve en voûte arrondie.

Je me pince, je me fais mal ; donc, je nerêve pas. Ce que mes yeux voient existe bien réellement.

Mes jambes me font l’effet d’être ankylosées.Je parviens cependant à me lever, et je promène autour de moi unregard investigateur.

Tout un côté de la salle est meublé par unebibliothèque dont les rayons plient sous les livres.

L’autre demi-cercle est complètement nu.

Je distingue une couchette, une table-bureau,des sièges ; mais de fenêtre ou de porte, pas l’ombre.

Quel singulier appartement !

Et puis une autre remarque. Je vois. Unelumière très douce emplit la chambre. D’où vient-elle ?

De la coupole, mais oui. Ce que j’ai pris pourun plafond plein est une coupole vitrée aux carreaux dépolis. Ahçà ! il fait jour au dehors. Impossible que, dans les deux outrois heures de clarté que pouvait encore dispenser le soleil, àl’instant où les pyramides se sont éclipsées à mes yeux, impossibleque nous soyons arrivés au Caire.

Au fait, sommes-nous au Caire ? Je restecoi devant l’interrogation. Je ne saurais répondre. Cette salleronde peut se trouver à Giseh, à Boulak, aussi bien qu’auCaire.

Si j’explorais d’abord l’endroit où je suisenfermé ? Enfermé, voilà le mot juste, car je le répète, lasalle ne possède ni porte, ni fenêtre.

J’enjambe le rebord de la malle. Dans monsaisissement, je n’ai pas encore opéré ce mouvement et suis restédebout sur le fond du trunk.

Un glissement se produit. Un panneau de bois,dressé contre la paroi de la malle, a été frôlé par mon pied ets’est renversé sur le tapis épais, qui couvre le plancher.

Et sur ce panneau, une feuille de papier fixéepar des épingles appelle mon attention, l’appelle d’autant plusqu’elle est ornée de caractères énormes.

On a dû écrire avec une allumette pour obtenirune écriture aussi épaisse. Je lis ceci :

« Silence recommandé. Ici est le lieud’asile annoncé. Personne ne soupçonne votre présence. Vous êtesentré (malle 3) parmi les bagages de miss Aldine, dactylographe.Avoir confiance en elle. X. 323 se porte caution.TANAGRA. »

Tanagra ! Elle, toujours elle !Présente ou absente, sa pensée veille sur moi.

Oh ! je sais que nous fûmes fiancés, quela tendresse profonde nous attira l’un vers l’autre, avant que lecriminel comte Strezzi, le père de Franz qui nous poursuit àprésent, eût ourdi la trame qui nous sépara.

Mais qu’est mon affection pour elle auprès dela sienne ?

N’a-t-elle pas voulu, avec une abnégation sihaute que tout qualificatif paraît faible, indigne d’elle, quel’agonie de la séparation me fût épargnée, ne m’a-t-elle pas pourainsi dire fait épouser Ellen ?

Et tandis qu’ainsi elle cicatrisait mablessure, elle s’en allait, tragique et désolée, inconsolable etinconsolée, vers l’isolement, vers le danger, vers la mort.

En dernier lieu elle avait reparu ; maisn’était-ce pas encore pour défendre mes jours contre l’ennemirévélé, contre moi-même ? Elle était venue pour soutenir mondésespoir, pour parer les coups d’un adversaire redoutable.

– Oh ! Tanagra, murmurai-je,tragique martyre, merci.

Ma voix me fit tressaillir. Je me gourmandai.Il est ridicule de parler haut, quand on ne désire pas avoird’auditeur. Les répliques intimes avec le moi intérieurperdent à être exprimées mécaniquement par les lèvres.

– Enfin, repris-je, j’avais résolu dereconnaître mon gîte. Mettons-nous à l’œuvre, en attendant laprésentation effective de miss Aldine, dactylographe.

La bibliothèque, occupant environ la moitié dela circonférence de la salle, contenait des livres de toutenature : ouvrages scientifiques, documentaires, romansanglais, français, allemands. Le lecteur le plus éclectique pouvaity trouver sa subsistance intellectuelle.

