L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 12OÙ L’ACTION DE X. 323 SE RÉVÈLE

– Je tremble, disait la noble damepolonaise. Cet article de journal expliquant le vol réel dont lecomte a été victime ; cette indication vague, mais suffisantede l’endroit où nous croyions le brassard aux opales en sûreté… Sivotre frère se trompait ?

– Il ne se trompe jamais. Et c’est leseul moyen d’obliger à se démasquer l’ennemi deviné, mais dont nousne connaissons ni les traits, ni la retraite.

Le voilà donc, le secret que me cache la chèreaimée ! Je conçois sa terreur, la tristesse de son douxvisage. Un ennemi, plus terrible que tous ceux que X. 323 avaincus, s’est dressé en face de lui.

Un ennemi dont il sait l’existence, mais dontil ignore le visage, et aussi la retraite où s’élaborent lesprojets qui nous menacent. Il y a un silence. Puis de nouveaus’élève l’organe de la Polonaise.

– Ah ! je voudrais partager votreconfiance, me sentir votre courage !

– Hélas ! pauvre amie, je ne puisvous les donner. J’ai vu mon frère à l’œuvre. Je suis sûre qu’iltriomphera… Vous, vous l’ignoriez encore, il y a quelques semaines,lorsqu’il vous pria de vous faire présenter…

La phrase d’Ellen demeura suspendue, mais jela complétai sans peine.

On nous avait présentés aux Solvonov d’aprèsla volonté de X. 323.

Les mystères étaient sur moi depuis pluslongtemps que je ne le pensais !…

– Je m’efforcerai d’être vaillante,reprit Nadia Solvonov… J’aurai de la peine. Ne m’en veuillez pas dema faiblesse, mais ce brassard d’opales, s’il tombait entre lesmains d’un criminel, noierait la Russie dans un déluge de sang.

Bigre ! Je sentis un petit frisson mecourir sur la colonne vertébrale.

Qui aurait pensé qu’un bijou pouvait conteniren germe une pareille catastrophe !

– Chaque opale, avec son signe, peutfaire lever une armée de meurtriers. Polonais séparatistes,Cosaques nomades des plaines entre Don et Caspienne, Tcherkessescaucasiens, soumis mais non résignés, associations ouvrières ouagraires qui croient à la liberté naissant de la révolutionsanglante, tous obéiraient au Maître des Opales du Serment ;ces opales qui, volées au comité central révolutionnaire russe, parun agent héroïque qui paya de sa vie son action, ont démontré leurpouvoir entre les mains du gouvernement. Elles ont décidé les plusardents à devenir constitutionnels, à admettre les travaux del’Assemblée russe, de la Douma, à soutenir le trône qu’ilssouhaitaient renverser. Les opales du Serment sont donc bienpuissantes, car il est plus difficile de calmer que d’exciter lespassions politiques !

– Il eût mieux valu les détruire,prononça Ellen d’une voix abaissée.

– Certes, je pense comme vous.

– Mais puisque le gouvernement russe apréféré conserver à la fois une arme et une inquiétude…

– Oh ! oui ! une inquiétude. Leconsul de Russie doit être affolé depuis l’article del’Egyptian News. Voir la cachette, invraisemblable pourainsi dire, révélée…

Je hochai la tête ; le vrai brassard setrouvait donc parmi les tombeaux des khalifes, et vraisemblablementdans celui du khalife tcherkesse Adj-Manset, acquis par lefonctionnaire slave !

Mais soudain, j’oubliai le brassard, lesopales, la Russie, ramené à ma propre personnalité par cettequestion d’Ellen.

– Pensez-vous qu’ils dormentmaintenant ?

– Soyez-en certaine. Ce haschich engrains a un effet presque foudroyant. Il est préparé pour ceuxqui ont abusé du haschich, qui deviennent à peu près réfractaires àce poison de rêve… Donc, sir Max Trelam et ces pauvresAlsidorn, qui n’en usent pas…

– Oui, vous avez raison. En ce cas, jevais me mettre en route.

En route ? Où veut-elle aller ? Jen’ai pas le temps de m’appesantir sur la question.

La comtesse Nadia reprend d’un accenttroublant :

– Ainsi vous êtes décidée ?

– En avez-vous douté, chèreamie ?

Je suis frappé de la décision qui sonne dansle ton d’Ellen. Il me semble que c’est une voix autre qui arrive àmon oreille.

