L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 15À TRAVERS LA MURAILLE

Deux heures moins un quart.

Tanagra et moi, par la porte secrète de labibliothèque, nous sommes réfugiés dans la pièce circulaire où j’aiété prisonnier naguère.

À travers le judas pratiqué dans lemur, nous voyons Aldine, seule, dans le cabinet de travail duconsul. Elle est assise devant le bureau du fonctionnaire, levisage enfoui dans ses mains. Elle est immobile. Elle attend FranzStrezzi qui doit pénétrer dans la résidence russe par la fenêtre dela salle de débarras. Cette fenêtre a été ouverte à son intention.Nous avons eu peine à rappeler la pauvre jeune fille ausentiment.

Nous y sommes parvenus cependant. Oui, oui,elle possède une âme d’héroïne. À peine revenue à la conscience,elle nous a pressés de disparaître.

Mais Tanagra ne consent pas à l’abandonnerainsi.

Elle entraîne la malheureuse dans sa chambre,et quand elle la ramène dans le bureau où je les attends, lestraces du drame sanglant ont disparu. Un corsage immaculé aremplacé celui qui a vu le meurtre, et sur la joue d’Aldine jecherche vainement la mouche rouge.

Ma bien-aimée embrasse longuement sa compagne,avant de m’entraîner dans la cachette où Franz Strezzi ne noussoupçonnera pas. Elle murmure, me semble-t-il, le mot :

– Espérez.

Je n’oserais l’affirmer ; mon trouble estresté si grand que je me défie du témoignage de mes sens.

À présent nous regardons aujudas.

Ma main a étreint celle de Tanagra et noussommes restés ainsi, sans chercher à nous séparer.

Peut-être, emportés par le courant tragique decette heure, éprouvons-nous le besoin de nous soutenir, de nouséquilibrer l’un l’autre.

De fait, je ressens comme un réconfort.

– Plus malheureuse que nous, chuchoteimperceptiblement ma chère aimée !

C’est la troisième fois que j’entends cetteappréciation sortir de ses lèvres.

– Oui, réponds-je, elle doit biensouffrir ; car c’est une noble et loyale nature.

– Plus encore que vous ne supposez… Elleaime. La pauvre triste chose !

Les doigts de mon interlocutrice serrent plusétroitement les miens. Elle reprend :

– Vous pensez comme elle ; on nesaurait aimer la parente, la complice aveuglée de Strezzi.

Et comme je me tais, car c’est bien là, eneffet, l’avis de ma raison :

– Eh bien, affirma Tanagra d’un tonvolontaire, j’espère qu’elle sera aimée. Oui, je l’espère… Ce soir,elle a donné une preuve d’amour terrible, plus grande qu’aucuneamante n’en donnera jamais : le meurtre de nosassassins ! Je sursautai.

– Cela, une preuve d’amour ?…

– Oui, car elle a sacrifié tout, sesrêves de jeune fille, son horrible répulsion de la violence, pourassurer le salut, la victoire, l’honneur reconquis, la liberté decelui qu’elle aime.

Je bredouillai, bouleversé par la lumièreéclatante éblouissant soudain mon esprit :

– C’est X. 323 qu’elleaime ?

Ma douce compagne inclina la tête :

– Le frère d’Ellen dont elle distrayaitl’attention, alors que son misérable cousin s’approchait de savictime.

– X. 323 a frappé quelquefois au nomde la justice. Il devait pardonner à celle qui croyait participer àune œuvre de justice. Et puis encore, quand elle a su la vérité,son désespoir, le dévouement absolu dont elle a fait preuve…

Je fuis volontiers la discussion quim’apparaît sans issue. Aussi m’empressai-je de saisirl’échappatoire d’une question.

– Comment a-t-elle appris la réalité desfaits ?

– Un hasard providentiel. Mon frère lui asauvé la vie sans la connaître.

– Lui ?

– Oui ; une nuit, il se rendait deBoulaq à Giseh dans une barque. Il avait choisi la voie du fleuvecomme plus agréable et moins propice aux embûches. Aldine, elle,avait porté un ordre de son parent. Elle revenait seule de Gisehdans la maison de la ruelle des Possédés-Derviches où ellerésidait.

« Pour passer le fleuve, elle avait prisune de ceshastas, sortes de youyous, qu’un aviron fixé àl’arrière suffit à faire glisser sur les eaux.

« Un faux mouvement fit chavirerl’embarcation. Un crocodile, témoin de l’accident, allait happer laproie que le destin lui envoyait, lorsque mon frère, tout proche,poussa son bateau sur le saurien, l’étourdit d’un coup d’aviron surle museau, et profita de l’impuissance momentanée du monstre pourhisser l’inconnue dans son bateau.

« Seulement l’épouvante de la malheureuseavait été trop grande. L’idée d’être dévorée par une de ceshideuses bêtes est épouvantable.

« Aldine restait plongée dans une torpeurdont rien ne la pouvait tirer.