Mais je n’étais pas en humeur de lire. Lesaventures imaginaires, de personnages créés par la fantaisie desécrivains, m’eussent semblé insipides auprès de celles que jevivais réellement.

Je poursuivis mon inventaire.

Mais bientôt toute ma curiosité se concentrasur la partie de la muraille, dont j’avais remarqué déjà l’absoluenudité.

Ceci m’intriguait.

L’ameublement coquet, le tapis luxueux,eussent demandé, comme l’on dit de façon si colorée enFrance, la présence de quelques tableaux sur cette muraillearrondie.

Leur absence déterminait la sensation d’undéfaut d’équilibre.

Du moins, j’éprouvai ce sentiment et,d’instinct, sans m’appuyer sur un raisonnement quelconque, jem’approchai du mur afin de l’examiner.

Je ressentis une surprise.

À distance, la paroi m’avait semblé lisse,enduite d’une peinture émaillée légèrement rosée. De près, jedistinguai, à hauteur de mon visage, trois petits carrés dessinéspar des lignes ténues sur la face polie.

L’un de ces dessins se montrait à l’antipodedu diamètre central de la bibliothèque ; les deux autresoccupaient la droite et la gauche du premier, dont ils étaientéloignés d’environ deux mètres.

Que signifiaient ces trois carrés ?

En regardant mieux, je reconnus que leslignes, que tout d’abord, j’avais cru tracées au crayon, étaientproduites en réalité par des solutions de continuité de l’enduit.Elles avaient été découpées à l’aide d’un instrument acéré.

Qu’était cela ? Des panneaux fermant descavités ménagées dans le plein de la muraille ?

Je haussai les épaules. Les carrés mesuraientà peine dix centimètres de côté.

Cette dimension réduite excluait l’idéed’armoires ou de placards. Qu’eût-on pu ranger dans si minusculesalvéoles ?

Et tandis que je me donnais mentalement cesexplications, l’idée s’implantait en moi que les carrés mystérieuxdevaient s’ouvrir, tourner sur d’invisibles charnières, et que monintérêt exigeait que je les misse en mouvement.

Seulement, entre la pensée et le geste, il yavait un abîme.

Ni clef, ni serrure, ni poussoir d’aucunesorte. J’avais beau écarquiller les yeux, je ne discernais rien quifût de nature à motiver la rotation des damnés carrés.

Pour corroborer le témoignage de ma vue,j’appelai le toucher à la rescousse.

Mes doigts se promenèrent lentement sur lemur, cherchant une protubérance, un dénivellement quelconque,indiquant l’emplacement du ressort actionnant les petitspanneaux.

À l’extérieur du carré quej’auscultais, je ne découvris rien.

Alors j’exerçai une série de poussées àl’intérieur.

J’allais abandonner la partie, quand,rrrrrr ! un grincement à peine perceptible se produisit et laplaque, évoluant à la façon d’un volet, démasqua une ouvertureconique qui traversait évidemment la muraille dans toute sonépaisseur, car à l’extrémité opposée, là où devait se trouver lesommet du cône, je distinguai un petit cercle lumineux.

Au même instant, je perçus un froufrouau-dessus de ma tête, et une obscurité opaque m’enveloppa.

Je n’en ressentis aucune inquiétude.L’explication du phénomène s’était présentée à mon esprit.L’ouverture démasquait un judas, permettant de voir dansla pièce voisine sans que l’occupant s’en doutât.

Or, pour voir sans être vu, il ne faut pasêtre trahi par une clarté intempestive. La mise en marche du voletdéclanchait un vélum épais qui se tendait sous les vitres dépoliesde la coupole.

J’avoue que je fus très satisfait de madécouverte.

Séquestré de par les volontés amies deX. 323 et de Tanagra, pour une période que j’étais incapabled’évaluer, il m’agréait d’être en mesure d’entrerincognito en relations avec les autres habitants de lademeure ignorée qui m’abritait.

