L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 13L’ESCLAVE DU MEURTRE

Les nouveaux venus allaient prendre possessionde l’appartement réservé pour eux dans l’aile droite duconsulat.

Il ne fallait pas que ces Effacistesse doutassent que nous avions reconnu en eux des agents deStrezzi.

Stephy et Catherine, inquiétants : lui,par sa mine bonasse ; elle, par son regard étrange, où dansaitune flamme de folie, passèrent l’après-midi avec nous.

Ils s’efforçaient de se montrer aimables, etleur effort visible me remplissait de colère.

Il est vrai que misses Tanagra et Aldine, quemoi-même, tendions notre volonté pour simuler la confiance. Nousplaignions nos compagnons d’être en butte aux entreprisesnihilistes.

Et eux, de la meilleure grâce du monde,acceptaient nos condoléances. Ils affectaient de nous rendreconfiance pour confiance, nous déclarant qu’ils se proposaient dedépister leurs persécuteurs en quittant leur asile momentané aumilieu d’une nuit obscure.

Ils espéraient ainsi, disaient-ils, faireperdre leur trace.

Nous, nous avions l’air de croire à lavéracité de ce conte.

Cependant, en notre esprit, les mensonges deces coquins se rectifiaient d’eux-mêmes.

En exprimant le projet de sortir du consulat àtoute heure, ils s’étaient assuré la faculté de disparaîtreaussitôt qu’ils nous auraient tués.

Et puis leur attitude vis-à-vis de miss Aldineme donnait à penser.

Je remarquai, alors qu’ils ne se supposaientpas observés, leurs regards expressifs à la jeune fille, leursclignements de paupières, et l’idée me vint qu’ils avaient sansdoute à lui faire une communication de la part de Strezzi.

Cela devait être. Le chef des Dix Yeux d’Orvert ne soupçonnait évidemment pas que sa cousine avait passé dansnotre camp ; dès lors, quoi de plus naturel que de lui envoyerdes instructions par ses complices ?

Tanagra pensa absolument comme moi. Aussi, àun moment, elle me proposa un tour de jardin que je m’empressaid’accepter. Personne ne songea à nous retenir.

Une fois dehors elle murmura :

– Seuls avec la pauvre Aldine, ils luidiront ce qu’ils ont à lui communiquer et, d’ici à ce soir, elletrouvera le moyen de nous en informer.

Cela me fit rire. Malgré mon aversion pour lesmenées souterraines, je trouvais comique d’apprendre tous lesprojets de Franz Strezzi, alors qu’assurément il se promettait denous surprendre.

Une demi-heure de promenade, une station depareille longueur sur le banc de pierre dressé en face de lafontaine jaillissante, surmontée d’un buste du tsar, puis nousregagnâmes le cabinet de travail, on nous avions laissé noscompagnons de captivité.

Miss Aldine tapotait sa machine à écrire,remettant au net des notes du consul.

Stephy et Catherine Neronef s’absorbaient dansune partie de trictrac.

Le martèlement des touches, le roulement desdés, le claquement des pions déplacés par les joueurs, rendaienttoute conversation impossible.

Miss Tanagra prit un livre. Je l’imitai.Seulement, moi, j’avoue que je ne regardai même pas le titre. Jeconsidérais mes compagnons avec un agacement énorme.

Je suis calme, maître de mes nerfs, toutgentleman anglais est ainsi. Mais dans la circonstance, jebouillais littéralement, et je crois bien que la situation seprolongeant, je me serais livré à quelque sortie intempestive,quand, de l’air le plus naturel, Catherine Neronef exprima le désirde visiter le jardin.

– Nous sommes exposés à quitter leconsulat d’un instant à l’autre, fit-elle avec une ingénuité quedémentait l’éclat fiévreux de ses yeux noirs ; je penseraisimpardonnable, même pour des touristes… involontaires, de ne pointconnaître la résidence qui nous abrite.

Puis se tournant vers moi :

– Tout à l’heure, vous fûtes respirer enla société de la barine (dame), votre sœur. À présent, cesera notre tour. Par saint Stanislas, on dirait une figure dequadrille.

Gauchement, Stephy offrit la main à la maigrebrunette. Tous deux sortirent. L’oreille tendue, nous perçûmesleurs pas traversant l’antichambre, puis s’affaiblissant dansl’escalier accédant aux bureaux des k’vas et au jardin.

Tanagra leva vivement la tête. Elle allaitparler.

Mais la dactylographe appuya l’index sur seslèvres pour recommander le silence, et se remit à pianoterà la machine avec une ardeur nouvelle.

La pantomime était claire. Elle craignait quele ménage russe eût marqué simplement une fausse sortie et ellenous recommandait la prudence.

Je remarquai qu’elle était plus pâle encorequ’à l’ordinaire.

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi. La jeunefille se leva brusquement, glissa jusqu’à la porte del’antichambre, l’ouvrit, jeta un coup d’œil rapide àl’extérieur ; puis, revenant, elle murmura d’une voix légèrecomme un souffle :

– La fenêtre du cabinet de débarras donnesur le jardin. Je vais voir s’ils y sont.

Elle passa dans sa chambre. Je l’entendisentrer dans la salle qu’elle venait de désigner. Elle reparut.

– Ils y sont. Venez avec moi. En parlant,nous pourrons les surveiller. Il importe qu’ils ne nous surprennentpas.

Un instant plus tard, nous étions réunis dansle cabinet, assis tant bien que mal sur les trunks de cuirqui en constituaient le mobilier, et à travers le brouillard demousseline des rideaux, nous distinguions Stephy et CatherineNeronef, assis devant le bassin, auprès duquel nous nous reposionsnous-mêmes tout à l’heure.