« Si bien que mon frère se décida àl’amener à Giseh, où nous avions établi notre quartier général. Jela déshabillai, je la mis au lit, avec l’idée que quelques heuresde repos feraient disparaître l’ébranlement nerveux résultant del’accident.

« Une traite sur une banque du Caire, àl’ordre de Franz Strezzi, que la jeune fille portait sur elle, nousapprit que nous venions de sauver une personne en relations avec cepersonnage.

« Strezzi est un nom qui pour nousrouvrait des blessures profondes à peine cicatrisées.

– Oui, murmurai-je en pressant la main demon interlocutrice.

– Une explication très loyale suivit leréveil d’Aldine.

« Or, ce soir-là, c’était le soir oùnotre Ellen avait succombé.

« Une automobile nous emporta àAlexandrie, où nous avons pu vous épargner la brutalité despremières heures de désespoir.

« Aldine nous aida de tout son pouvoir.Elle qui avait cru son oncle injustement puni, injustement désavouépar son gouvernement, elle était épouvantée à la révélation de sescrimes.

« Depuis… vous l’avez vue à l’œuvre… Ellea tout sacrifié, tout, pour mériter notre pardon.

– Je lui pardonne comme vous ; maisde là à s’abandonner à un rêve d’amour…

Ma compagne me serra brusquement la main.

– Silence ! Voici Strezzi !

Je me penchai au judas. Franz venait d’entrerdans le cabinet de travail du consul.

Cette fois il ne portait point le masque qui,dans notre précédente rencontre, m’avait constamment caché sestraits.

Je voyais enfin le visage de l’homme dont, sicruellement, m’avait été révélée son existence.

Et un sentiment subit me bouleversa.

Il me parut naturel que Franz fût monennemi, parce qu’il représentait la continuation d’une luttecommencée plusieurs mois auparavant.

Il était le portrait vivant de son père, de cesinistre comte Strezzi, dispensateur de la mort par le rire, queX. 323 avait vaincu naguère.

En plus jeune évidemment. Mais c’était le mêmeprofil sec, le même regard d’acier. Il parla et il me sembla que lavoix du criminel défunt s’élevait du fond du tombeau, avec sapolitesse cruelle, avec ses inflexions d’ironie impeccablementmondaine.

– Ma chère Aldine, ce m’est un vifplaisir de vous revoir.

La jeune fille s’était redressée ; debouten face de son terrible cousin, je la sentais tendue à se briserdans la volonté de ne pas trahir son épouvante angoissée.

– Moi aussi, vous n’en doutez pas.

– Vous me semblez fatiguée… Ne vous endéfendez pas. Les jeunes filles ne savent pas flirter avec lamort, ceci dit sans reproche. Enfin, réjouissez-vous ;mes ennemis les plus directs sont écrasés… ; pour punirles trois empereurs, je n’aurai pas besoin de votreconcours. Vous vivrez heureuse, sans soucis, tandis que j’achèverail’œuvre léguée par mon père.

Sans doute, la pseudo-dactylographe craignitde ne pouvoir parler, car elle se borna à acquiescer d’un signe detête.

Franz ne remarqua pas son trouble, oupeut-être, accoutumé à considérer sa cousine comme un cœur faibledevant le crime, ne s’en inquiéta-t-il pas.

– Je devine, reprit-il, combien il voussera agréable de vivre paisible, sans avoir pour objectif lescadavres d’ennemis irréconciliables.

Il riait. Sa figure aux arêtes dures seplissait étrangement en un rictus ironique. Ses yeux lançaient deséclairs gris, que l’on eût cru produits par la réflexion de rayonslumineux sur une lame d’acier.

– J’ai pour vous la plus vive affection,cousine Aldine, poursuivit le personnage. Aussi veux-je abrégerautant que possible cette dernière aventure où j’ai dû sollicitervotre concours.

– Je ne vous l’ai pas refusé, fit lajeune fille d’une voix indistincte.

– Très obligé, je vous certifie ;mais remettons à plus tard les congratulations. La meilleuremanière de vous démontrer ma satisfaction est de mettre fin à votrecollaboration à mon œuvre. En sortant d’ici, vous serez délivrée detout souci à venir. Donc, hâtons votre sortie.

Et la voix nette, autoritaire, le chef desYeux d’Or vert demanda :

– Le brassard aux opales ?

Aldine leva le bras autour duquel Tanagraavait fixé le bijou révolutionnaire.

– Ici.

Son interlocuteur palpa le joyau à travers lamanche du corsage.

– Bon ! Première victoire. Où leconsul l’avait-il caché ?

La jeune fille désigna le classe-papiers.Franz eut un éclat de rire.

– Pas mal ! Pas mal en vérité. Cedigne Russe n’est que la moitié d’une bête… Passons au reste del’aventure. Stephy ? Catherine ?

– Partis.

– Partis ? C’est donc qu’ils ontaccompli le… travail dont je les avais chargés ?

– Ils l’ont accompli.

Toute la personne du criminel exprima une joiesauvage.

– Alors X. 323, sa sœur, sont dansl’impuissance de contrecarrer désormais mes desseins ?