Aussi ne perdis-je pas de temps à appliquerl’œil à l’ouverture.

J’y trouvai une déception.

Mon regard traversait bien le mur, mais il nedistinguait qu’une sorte de grand cabinet de débarras, contenantune garde-robe couverte de rideaux à arabesques, comme en produitpar milliers l’usine de Boukhéris. Sur le plancher s’entassaientquatre trunks semblables à celui dont j’étais sorti tout àl’heure.

Peut-être qu’en interrogeant les autrescarrés, je serais plus heureux.

Et clac ! je refermai.

Aussitôt le vélum de la coupole se replia etle jour reparut, me démontrant que mes prévisions étaientexactes.

Le second judas, celui du milieu,manœuvré à son tour, me permit de pénétrer du regard dans unechambre à coucher, élégante et simple. Divers objets de toiletteéparpillés sur une table m’indiquèrent que la propriétaire du lieudevait appartenir au sexe gracieux.

Mais comme elle ne se montra pas, qued’ailleurs il me sembla qu’un gentleman correct ne pouvaitprolonger l’examen de la résidence d’une dame, je passai autroisième et dernier carré.

Cette fois je fus récompensé de mes efforts,récompensé à ce point que j’eus toutes les peines du monde àétouffer un cri de surprise.

Je reconnaissais le cabinet de travail duconsul de Russie, ce cabinet où, lors de mon arrivée au Caire, avecma pauvre chère petite Ellen, j’avais été présenté au fonctionnaireslave par le représentant britannique.

Je pouvais d’autant moins me tromper que, prèsde la grande fenêtre, j’apercevais le consul lui-même, avec sachevelure grisonnante, ses sourcils épais et sa barbe à laSouworof.

Ainsi un premier point était acquis. Monrefuge se trouvait dans l’hôtel du consulat de Russie, et lafenêtre du dignitaire s’ouvrant sur l’avenue ou Charia Imâd-ed-Dîn,je savais qu’il m’abritait à sept ou huit cents mètres, à vold’oiseau, de la villa de l’Abeille, où le plus doux bonheur et lemalheur le plus grand de ma vie m’avaient atteint.

Mais le consul n’était pas seul. Il dictait unrapport à haute voix. Le cliquettement d’une machine à écrireappela sur mes lèvres ce nom : miss Aldine.

Je la trouvai de suite au bout de mon rayonvisuel. Assise à une petite table supportant le clavier de lamachine à écrire, la dactylographe « tapotait » avecdextérité, levant la tête après l’impression de chaque phrasedictée, comme pour dire au fonctionnaire russe :

– J’attends que vous daigniezcontinuer.

Cela dura un bon moment : le consulparlant, miss Aldine pianotant ; lecliquetis des leviers à lettres sur le rouleau, la sonnerie deslignes, le choc du taquet interlinéaire scandant les paroles.

J’en profitai pour examiner celle à l’égard dequi Tanagra m’avait prescrit la confiance.

Elle pouvait avoir vingt à vingt-deux ans.Autant que j’en pus juger, miss Aldine était grande, très mince,presque maigre. Jolie cependant, avec ses cheveux blonds, d’unblond pâle et doré à la fois, le blond des épis mûrs. Son visagejuvénile était grave ; pour être juste, je devrais diretriste.

De prime saut on devinait un être sur quis’est abattue la fatalité.

Pour l’instant, mes pensées suivirent un autrecours. La dictée avait pris fin. Miss Aldine s’était levée etprésentait au consul les feuilles dactylographiées.

Le Consul, après avoir examiné les feuilletsque lui présentait la jeune fille, murmura avecsatisfaction :

– Très bien. Je crois que nous avons eula main heureuse. La maison Leithaw, d’Alexandrie, qui vous aadressée à moi, est une maison sérieuse.

Puis, affable :

– J’espère que vous-même vous vousplairez ici.

