L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 18LE POINT D’EAU D’AÏN-EGGAR

La troupe a fait halte. Les chameauxs’agenouillent. Mes gardiens m’enjoignent de mettre pied à terre.Et comme je leur demande :

– Où sommes-nous ?

L’un d’eux répond férocement :

– Au but du voyage. Ne vous inquiétez pasde cela. Vous n’attendrez pas longtemps.

Une voix sèche interrompt le bandit.

– Pourquoi refuser d’éclairer MaxTrelam ? Sa question n’a rien d’indiscret.

Le chef au masque d’or vert est auprès denous. Seul, il est demeuré en selle. Il continue :

– Obligé de vous quitter, Max Trelam.Oh ! une heure à peine. En attendant mon retour, il vous seradoux de savoir où vous vous reposez. Je comprends votre âmecurieuse de correspondant du Times, et je veux lui assurertoutes les satisfactions compatibles avec les circonstances.

Très curieux ! Sa voix s’est adoucie, mesemble-t-il.

En lui je devine une anxiété. La mortinexpliquée de son éclaireuropprime toujours sonintellect. Une preuve certaine est que nous n’avons pas repris laconversation dont il m’avait annoncé la suite.

Le geste attribué à X. 323 a fait rentrerdans sa gorge les paroles qu’il avait l’intention de prononcer. Etde cela j’éprouve un regret, confus. Pourquoi ? Jel’ignore ; mais il m’apparaît déplorable qu’il en soitainsi.

Cependant il reprend avec lenteur, en hommequi veut être compris :

– Nous campons à l’extrémité ouest duchapelet d’étangs, qui constituent les oasis de Shagning,Chechekia, et cætera. Vers l’Est vous pouvez apercevoir les bois dedattiers bordant le point d’eau. Celui-ci a nom Aïn-Eggar.

Il marque une pause.

– Ces noms vous indiquent que nous noustrouvons dans la vallée du Natron, l’Ouadi Natroun, d’oùles anciens Égyptiens tiraient le bitume dont ils momifiaient lesgens de basse condition. Aux souverains, aux princes, aux prêtres,aux chefs militaires ou civils, les embaumements coûteux à based’essences précieuses, dont les tarischeutes, cescouturiers des trépassés, conservaient jalousement lesmystérieuses formules. Aux gens de peu, le bitume, qui conservaitles tissus humains mais les enlaidissait.

Ces hauteurs, qui s’étendent au Nord suivantun arc de cercle régulier, sont les Gebel-Natroun, du hautdesquelles les nomades du désert guettaient autrefois les caravanescirculant entre le Caire et Tripoli, car ils percevaient un droitde passage. Caravaniers, négociants ou pèlerins revenant de laMecque, tous devaient l’impôt. Les Bédouins ne se perdaient pas endistinctions oiseuses entre le temporel et le spirituel.

Il se prit à rire. Oh ! ce rire exprimantune gaieté de démon ! Cette gaieté douloureuse, si l’on peutaccoler ces deux mots.

– À l’intérieur de l’arc de cercle desGebel-Natroun, vous remarquez trois collines isolées. Ce sont lesTombeaux des Vierges. C’était dans leurs flancs calcaires, que lespatients entailleurs des nécropoles creusaient leschambres où, vêtues de natron, dormaient de leur dernier sommeilles jeunes filles arrachées à la vie par le trépas indifférent,avant que les fêtes de l’hyménée leur eussent permis de se coifferde la pintade au plumetis piqueté d’azur.

Son regard se riva sur le mien. Sa voix mepénétra ainsi qu’une lame acérée.

– Jeunes filles, oui ; parfois aussides jeunes femmes y trouvèrent l’asile suprême.

Il fit résonner dans le silence un rire dedément :

– Touchante coutume née d’un sentimentdélicat. Mariée depuis moins de six mois, l’épouse fauchée par lamort conservait sa place dans les Tombeaux des Vierges. La femme,en effet, ne méritait véritablement ce nom aux yeux des Égyptiensque lorsqu’elle était mère.

Et d’un ton doctoral il continua, étalant aveccomplaisance son érudition !

– Vous le savez, le papillon auxailes éployées était le caractère hiéroglyphique figurantl’être féminin. Les grammates, ou conservateurs de l’idéeécrite, avaient voulu marquer ainsi que trois ères principalescoupent l’existence de la femme et du papillon. Celui-ci estchenille, chrysalide, insecte parfait ; celle-là étant enfant,jeune fille et mère.

Avec une endiablée ironie, il conclut de cettefaçon inattendue :

– X. 323 sait aussi ces chosesoubliées… Il a cru pouvoir abriter ses actes sous la penséeantique ; et c’est précisément cette pensée qui m’a guidé sursa trace.

