L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 6BALLOTTÉ COMME UNE ÉPAVE

Il est temps de le dire, je suis correspondantdu Times, le puissant journal anglais, et mes tribulationsont commencé le jour où j’écrivis les lignes suivantes :

« Moi, Max Trelam, correspondant duTimes, je veux élever un monument à la gloire d’un homme,dont la profession n’a pas l’heur de plaire au plus grandnombre.

« Cet homme est un Espion.

« Oui, un espion ; mais un espionétrange, inexplicable, peut-être unique, d’une audace, d’uneclairvoyance incroyables ; un espion loyal, neconsacrant sa puissance exceptionnelle d’observation et deraisonnement qu’au service des causes justes et nobles. »

De là, oui de là viennent mes angoisses, carne connaissant l’Espion étrange que sous le sobriquet chiffré deX. 323, j’aimai d’abord celle de ses sœurs que j’appelais dece surnom disant sa beauté : « Tanagra ».

Oui, j’ai aimé Tanagra et j’ai épousé Ellensans que mon cœur ait été infidèle, car elles se ressemblent ainsique des sœurs jumelles.

Elles ont mêmes cheveux bruns où courent desfils d’or, mêmes yeux d’un bleu vert, profond comme l’Océan dontils ont la teinte ; même taille, mêmes visages ; mêmesâmes de courage et de dévouement.

Et à présent, seul en face de ma pensée, Ellenayant quitté mon bureau, je revois le passé.

Je revois ma première rencontre avec Tanagra,sur la promenade du Prado, à Madrid.

Puis notre présentation au bal, par LewisMarkham, attaché militaire à l’ambassade anglaise de Madrid.

Je revois son visage, si semblable à celuid’Ellen, mais empreint d’une incommensurable tristesse.

Sœur d’espion, connaissant l’injustice deshommes, si durs à tout ce qui touche à la profession méprisée, ellen’espérait rien de l’avenir que souffrance, solitude, elle qui,ainsi que son frère, s’était donnée à un saint devoir :réhabiliter, venger un père, une mère morts déshonorés par desinfâmes.

Et puis, les circonstances nousrapprochant ; un voyage de Londres à Boulogne, Bruxelles,Munich, Vienne, lui permettant de comprendre mon âme, assezindépendante pour croire à la noblesse de « Tanagra »,assez tendre pour aimer en elle la plus pure et la plus douloureusedes jeunes filles !

Et puis, notre arrivée à Vienne ; lecomte Strezzi, un formidable malfaiteur se dressant devant nous,nous apprenant qu’Ellen, la sœur cadette, à qui X. 323 etTanagra avaient voulu éviter les tâches lourdes qui leurincombaient, Ellen qu’ils pensaient en sûreté dans une institutionde Londres, qu’Ellen avait été enlevée, qu’elle était au pouvoir decet ennemi impitoyable.

J’entendais Strezzi, avec une cruauté polie,déclarer qu’Ellen mourrait si son frère, sa sœur, ne se remettaiententre ses mains.

Et les deux héroïques espions s’immolaientpour sauver leur jeune sœur.

Et puis la lutte sans merci contre Strezzi, ladécouverte du laboratoire où il confectionnait les obus decristal, projectiles à microbes, au moyen desquels il versaitsur la terre les épidémies, faucheuses d’existences humaines. Lebandit titré tué par l’un des projectiles préparés par lui.L’Europe délivrée d’un cauchemar horrifique.

À mon oreille tintait la voix de Tanagra qui,la victoire assurée, me criait, déchirante et sublime :

– Je ne m’appartiens pas. Un jour, j’aioublié l’œuvre à laquelle je me suis vouée et mon frère a étévaincu. Je ne dois pas être l’épouse aimée, Max Trelam, car vousêtes de ceux qui donnent tout leur cœur, et mon cœur à moi doit seréserver à un terrible devoir.

Et la pauvre enfant avait ajouté :

– Aimez Ellen. Elle est moi par lestraits, par l’âme, et elle peut être toute à celui qui sera tout àelle.

Voilà comment dans l’église Saint-Paul deLondres, Ellen devint ma lady.

Après la cérémonie, X. 323 disparut dansla nuit, se renforçant dans son existence de dangers, comme unbolide brillant s’éteint dans les ténèbres de l’espace.

Tanagra, heureuse du bonheur de sa sœur,déchirée par sa tendresse pour moi, s’éloigna à son tour. Nepouvant être ma femme, elle avait voulu nous donner le bonheur àEllen, à moi ; mais elle se sentait incapable de supporterla vue de ce bonheur qui eût pu être le sien, si les circonstancesimplacables n’en avaient décidé autrement.

Et nous, attristés à la pensée de cettedouleur, venant de nous, en dehors de notre volonté,avions résolu un grand voyage de noces. En voyage, il semble normald’être séparé de ceux que l’on aime, tandis que dans lehome familial, l’absence de la famille a la tristessed’une tombe où s’est englouti ce qui ne peut renaître.