L’index de miss Aldine se pointa vers la portede l’antichambre.

– Je vais voir cela.

Ces cinq syllabes me font frissonner, et jesens que les doigts de Tanagra subissent également une palpitationnerveuse.

Nous avons eu la même pensée. S’il s’aperçoitde la supercherie… qu’arrivera-t-il ?

Et le sang-froid de la fausse dactylographenous stupéfie.

En présence du danger immédiat, elle aretrouvé la fermeté, la résolution.

– Oui, rendez-vous compte, dit-elle d’unton dégagé. Seulement évitez toute lumière.

– Pourquoi ?

– Parce que la clarté peut attirer lesregards. Des yeux indiscrets sont fixés sur cette résidence. Etpuis, il y a autre chose. Le consul doit venir ce matin de fortbonne heure. Il désire avoir une conférence avec X. 323.

– Bon ! Elle n’aura pas lieu.

– Cela est certain ; mais dans lebut d’assurer aux Neronef de longues heures pour gagner du large,j’ai remis au gardien de la porte, en lui en disant le contenu, unmot pour le consul. Je dis à ce personnage que X. 323 et sasœur, quelque peu souffrants, souhaitent n’être pas réveillésdemain.

– Très drôle, souligne Franz… On ne lesréveillera plus. Vous avez le mot pour rire, cousinette. Ne vousfâchez pas de me voir rire… Je n’allumerai pas. Inutile d’inciterun k’vas quelconque à faire du zèle, à venir s’inquiéter si lesnobles hôtes du consulat n’ont pas besoin de ses services. Leschambres de ces… dormeurs sont de l’autre côté del’entrée ?

– Oui, les clefs sur la porte.

– Décidément, Aldine, vous pensez àtout.

Et ce lugubre madrigal décoché avec un sourirede fauve, il quitta le cabinet de travail.

Une émotion angoissante nous étreint ;nos mains se serrent convulsivement.

L’ouverture du judas nous permet dedistinguer miss Aldine, penchée en avant, toute sa personne tenduevers la baie par laquelle Franz Strezzi vient de disparaître.

Que Franz ait l’idée de faire flamber uneallumette et il reconnaîtra la supercherie !

Il s’écoule deux minutes qui marquent dans lavie d’une personne.

Strezzi reparaît.

Oh ! il n’a rien deviné. Sa bouche mince,ouverte par un rire muet, dit la satisfaction intense. Il veutl’exprimer aussi par des paroles.

– Braves gens, ces Neronef… Je me suisrendu compte à tâtons… Cela suffit. Le froid de la mort ne sesimule pas et un stylet planté dans le dos, au-dessous del’omoplate, enlève toute crainte de convalescence.

Un rire horrible ponctue la criminelleplaisanterie. Mais il a un geste de dégoût.

– Je me suis mis du sang aux mains,pouah ! Le répandre n’est rien, mais se tacher avec esthorrible… Un homme bien élevé ne se libère jamais de certainesdélicatesses d’éducation.

Ma parole, ce meurtrier a pâli. Il ressent desnausées. C’est d’un geste hâtif, énervé, qu’il prend son mouchoir,qu’il essuie violemment ses doigts ensanglantés.

– Fumez une cigarette, cousin ; j’ailà des Andrianopoulo, parfumées à l’essence de roses ; elleschasseront l’odeur fade du sang.

Il s’esbaudit.

– Elle pense à tout, la cousinette. Ahça ! Vous aviez donc deviné que je me salirais au contact deces canailles d’espions ?

– Vous ne le pensez pas. Seulement, jetenais à contrôler le… travail du couple Stephy… Je sais manervosité et je m’étais munie d’un palliatif. Je ne fume pas àl’ordinaire ; mais en état de trouble émotif, le blond tabacd’Orient me ramène au calme.

Elle tend à son interlocuteur une boîtehistoriée. Il y prend une de ces exquises cigarettes Andrianopoulo,dont la fumée répand le parfum des roses. Il l’allume, en aspire lavapeur opaline.

– Exquises, en vérité, ces Andrianopoulo.Je vous remercie, cousinette. Non seulement vous déterminez le…départ des adversaires, mais vous guérissez vos alliés. Satanasm’emporte si vous ne mériteriez pas un titre inédit dans cegenre : La Mitrailleuse de la Croix-Rouge.

Sous l’atroce plaisanterie, la jeune fillechancelle. Je distingue ses doigts se crispant sur le bureau prèsduquel elle se tient.

Franz, aveuglé par son triomphe supposé, nevoit rien.

Il ricane :

– Pour l’instant, il s’agit de quitter leconsulat. Veuillez prendre ce que vous souhaitez emporter,Aldine.

– Mes malles sont faites et bouclées.

– Alors, venez sans plus tarder.

Dans un souffle Tanagra susurra à monoreille :

– Ouvrez le judas qui regarde dans lachambre de débarras.

Je me glissai le long du mur. J’actionnai lepoussoir, la plaque quadrangulaire se rabattit.

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