Que contait-il là ? J’avais beau tendremon esprit, je ne parvenais pas à discerner le but que visait cettephraséologie obscure.

Il lut l’interrogation muette sur mes traitset d’un ton empli de condescendance :

– Un peu de patience, Max Trelam ;je serai de retour dans une heure, prêt alors à m’expliquer. Vousavouerez vous-même que j’ai agi amicalement, en vous laissantjusque-là dans l’ignorance des choses que vous devez forcémentapprendre…

Il leva la main, dessina un grand gestecirculaire, embrassant le cycle montagneux entourant le point d’eauAïn-Eggar, et acheva :

– Car nous ne sommes ici que pour quevous en soyiez instruit.

Sur ce, sans transition, il lança sa montureau trot dans la direction des Gebel-Natroun.

Je le suivis des yeux ; mais à cinq ousix cents mètres du campement, il disparut dans une gorge dont jen’avais pas soupçonné l’existence.

Alors je m’étendis à terre. Même dans levoisinage immédiat de la nappe d’eau, le sol était revêtu d’unecouche épaisse d’impalpable poussière rougeâtre. L’étangm’apparaissait à présent d’une teinte indéfinissable, des tachesbrunes moiraient sa surface flottant ainsi que des plaqueshuileuses.

C’est là le phénomène qui a motivél’appellation de vallée du Natron. La terre exsude un liquidegoudronneux, analogue à celui qui condamne à la jachère éternelleles rives désolées du lac Asphaltite.

J’étais bien loin d’Aïn-Eggar, de sa marecontaminée de naphte, quand la voix du capitaine merappela à l’heure présente.

Il était devant moi, s’entretenant avec mesgardiens.

Et il parlait en employant l’idiome allemand.Non pas l’allemand de Prusse, rude et inharmonieux, mais celuid’Autriche, plus doux, plus caressant à l’oreille.

Encore un indice. Mon tourmenteur étaitAutrichien. J’ai vécu à Vienne assez de temps ; pourreconnaître le rythme du langage et ne conserver par suite aucundoute.

De plus, il échappa au causeur une ou deuxlocutions de terroir, peut-on dire, que je me souvenais avoirentendues sur le Ring ou au Prater, ce parc mondain proche duDanube, où se donne rendez-vous tout le monde snob viennois.

– Abbasi avait rempli sa mission avantd’être étranglé par le lasso, disait l’homme au masque d’orvert.

– Vrai, répliquèrent joyeusement mesgeôliers ?

– Absolument. Donc, l’affairefaite, notre retour rapide et invisible est assuré.Nos boys arabes ramèneront les méharis au Caire, et nous, nousnous évaporerons !

Il appuyait sur les mots que je souligne etdont la signification littérale m’échappait.

Oh ! j’en concevais le sensd’intention. Le chef était satisfait, un obstacle qu’il avaitredouté ne se présentait pas. Telle était l’assurance qu’il avaitpris la peine d’aller chercher. Où ? Auprès de qui ? Jen’en savais rien ; mais le fait en lui-même m’apparaissaitévident.

Ses interlocuteurs, du reste, ne dissimulaientpas une joie bruyante.

À travers les trous du masque, les yeux ducapitaine se fixèrent sur moi. Il me vit, à demi soulevé, appuyésur le coude, écoutant son entretien avec ses acolytes.

– Vous parlez l’allemand, MaxTrelam ?

L’instinct m’incita à la prudence. Aussirépliquai-je :

– Mal ! Les gosiers anglais seplient difficilement à la prononciation tudesque.

– Cependant, vous avez compris ce que jedisais à l’instant ?

J’affectai un ton dégagé.

– Compris, c’est beaucoup affirmer.Certes, les mots prononcés me sont connus ; mais le sensrésultant de leur combinaison m’est resté aussi obscur qu’uneinscription hiéroglyphique.

Ceci parut lui faire plaisir. Il ne soupçonnapas que j’avais découvert sa nationalité.

Il reprit avec un mélange de rudesse et decordialité :

– Alors nous causerons en anglais pourvous être agréable.

Et d’un ton impossible à qualifier, oùpeut-être il y avait du regret :

– Levez-vous et accompagnez-moi àl’endroit où tout vous sera clairement démontré.

Je me trouvai sur mes pieds d’un seulbond.

Le capitaine me prit familièrement le bras etm’entraîna vers les éminences, qu’il avait désignées tout à l’heuresous le nom mélancolique de : Tombeaux des Vierges.

À nous voir ainsi déambuler, on nous eût prispour deux excellents camarades.