Au Caire, nous étions venus abriter notremélancolique tendresse.

Quel réveil, après trois mois de rêve auprèsd’Ellen !

La chère douce créature m’avait délivré del’obsession de l’être double formé par elle et par Tanagra.

C’était elle seule, du moins j’en demeuraisconvaincu, elle seule que j’aimais. J’avais oublié sa ressemblancetroublante avec sa sœur.

Et brusquement, depuis la veille, je meretrouvais plongé dans mes perplexités.

Tanagra me réapparaissait à l’instant oùl’inexplicable se dressait de nouveau en face de moi.

Encore si, à mon retour à la villa del’Abeille, Ellen s’était jetée dans mes bras, j’eusse été délivréde tout mirage. Le contact de ma chère femme eût chassé lesbrouillards gris de ma cervelle. Mais Ellen me repoussait, mefuyait, obéissant à un ordre qu’elle refusait d’expliquer.

Je m’étais assis à la place qu’elle occupaittout à l’heure devant mon bureau.

La nuit était venue. Je ne songeai pas à fairede la lumière.

Subitement, une clarté intense m’éblouit.

Nelaïm venait d’entrer et avait actionné lescinq ampoules du plafonnier.

Derrière lui, j’aperçus les silhouettes despropriétaires tyroliens, Fritz et Matilda Alsidorn.

Ils m’expliquèrent que, ayant rencontré monboy dans la journée, ils avaient appris de lui la terribleinquiétude qui m’avait dirigé vers Alexandrie.

Ce soir, ils avaient voulu venir auxnouvelles, et Nelaïm leur ayant affirmé que mes craintes nes’étaient point réalisées, que ma chère Ellen se trouvait à lamaison, ils ne voulaient pas tarder à me dire la part qu’ilsprenaient à mon contentement.

Ils avaient aujourd’hui remplacé leurs« complets » mauves par des « suits » saumon.Oh ! ces Tyroliens possédaient le génie des nuancescriardes.

Je les priai d’accepter une tasse de thé, etje chargeai mon boy de prévenir Ellen que nous avions unevisite.

Cinq minutes plus tard la douce créatureentrait à son tour. Je remarquai qu’elle avait changé de robe.Pourquoi ? Avait-elle pensé que nous sortirions dans lasoirée, après les émotions de cette terrible journée ?

Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur cesréflexions. Une seconde remarque se superposa aussitôt à laprécédente.

J’eus l’impression nette, précise,indiscutable, qu’Ellen ne reconnaissait pas le ménage Alsidorn. Àtel point que je prononçai :

– M. etMme Alsidorn, que nous avons rencontrés hier à lagare Centrale, et avec qui j’ai eu le plaisir de passer la soiréechez les Solvonov.

– Ah ! c’est juste, pardonnez-moi,s’exclama aussitôt la chère aimée en serrant les mains desvisiteurs. J’étais préoccupée.

À tort ou à raison, je crus discerner dansl’intonation d’Ellen une arrière-pensée. Je la regardaiattentivement. Ses paupières battirent, mais si vite qu’elleseussent voilé ses grands yeux, j’y avais lu comme une craintevague, comme une défiance imprécise.

Et, par effet réflexe, je cessai subitement deme sentir en confiance avec les Alsidorn.

Ceux-ci cependant s’étaient assis, bavardantavec un laisser-aller qui eût dû chasser tout soupçon.

Au contraire, plus je les écoutais, pluss’ancrait en moi la méfiance.

Leur accent tudesque qui, la veille, meportait à rire, me causait maintenant un malaise indéfinissable. Jene sais pourquoi, je me rappelai à cette minute précise que lesoriginaires allemands m’avaient toujours été nuisibles.

Des noms germaniques sonnèrent dans matête : le comte d’Holsbein, à Madrid ; Strezzi, àVienne ; ces noms qui symbolisaient pour moi d’effrayantssouvenirs ; ces noms qui m’avaient mis en face de la mort, quim’avaient contraint de renoncer à Tanagra, de reporter sur Ellenl’amour avoué d’abord à sa sœur.

Est-ce qu’un vocable allemand nous séparerait,Ellen et moi ?

La réapparition de Nelaïm m’arracha à cesréflexions.

Il apportait le thé, et en même temps unedépêche chiffrée à mon adresse, qu’un employé de l’EasternTelegraph Company venait de lui remettre, dit-il.

Par l’Eastern, ce ne pouvait êtrequ’un télégramme d’Europe, car on n’emprunte pas pour lescommunications locales le réseau de cette compagnie, aux tarifsplus élevés que ceux du Télégraphe Égyptien.

D’Europe, oui ; de Londres… Ah !ah ! ceci était important sans doute. Aussi, je bredouillai,tandis qu’Ellen versait le thé parfumé :

– Vous permettez ?

Et je fis sauter le filet gommé.