Certaine de n’être pas espionnée, miss Aldineprésenta un papier à ma chère Tanagra.

– Une lettre de Lui ; ellem’a été remise par ces deux misérables.

Quel mépris et aussi quelle honte dans savoix !

Mais je considérais la feuille. Des chiffresséparés par des points, des tirets, des signes mathématiques +,x, :, et autres s’alignaient sur le papier.

– Un chiffre connu de vous ?questionna miss Tanagra.

La dactylographe affirma du geste.

– Voici ce qu’il écrit, dit-elle :« La nuit prochaine, vers deux heures, je viendrai vousenlever de ce consulat où vous avez bravement consenti à vousenfermer. Il faut que vous ayez sur vous le brassard auxopales.

– Vous l’aurez ? murmuraTanagra.

L’autre répliqua :

– Cela est convenu.

– Bien !

Ici, je cessais de comprendre. Pourquoil’aurait-elle ? Pourquoi obéirait-elle aux ordres de soncoquin de cousin ?

Je ne pus m’appesantir sur cette importantequestion, miss Aldine continuait sa lecture.

« Stephy et Catherine, je leur conserveles noms sous lesquels ils se présentent, supprimeront cettenuit X. 323 et sa sœur. »

– Merci bien, grommelai-je.

– « Ce soir, au dîner, vouspréparerez le café mauresque selon votre habitude. Grâce auxhygiénistes, on sert maintenant le sucre par petits paquetssoigneusement isolés de l’air par une enveloppe fermée. La boîtecachetée, que l’on vous remet en même temps que ce mot, contientdeux enveloppes de ce genre. Vous les offrirez à nos deux ennemis.Ils s’endormiront. Stephy et Catherine s’arrangeront pour qu’ils nese réveillent pas. J’aurais pu substituer le poison au narcotique,mais le stylet est plus sûr. Cette nuit, mes adversaires les plusredoutables auront vécu. Le brassard me donnera une puissancesurhumaine… Ce sera le tour des empereurs de trembler. Vous, masœur d’adoption, vous serez enfin récompensée de vous être associéeà ma juste vengeance. »

Une horreur nous étreignait tous trois, nousréduisant au silence.

Et je regardai miss Aldine avec un mépris queje fus impuissant à dissimuler.

Elle réparait certes, mais auparavant son âmede jeune fille ne s’était donc pas révoltée, que son misérableparent lui adressât ses ordres criminels avec une si paisibleconfiance !

Elle dut comprendre ce que je pensais, car sesmains se tendirent vers Tanagra en un geste d’immense détresse.

Et Tanagra, la sœur de notre Ellen, excusacelle qui avait frappé la morte :

– Il l’a soumise pendant plusieurs mois,sans qu’elle le soupçonnât, à l’influence déprimante du haschich.Il l’a poussée au crime dans un rêve perpétuel. Elle était rose etblonde, gaie, exempte de soucis. Le haschich en a fait cettecréature pâle et désolée. Max Trelam, n’accusez pas celle qui, pourracheter ses crimes involontaires, consent à vivre un réveil quepeuplent d’horribles souvenirs.

Sa voix sonnait pure et mélodieuse comme unchant de séraphin célébrant le mystère divin des miséricordes.

Je lui pris la main, j’y appuyaidévotieusement mes lèvres, murmurant sans m’en rendrecompte :

– Vous avez la bonté sereine, la justiceineffable d’une fille du ciel.

Elle riposta par un doux sourire :

– Une fille de la souffrance suffit, MaxTrelam !

Et me désignant Aldine qui la considérait, lespupilles dilatées, semblant, si je puis m’exprimer de la sorte,ressusciter d’entre les désespérées, Tanagra ajouta :

– C’est à elle qu’il faut rendre laconviction que tout peut être pardonné aux êtres de bonnevolonté.

Dominé par la hauteur de pensée, par l’irréelde la scène, je tendis la main à la complice du meurtre de monEllen, et je prononçai, obéissant à la suggestion toute-puissantequi me courbait :

– Moi aussi, je cesse de vous accuser. Jecrois, oui, je crois que l’âme de celle qui n’est plus m’inspirepar la voix de celle qui est.

Un frisson nerveux secoua lapseudo-dactylographe. Ses doigts se crispèrent sur les miens,pénétrant dans ma chair, me serrant jusqu’à la douleur, puis sonétreinte se détendit. Elle eut un mouvement de tête volontaire etd’un accent qui sonna faux :

– Les enveloppes de sucre, reprit-elle,seront servies aux assassins.

– Bravo ! m’écriai-je, ramené à lasituation par une brusque projection de la pensée. Eux endormis,tout est sauvé.

Miss Aldine fit peser sur moi un regard dontje ne compris pas l’ironie désespérée ; peut-être allait-ellerépondre, mais ses yeux s’étant portés vers la fenêtre, elle seleva précipitamment.

– Ils vont rentrer, dit-elle. Reprenonsnos places. Qu’ils ne soupçonnent rien. La mort rôde autour denous.

Une minute plus tard, nous étions réinstallésdans le cabinet de travail du consul ; la machine tapotaitrageusement ; Tanagra lisait avec une louable assiduité, etmoi j’avais pris le parti de fermer les yeux, conservant mon volumeouvert sur les genoux.

C’est ainsi que le couple nous retrouva. Notreattitude leur plut sans doute car, à travers mes cils abaissés, jeles vis échanger un sourire satisfait.

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