Il consulta sa montre :

– Onze heures trois quarts… Nous avonsfini pour aujourd’hui. Chaque jour, je viens au bureau de neufheures à midi environ. Ensuite, bonsoir, je pars à ma maison decampagne de Choubra. Vous, miss, vous déjeunez dans votrechambre ; ensuite vous dactylographiez au net les notes quej’ai pu vous laisser pour cet objet.

Il eut un gros rire.

– Ne tremblez pas. Il n’y en a nibeaucoup ni souvent. Ensuite vous êtes libre. Aujourd’hui, parexemple, après la sieste, je vous conseille de parcourir un peu laville.

La jeune fille secoua la tête :

– Je ne pense pas sortir… Le voyage m’alaissé une fatigue…

– Oh ! je ne vous force pas… Pourvuque le travail du consulat soit fait, vous agirez comme vousl’entendrez. Vous êtes arrivée au milieu de la nuit ?

– À près de deux heures.

– Oui, oui, je comprends la fatigue… Etpuis, vous n’avez pas défait vos malles sans doute… Si vous voulezque l’on vous aide, les k’vas (serviteurs interprètes)sont à vos ordres, vous savez. Votre titre de secrétaire vousconfère autorité sur eux.

– Je vous remercie, monsieur le consul,mais je n’aurai besoin de personne.

– Comme il vous plaira.

Si je rapporte cette conversation, c’est queje venais d’y puiser un nouvel indice.

Le consul ne se doutait aucunement que sontoit abritait ma tête. Il ignorait m’avoir pour hôte, et jecomprenais la sagesse de l’avis inscrit sur la pancarte que j’avaislue tout à l’heure :

« Silence recommandé ».

En effet toute proportion gardée, le bruitm’était interdit comme à un véritable gentleman cambrioleur.

En vérité, je crois que jamais correspondantdu Times ne connut d’aussi déconcertants avatars quemoi ! Le consul était sorti. Aldine restait seule. Elle passaderrière le bureau du fonctionnaire.

Au mur était accroché un de ces classe-papiersen pailles multicolores, tressées par les femmes des Bédouinsnomades des oasis.

Elle y fouilla un instant, dans un bruissementde papiers.

Puis sa main quitta la grande pochetterectangulaire et je demeurai stupéfait.

Entre ses doigts se balançait une sorte delarge bracelet de cuir, dans lequel s’encastraient des opales detoute beauté.

Et ce fut avec stupeur que je perçus cesparoles de l’étrange jeune fille :

– Oui, la théorie d’Edgar Poë. Lescachettes les plus simples sont les plus difficiles à découvrir. Jeme refusais à croire que le brassard aux dix opales, le vrai, pûtêtre abandonné au milieu de ces lettres sans importance. Etpourtant mon scepticisme même me démontre l’excellence duchoix.

Ses traits se contractèrent ; sa voixtrembla pour achever :

– Dire que ces pierres feraient coulertant de sang… et ce gouvernement qui s’obstine à les conserver…Lui, dont j’ignore le nom, cet homme qui se donne cette appellationbizarre de X. 323 ne peut pas les détruire ; on luirefuserait peut-être la réhabilitation qu’il désire, s’ildésobéissait aux ordres du gouvernement. Alors, alors, il faut quela destruction ne lui puisse être imputée.

Elle eut un geste douloureux et laissaretomber le brassard dans le classe-papiers.

Il y avait en miss Aldine un désespoir que jene comprenais pas.

Mais elle appuyait sur une sonnerieélectrique. Au k’vas qui se montra aussitôt, elle ditdoucement :

– Veuillez faire apporter le déjeunerdans ma chambre. Je n’aurai besoin de personne pour le servir.

Et le serviteur s’étant retiré, elle-mêmeouvrit une porte communiquant avec son logis particulier etdisparut.

J’aurais pu sans doute me poster aujudas de la salle où elle venait de passer ; mais, jel’ai dit déjà j’estime inconvenable d’espionner ainsi une jeunedame. Aussi, fermant le volet de mon observatoire, je rétablis lejour dans ma retraite et allai m’asseoir dans un fauteuil, où je mepris à rêver à tout ce que je venais de voir.

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