L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 21JE REJOINS ELLEN

– Oui, oui, je veux la voir avant demourir.

Strezzi s’inclina gravement. Il se tourna versl’homme qui nous avait guidés dans la nécropole, et d’un accentdont je frissonnai tout entier :

– Tu as entendu, Marko ?

L’interpellé s’approcha des Arabes toujoursimmobiles. Il leur commanda :

– Roûhou ! (Allez !)

Ceux-ci firent face à l’alvéole surmontée dela croix blanche. Ils allongèrent leurs bras dans le noir del’ouverture, semblables à de monstrueux nécrophores se livrant à unmystérieux labeur funèbre.

Par mouvements rythmiques, à l’harmoniecadencée par un atavique hiératisme, les êtres revêtus de burnousattirèrent le sinistre cercueil dans le cercle de lumière de lalanterne, puis ils s’écartèrent, se replongeant dans l’ombreenvironnante, redevenant comme tout à l’heure des formes vagues. Etle comte Franz répéta :

– Regardez, Max Trelam. Elledort !

J’obéis machinalement. Je l’ai dit, touterésistance était morte en moi. Je regardai, puisque moninterlocuteur voulait qu’il en fût ainsi.

Je restai médusé.

La partie supérieure du cercueil avait étéenlevée, remplacée par un carreau de verre.

À travers la vitre je distinguai Ellen.

La pauvre chère petite aimée,enveloppée dans un grand suaire blanc, qui dessinait confusément saforme immobilisée pour toujours, semblait dormir, ses paupièresnacrées abaissées sur ses yeux bleu-vert qui ne me regarderaientjamais plus.

Ses mains, croisées sur sa poitrine, en uneattitude de grâce infinie, pressaient un petit bouquet defleurettes des dunes, et je voyais briller à son doigt l’anneau demariage que je lui avais donné, à Londres, sous la nef deSaint-Paul’s Church, alors que le prêtre nous unissait.

Oh ! cet anneau portant gravés nos deuxnoms et la date où ils s’étaient fondus en un seul !

La vue de l’anneau d’or me révélait lescrupule de Tanagra, alors qu’elle avait voulu m’abuser sur le sortde ma chère et douce compagne.

Elle avait dépouillé la morte de son gorgerin,de son réticule, de tous les objets dont la réapparition à la Villade l’Abeille devaient aider à mon illusion.

Mais elle ne s’était pas trouvé le couraged’enlever à la morte le mince filet d’or de l’anneau nuptial.

À cette heure je lisais dans l’âme de Tanagra.Où était-elle à présent ? Je ne le savais pas.

Et cependant, il me semblait que près de moivoletait une émanation impalpable de l’absente, cette absentevivante, si semblable à la morte, rigide dans le cercueil allongé àmes pieds.

Le comte interrompit mes réflexions.

– Eh bien, Max Trelam, lareconnaissez-vous ?

J’affirmai énergiquement du geste.

– Que vous conseille lasouffrance ?

– De sortir de la vie.

Le sourire qui me vint aux lèvres enprononçant cet arrêt de mort lui démontra certainement masincérité, car il reprit :

– Le revolver est là, où je l’ai placétout à l’heure.

Je fis mine de me porter vers l’alvéole à lacroix blanche. Il me retint par le bras.

– Un instant ! Votre décision m’estagréable. Vous devez disparaître, mais il m’eût été pénible de vousfrapper moi-même. Je n’explique pas ma sympathie étrange, je laconstate et la subis.

Il y eut une mélancolie singulière dans savoix.

– Votre résolution est la plus sage, audemeurant. Mais je répète qu’il m’eût été pénible de vous tuermoi-même, et je veux vous remercier de m’épargner ce souci.

Sur ma parole, le ton de ce meurtrier sonnaitpresque affectueux.

– Le revolver est là. Vous le prendrezquand nous serons éloignés. Je souhaite vous assurer quelquesminutes de tête à tête avec votre chère morte.

Et doucement :

– Nous allons retourner, mes serviteurset moi, à l’entrée de la nécropole. Quand nous entendrons ladétonation, ces hommes reviendront et vous enseveliront auprès del’aimée. La même tombe vous réunira. Vous le voyez, je vous remetsune arme, et je suis certain que vous vous en servirez seulementcontre vous.

D’un geste éloquent je désignai le cercueil.Il approuva de la tête.

– Oui, vous avez raison. J’ai tort desouligner ma confiance. Je m’éloigne. Je sais qu’avant d’éteindre àjamais votre voix, vous serez heureux de parler à celle qui vousentendra peut-être… Qui sait ce qui existe dans l’au-delà ;sublime croyance, ou sublime folie de la tendresse, je désire quevous y puissiez sacrifier en liberté, sans que pèse sur vous lagêne de regards étrangers.

Ceci correspondait si exactement à monsentiment intime, que ma bouche s’ouvrit pour laisser échapper cemot :

– Merci !

Cette chose paradoxale se produisit. Jeremerciai le misérable qui m’avait infligé un désespoir tel que lamort m’apparaissait comme mon unique refuge.

Il me salua profondément, appela d’un signeMarko et les deux Arabes, puis tous quatre s’enfoncèrent dans lagalerie accédant au dehors, me laissant seul, en face de la morte,qu’éclairait la lanterne électrique posée par le bandit sur unangle du cercueil.

Je m’agenouillai auprès de la couche funèbre.Quelques mots montèrent de mon cœur, bruissant dans le silence dela nécropole ?

Je ne m’en souviens pas.

Le dialogue avec les morts chéris est undialogue d’âmes. Notre être physique y demeure étranger.

Mon âme parla ; voilà tout ce que je puisaffirmer. Une sorte d’hallucination fit participer mon moi corporelà l’échange d’esprits.

Il m’apparut comme en un songe que les traitsd’Ellen exprimaient la joie de se sentir aimée jusque dans lamort.

Et tout à coup je me levai, prononçant avectant de force ces paroles, qu’elles restèrent gravées dans moncerveau :

– Adorée petite chose, je vousrejoins.

D’un bond, je fus auprès de l’alvéole à lacroix blanche. Le revolver, posé tout au bord de l’excavation, seprésenta à mes yeux. Je le saisis.

Je revins auprès de la caisse funèbre.

Je lançai un baiser dans l’espace, j’eus laperception démente que la douce trépassée me souriait, et j’appuyail’arme sur mon front.

Un dernier regard à l’aimée et je presse lagâchette.

Une détonation dont mon crâne sembleéclater : une douleur terrible au front, un jet de sang surmon visage, une sensation à peine perceptible d’écroulement, puisplus rien.

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