L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 3L’ATTENTE DU COUP DE FEU – (Suite du« Journal »)

 

« Trente-six heures j’ai vécu enrêve.

« Max Trelam, l’inconnue plus malheureuseque moi, Ellen ; ces noms, ces êtres tourbillonnent dans mapensée.

« Et puis il y a autre chose. Mon frère ades secrets pour moi.

« Je ne suis plus, comme auparavant, lelieutenantconnaissant tout de ses projets, évaluant ledanger avec lui, prenant, part aux moindres détailsd’organisation.

« J’obéis. J’ignore quand, comment il apréparé les moyens d’exécution.

« Nous avons traversé le Nil, gagné Gisehsur la rive gauche. Des chameaux de course, des méharis nous ontemportés à travers le désert Lybique.

« Une seule explication de mon frère.

– Le masque d’or vert entraîne Max Trelampar eau jusqu’à El-Khâtatébé. Nous arriverons là-bas une dizained’heures avant lui.

« Qui l’a renseigné ? Je ne saispas. Je vis en rêve réellement.

« Un autre fragment de conversation quim’a laissée meurtrie moralement :

– Ah ! ai-je dit, je ne me rappelleplus à quel propos, si l’on connaissait cet ennemi masqué…

« X. 323 a répondutristement :

– Je le connais, hélas !

« Puis il a parlé d’autre chose. J’ai crudiscerner en lui le regret d’en avoir trop dit.

« Trop ! Qu’est-ce que cela m’aappris ? Rien ou à peu près.

« Vers le début de la nuit, après touteune journée harassante, nous faisons halte dans une cavité duGhareb-El-Moghra, cette énorme montagne rocheuse trouant le sabledu désert, au Sud de l’Ouadi-Natroun.

– Tu es brisée, m’a dit tendrement monfrère. Dors, Je t’éveillerai quand il en sera temps.

« C’est vrai que je n’en puis plus. Aussine me fais-je pas répéter l’invitation.

« Je m’étends sur mon manteau, la selleenlevée à mon méhari me servant d’oreiller, et de suite je tombedans un demi-sommeil, où je ne perçois les choses extérieures qu’àtravers un nuage.

« Ainsi, il me semble que X. 323sort de l’anfractuosité qui m’abrite. Je pense entendre leclappement de langue, par lequel on obtient des chameaux qu’ilss’agenouillent, afin que l’on puisse se hisser en selle.

« Et puis tout se brouille, s’efface. Jedors complètement.

« J’ai dû reposer longtemps ; quandje rouvre les yeux, ma montre m’indique que l’aube est proche. Jecherche mon compagnon.

« Je ne le vois pas. Je suis seule.Est-il déjà au dehors, harnachant nos montures pour continuer laroute ?

« Je me lève. J’arrive à l’entrée de lagrotte… Au dehors, mon méhari dessellé et entravé à quelques pas.Il dort, son long cou allongé sur le sable. Mais de mon frère, desa monture, aucune trace.

– Est-ce que j’aurais bien vu au momentde m’abandonner au sommeil ? S’est-il éloigné pour un motifque j’ignore ?

« Mais oui. Le voici qui se montre àquelques centaines de mètres, contournant un promontoire granitiquequi le dissimulait jusque-là à mes yeux.

« Il arrive auprès de moi, jette à terreun ballot d’étoffes, et se laisse glisser à bas de sa selle.

« Le méhari souffle, ses flancs halètent,la sueur luit sur sa fourrure brune.

« Le méhariste désigne le paquet.

– Vite ! deux déguisements ! Letemps presse ; nous devenons deux bédouins de l’oasisd’Aïn-Checheghia.

– Pourquoi ?

– Pour sauver Max Trelam.

« Ces mots me galvanisent. En peud’instants, je suis ainsi que mon frère lui-même enfouie sousl’ample burnous des nomades du désert.

« Sauver Max Trelam. Je suis prête à toutpour cela.

« Mon compagnon a l’air satisfait de monempressement. Il dispose le Utham, ce voile des nomades,de façon que mes yeux seuls soient à découvert, puis il me serredans ses bras.

– Courage, petite sœur, courage. Règletes mouvements sur les miens. Et surtout pas une parole, pas ungeste d’effroi, de surprise. Le salut de Max est à ce prix.

« Nous partons. Nous traversons la sentecaravanière d’Égypte à Tripoli. Au delà se dressent des éminences,au nombre de trois.