La dépêche était rédigée au moyen du« chiffre n° 3 », que doit posséder à fond toutcorrespondant du Times.

Elle émanait de mon directeur et était ainsiconçue :

« Compliments et regrets troublernouveaux époux en plein rêve rose. Mais vous êtes au Caire, et leslecteurs doivent être renseignés sur étrange comète signalée par le« fil » égyptien. Compte sur vous pour enquêterapide. Votre vraiment ami.

Mais ce ne furent pas ces lignes amicales, merappelant au souci de ma profession, qui me firent pâlir, comme sitout mon sang avait reflué vers mon cœur.

Non, dans la dépêche, un papier étranger étaitenclos. Un papier de couleur rouge que l’on eût cru teint de sang.Et ce feuillet supplémentaire était chiffré d’or vert. Et cet ordessinait dix yeux ouverts, disposés de façon à former les lettresmystérieuses : T. V.

Je ne me demandai pas comment ce vélin avaitété glissé dans le télégramme officiel. La phrase, tracée d’unemain ferme au-dessous du chiffre, avait accaparé toutes mes forcespensantes. Je venais de lire :

« On a volé le corps de ma premièrevictime, à la Quarantaine d’Alexandrie. Mais je ne veux pas quevous bénéficiiez du doute. La morte était bien mistress Max Trelam,née Ellen Pretty. Elle n’a pas souffert, elle ; vous, la sœur,le frère de la morte, vous pleurez et pleurerez d’autant pluslongtemps que je vous estime plus ou moins coupables. J’ai le cœurtendre, aussi vous avisé-je que vous serez la secondevictime. »

Le billet portait comme signature les deuxlettres fatales.

Ah ! le péril qui m’était annoncém’apparaissait indifférent ; une seule phrase s’était gravéedans mon cerveau comme une empreinte au fer rouge.

« La morte était bien mistress MaxTrelam, née Ellen Pretty. »

Une détresse infinie me courba, m’affola. Jeme tournai tout d’une pièce vers Ellen, vers cette vivante que l’onme disait morte.

Je restai stupéfait. Ellen me regardait,l’index sur les lèvres. Ses grands yeux bleus, son attitude medemandaient le silence.

Je compris. Les Tyroliens se trouvaient là.Fraü Matilda, en sa robe saumon, rutilant sous la clartéélectrique, nous observait de ses prunelles bleues avec uneattention qui me parut inquisitoriale.

La crainte vague née un instant plus tôt de lanationalité de nos hôtes se précisa brusquement.

Et, sans un mot, je tendis à ma chère femme ladépêche du Timeset le feuillet menaçant qu’une mainignorée y avait inclus. Ce geste devait apporter une nouvelleperturbation dans mon cerveau.

Ellen parcourut le billet du patronavec un calme parfait ; mais quand ses yeux se portèrent surla feuille signée T. V., un sursaut la secoua des pieds à la tête,ses traits s’égarèrent, ses lèvres s’ouvrirent.

J’eus le sentiment qu’elle allait crier unedouleur infinie, qu’elle allait éclater en sanglots, tomber sur lesol, brisée, recroquevillée ainsi qu’une épave humaine.

Un phénomène de clairvoyance inexplicable seproduisait en ma personne. Je voyais en ma chère aimée, commesi sa pensée se matérialisait en une chape de cristal.

Et mon cœur se serra, mon moi intérieur medéclara :

– Oui, tu vois Ellen debout devanttoi ; et cependant, regarde, elle pleure sur elle, parcequ’elle est morte.

Matilda Alsidorn parle. À demi soulevée surson siège, penchée vers Ellen en une attitude que je jugeraispitoyable si elle n’était Tyrolienne allemande :

– Qu’avez-vous donc, chèrefraü ?

Sa voix produit un effet extraordinaire sur mabien aimée.

Un instant, Ellen m’apparaît figée. Je senscependant sous son masque immobile un prodigieux effort devolonté.

Puis ses bras se lèvent sur un grand gestedont la signification m’échappe. Ses traits reprennent leurélasticité, la flamme se rallume dans ses doux yeux.

Son visage sourit… Est-ce bien unsourire ? Et elle répond :

– Oh ! peu de chose. Un mouvement demauvaise humeur bien naturel chez une nouvelle épousée, qui voit letrantran pratique de la vie venir troubler son rêve de douxcœur. Une lettre du Times, le journal de mon chermari.

Cela est clair. Elle ne veut pas accepter laTyrolienne comme confidente. Ce qui est clair également, c’est leton avec lequel fraü Matilda répond ce seul monosyllabe :

– Ah !

Elle a compris que ma femme refusait des’expliquer.

Un mouvement de colère me parcourt. Décidémentle ménage, saumon après avoir été mauve, nous espionne. Il estaffilié à l’ennemi aux yeux d’or vert.

Ellen a-t-elle deviné ma pensée ? Ellefixe sur moi un regard volontaire. Ses prunelles m’intiment l’ordrede me taire, de me forcer au calme.

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