L’étrangeté de ce bourreau et de sa victime,se promenant avec toutes les apparences d’un parfait accord,s’imposa à ce point à ma pensée, que je ne pus m’empêcher demurmurer :

– Ma foi, notre attitude doit surprendrevos serviteurs.

Il secoua la tête :

– Si l’un d’eux, par hasard, se montraitassez nuancéd’esprit pour faire une remarque semblable, jelui répondrais sans hésiter : « Tes yeux ne t’ont pastrompé. Je ressens une réelle sympathie pour sir Max Trelam, queles événements me contraignent à supprimer.

Boum ! Ceci me jette un froid.

Mais c’est bien autre chose quand ilcontinue :

– Je vous crois un très complètementbrave gentleman, incapable d’une traîtrise. En Égypte, commeailleurs, les mauvaises connaissances vous ont entraîné endes intrigues où vous n’aviez que faire. Vous vous êtes trouvéainsi sur le passage d’un serment de vengeance qu’il ne m’estpas permis de violer. De par lui, vous périrez ; mais jevous prie de croire que je déplore d’avoir à vous imposer une fintragique.

Il marqua un impatient roulis des épaules.

– Avec cela, murmura-t-il encore comme separlant à lui-même, je ne suis pas certain que mes regrets soientmotivés. Je crois même qu’il me saura gré de mettre un terme à sestribulations.

Cependant, nous avions traversé la plainesablonneuse, qui s’étend entre la flaque d’eau d’Aïn-Eggar et lescollines des Tombeaux des Vierges.

Ces collines sont au nombre de trois. Leurflanc qui fait vis-à-vis au Gebel-Natroun, c’est-à-dire celui quitourne le dos à la route caravanière, est percé de nombreusesalvéoles ; il a ainsi l’apparence d’une éponge ou d’un rayonde miel.

Le capitaine me désigna du geste cesouvertures se dessinant en noir sur la surface fauve du roc.

– Combien de grâce, de beauté, dejeunesse, sont venues échouer là, dans l’ombre de la montagne,avant d’avoir pu même sourire à la vie !

Je l’écoutais avec surprise. Cet individu, quiavait le poignard si facile à l’égard des modernes, semblaitpleurer sur les mortes de l’antiquité.

Il reprit, comme entraîné par une forceintérieure à développer sa pensée :

– La mort fut plus cruelle que mavengeance. Elle tranchait la fleur en bouton ; moi j’ai permisson épanouissement. Qu’importe le trépas brutal, inattendu !Cesser de vivre n’est rien ; l’horreur réside dans la terreurde la fin qui approche, dont l’on perçoit la marche sinistre dansle noir de l’infini.

Il eut un grand geste vers le ciel et vers lessépultures.

– Et puis avoir aimé, avoir étéaimée ! La minute de tendresse enclôt une éternité…Disparaître sans s’être éveillé du rêve lumineux ! Est-ce quela morale humaine n’est point stupide quand elle appelle assassin,celui qui, dans de telles conditions, aide à l’évasion d’uneâme ?

Il se tut brusquement.

Nous étions arrivés en face de la collinemédiane et, de l’une des ouvertures percées autrefois par lespatients fouisseurs des hypogées, un homme venait de jaillir ainsiqu’un diable sortant d’une boîte.

– Tu m’attendais, Marko, prononça lecapitaine sans manifester le moindre étonnement ?

– Oui, chef.

– Cela signifie que tout est prêt.

– Tout. Ainsi que vous l’aviez ordonné,nous nous sommes…

Le masque d’or vert l’arrêta.

– Inutile. Je te connais, Marko. Jesavais, en te chargeant de cette mission, que je pouvais comptersur toi. Rejoins tes camarades et attendez mon appel.

L’homme désigné sous ce nom de Marko s’inclinaet s’engouffra dans la cavité d’où il était sorti tout àl’heure.

Mon compagnon me montra un quartier de roc,détaché naguère de la colline et qui avait roulé tout près del’endroit où nous nous étions arrêtés.

– Asseyons-nous, Max Trelam, dit-ildoucement. L’heure est venue. Mais avant de vous mettre en face dece que je veux vous faire voir, quelques explications sontnécessaires. Êtes-vous prêt à les entendre ?

J’affirmai du geste.

Une émotion soudaine me rendait inapte àprononcer une syllabe, et mes yeux, je ne pouvais m’expliquer cela,se fixaient sur la cavité noire de la montagne. Je ne pouvais lesen détourner. Je me demandais ce que je cherchais dans cetteobscurité souterraine, et j’avais l’impression affolante, sinistre,que cela allait m’apparaître.

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