« Il me désigne la hauteur médiane, et savoix passant sur moi comme une caresse :

– L’hypogée des Vierges. L’an 3.000 avantnotre ère, Phra-Itenoph, préfet pour le pharaon des provinces de laBasse-Égypte, imposa la population de trente mille journées detravail, pour disposer sous cette colline des réduits souterrainsoù seraient transportées les dépouilles mortelles des jeunesfilles. J’avais pensé que notre Ellen dormirait en paix dans cettenécropole, en attendant de reposer dans la terre natale. Je me suistrompé. Le masque d’or vert veut se rencontrer avec nous auprès ducercueil de sa victime.

– Et nous la vengerons, m’écriai-je,prise d’une sorte de vertige !

« Il secoua négativement latête :

– Nous le laisserons partir, paisible,croyant qu’auprès de la morte gît le cadavre de Max Trelam.

« Et comme j’avais un mouvement violent –surprise, colère, que sais-je ! – il reprit en accentuant lessyllabes :

– La confiance est une arme terriblequand on sait l’imposer à l’ennemi. Et à l’heure où elle disparaîtpar suite de l’événement inexplicable, l’homme est bien près desuccomber, car il perd toute faculté de raisonnement.

« Il haussa les épaules.

– Dans la mosquée d’Adj-Manset, il adéclaré orgueilleusement que l’inexplicable ne troublerait jamaissa claire vision. Eh bien ! mais tout dépend de la qualité del’inexplicable. Nous lui en fournirons de qualité peu commune.

« Puis d’un ton bref :

– À présent, petite sœur, silence ;entrons en contact avec l’ennemi.

« Un homme se montre à peu dedistance ; il se tient debout devant l’entrée de l’une desinnombrables excavations, qui trouent la colline et lui donnent unevague apparence d’éponge géante.

« Il nous fait signe d’approcher.

– Vous êtes ceux que m’envoie lecheik.

– De l’oasis d’Aïn-Checheghia, répond monfrère.

– Rien, je vais vous installer à votreposte.

« Il a actionné une lampe de poche.Guidés par lui, nous pénétrons dans l’excavation ; nousparcourons une galerie sinueuse ; nous arrivons dans une sallesouterraine dont les parois sont forées de logettesquadrangulaires.

« Il nous en désigne une, que surmonteune croix blanche, gravée dans le roc.

– Le cercueil est là. Attendez. Je vaisau-devant du maître.

« C’est un bonheur que ce misérableMarko, je saurai son nom un peu plus tard, nous laisse seuls.

« Le cercueil, le cercueil ; cesmots sonnent dans ma tête, font battre mon cœur avec furie.

« Tout tourne autour de moi. Si Markoétait demeuré, il eût sûrement remarqué mon trouble.

« Le cercueil, j’avais compris de suitequ’il s’agissait de celui que nous avions enlevé à laQuarantaine-Neuve.

« Ellen ! Chère petite Ellen,innocente victime, le destin me ramène près de toi. Faut-il doncque la morte et la vivante collaborent pour sauver MaxTrelam ?

« Je me suis mise à genouxinstinctivement.

« Je prie peut-être ; les parolesque je prononce jaillissent de mon cœur et mon cerveau ne lesperçoit pas !

« À l’entrée de la galerie par laquelle adisparu Marko, mon frère est immobile, penché en avant. Il écouteles bruits lointains. Merci, frère, tu veilles sur la prière que lasœur vivante murmure à l’oreille de la sœur trépassée !

« Une secousse me tire de l’étatextatique où je suis plongée.

« X. 323 est auprès de moi. Avec unedouce violence, il m’oblige à me relever.

« Sa voix contenue vibre, pleined’autorité.

– L’instant d’être stoïque est venu,dit-il. Enveloppe-toi dans le burnous, le capuchon sur la tête.Souviens-toi qu’un signe d’émotion nous perd tous deux, et perd MaxTrelam avec nous.

« Je ne réponds pas ; mais sansdoute, il lit dans mes yeux la résolution d’être telle qu’il lesouhaite, car il ajoute tendrement :

– Bien, petite sœur… Que n’est-il en monpouvoir de t’épargner la souffrance !

« Et semblables à deux statues vivantes,nous restons debout auprès de l’alvéole à la croix blanche.

« Une clarté jaillit de l’orée de lagalerie. Je discerne trois formes humaines. Oh ! je lesreconnais sans peine : Marko, l’Ennemi au masque d’or vert, etsurtout lui, lui, Max Trelam.

« Un signe d’émotion perdrait Max Trelam,mon frère l’a affirmé, lui qui n’exagère jamais le danger !…Et je veux sauver Max Trelam, je le veux parce que… parce que…

« On parle autour de moi. Les voix del’Ennemi et de Max Trelam alternent. Toute à mon dialogueintérieur, je ne saisis pas le sens des paroles prononcées.

« Seuls, les mouvements me sontperceptibles.

« L’Ennemi vient jusqu’à la cavité quirecèle le cercueil.

« Il a déposé un objet dans l’excavation.Qu’est-ce ?

« Je regarde ; un revolver ! Jedétourne les yeux avec un frisson. J’écoute à présent, j’écoute detous mes nerfs surexcités.

« Et j’entends l’assassin des dix yeuxd’or vert qui prononce ces phrases sinistres :

– Il m’aurait déplu de vous frappermoi-même. Votre résolution de vous tuer, Max Trelam, me satisfait.J’ai confiance. Le revolver est là, et je suis certain que vous nevous en servirez que contre vous-même.

« Oh ! mon Ellen ! Tout estclair. Max Trelam va se frapper pour te suivre dans la mort.

« Comme il t’aime… ; mais dis, dis,n’est-ce pas aussi mon souvenir qu’il aime en toi, et nepermettrais-tu pas qu’il vive s’il pouvait aimer ton souvenir enmoi ?

« Que vais-je penser là ? Je suisfolle…

« Le masque d’or vert parleencore :

– Je prétends, Max Trelam, vous accorderla suprême consolation du tête-à-tête avec la morte. Vous lui direzles choses aimantes, démence ou sagesse, que les trépassésentendent peut-être, dont leur sommeil apparent ressent peut-êtrecomme une caresse. Au bruit de la détonation, nous reviendrons, ettous deux serez unis dans la même tombe.

« Oh ! l’horrible, l’horriblecauchemar !

« Mon frère me serre fortement le bras.L’Ennemi vient de commander, aux deux faux Arabes que noussommes, de tirer le cercueil de la cavité où il repose, de leplacer sur le sol, aux pieds de Max Trelam.

« Il faut obéir. Nous extrayons lentementla suprême couchette de notre Ellen de la cavité qui lacachait.

« J’ai peine à retenir un cri ; unnuage s’est épandu devant mes yeux.

« Le couvercle de la caisse funéraire aété enlevé, remplacé par une vitre, à travers laquelle ma sœurbien-aimée apparaît, jolie, élégante, adorable. Son suaire blancsemble la tunique nuptiale d’une fiancée de l’ancienne Égypte. Oncroirait qu’elle s’est endormie en attendant le fiancé choisi parsa tendresse.

« Notre frère a dû porter le poids à luiseul, car mes mains crispées sur le bois sont sans force, j’en aiconscience.

« Enfin ! le masque d’or vert, suivide Marko, regagne le couloir qui perce la montagne. Tirée parX. 323, je les suis.

« Nous laissons Max Trelam seul en facede notre petite morte !

**

*

« On s’est arrêté à quelques pas de lasortie de l’hypogée.

« L’homme aux dix yeux d’or s’adresse àMarko.

– La détonation nous avertira que toutest fini. Tu retourneras là-bas avec ces bédouins et, comme je l’aipromis à cet estimable Anglais, vous creuserez une même tombe pourles deux défunts !

– Mais vous, Excellence ?

– Moi, les minutes sont précieuses. J’aihâte d’avoir repris possession de notre… logis…, et de m’occuper unpeu de l’espion X. 323 et de sa sœur Tanagra, cette niaise quia cru que je lui permettrais tranquillement de donner à Max Trelaml’illusion vivante de sa femme morte.

« Ce qui nous menace, mon frère et moi,ne m’émeut pas.

« Non, ce qui me bouleverse, ce dont moncœur se contracte effroyablement, c’est la pensée que Max Trelam,muni d’un revolver, dit l’adieu à Ellen. Comment mon frèrepourrait-il le sauver maintenant ?

« Je le regarde. Il ne fait pas unmouvement. Le capuchon du burnous dissimule ses traits, mais sonattitude est paisible, indifférente.

« On croirait voir en lui un véritablebédouin, que tout cela ne concerne pas.

« L’organe de Marko exprime une questionqui accroît encore mon épouvante :

– Ne craignez-vous pas, Excellence, quel’Anglais, armé à présent…

– En profite pour se venger ?continue le masque d’or vert. Non. Max Trelam est un très loyalgentleman. Il a promis de mourir, il fera honneur à sonengagement.

« Il conclut avec un sourire :

– Je suis persuadé qu’il éprouve pour moiune sorte de gratitude. Je lui fournis le moyen de sortir del’indécision pénible qu’avait provoquée chez luiMlle Tanagra.

« Je me suis adossée au rocher. Il mesemble que je vais tomber.

« Soudain, je tressaute des pieds à latête.

« Une détonation stridente a retenti dansl’hypogée. »

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