– Ah ! j’ai peur pour vous, peurpour votre frère, gémit l’organe deMme Solvonov.

Un bref silence, rempli sans doute par ungeste de ma vaillante femme, puis celle-ci parle denouveau :

– X. 323 a découvert la cachette.Soyez certaine qu’il saura la défendre.

Puis d’un ton ferme :

– L’échelle de corde est bien fixée à lafenêtre. Je pars. N’oubliez pas mes instructions.

– Oh ! je n’aurai garde. J’attendsvotre retour dans cette chambre. Le comte transportera Max Trelamdans la sienne. Au réveil, le pauvre garçon ne soupçonnerarien.

– Ah ! oui, pauvre garçon !soupire Ellen avec une infinie tristesse.

On croirait que toute son âme pleure dans cesquelques paroles. Ceci devrait éveiller mes commentaires… Mais mescommentaires demeurent endormis.

Une volonté est née en moi. Accompagner Ellenà son insu ; veiller sur elle dans l’expédition… hasardeuse,j’en suis certain, où elle s’engage. La sauver ou succomber avecelle ; voilà ce que je veux.

Mon écoutoir est réintégré dans ma poche. Jem’éloigne sans bruit dans le corridor. Je gagne l’escalier,j’atteins la véranda-terrasse dominant le jardin.

Je me blottis dans un massif épais, d’oùj’aperçois la fenêtre de la chère aimée.

Je la vois elle-même, s’encadrant dans la baiede la croisée ouverte. Auprès d’elle se dessine la fine silhouettede la comtesse Nadia. Les deux femmes s’étreignent. Leur attitudedit l’anxiété d’un départ, dont le retour semble problématique.

Et puis, je demeure médusé. Ellen s’est élevéeà hauteur de la barre d’appui, elle a passé par-dessus l’accoudoirde bois ouvragé. Elle descend vers le sol, à l’aide d’une échellede corde qui scande ses mouvements d’un balancement rythmique.

Jamais je n’aurais soupçonné que la chérie pûtse livrer à une pareille acrobatie.

Elle prend pied dans le jardin. Elle a ungeste de la main vers la comtesse, qui déjà ramène l’échelle dansla chambre, effaçant ainsi toute trace de l’évasion, puis, d’un pasferme, elle marche dans l’allée que borde le massif où je suiscaché.

Elle passe à un mètre de moi.

J’ai peine à retenir un cri monté brusquementde mon cœur à mes lèvres.

Ellen porte une robe que je ne lui connaispas.

Et cette robe qui, je le jurerais, ne lui ajamais appartenu, je l’ai vue naguère, couvrant le corps de sasœur, de Tanagra, alors que celle-ci, sous le nom de marquise deAlmaceda, m’était apparue à Madrid, sur la promenade élégante duPrado.

Mais toute ma présence d’esprit doit seconcentrer sur ce seul objet : suivre Ellen sans qu’elle sesoupçonne suivie.

À travers les bouquets d’arbres, les buissonsd’arbustes fleuris, je m’élance à la poursuite de ma bien-aimée, mecouchant sur le sol, me dissimulant derrière tous les obstaclessusceptibles de me cacher. J’ai d’ailleurs l’impression de melivrer à des précautions inutiles.

Ellen va droit devant elle, en personne qui nese cache pas, ou qui a la certitude de ne pouvoir être épiée.

Ainsi elle arrive devant la petite portebâtarde qui s’est ouverte devant moi, le soir où X. 323m’arracha si dextrement aux mains des policiers.

Elle ouvre. Elle se glisse au dehors.

Je me suis arrêté afin qu’elle prenne un peud’avance. Dans la rue, je n’aurai plus de buissons pour dissimulerma marche…

Mais la porte se referme sur elle. Le bruit dupêne rentrant dans la gâche provoque chez moi un sursaut decolère.

Je n’ai aucun moyen d’ouvrir, moi. Oh !par l’orteil de Satan, je suis de force à escalader le mur ;mais le temps nécessaire à cet exercice donne à Ellen lapossibilité d’être hors de vue.

Dès le début de mon expédition, je perds satrace.

Un imperceptible cliquetis métallique me faittourner les yeux vers la porte.

Une silhouette d’homme, perceptible parcequ’elle se dessine en noir plus accusé dans la nuit, frappe monregard.

Ah çà ! lui aussi a une clef ? Toutle monde a donc la clef de cette damnée porte ! Tout le monde,excepté moi ! Le battant tourne lentement sur ses gonds.L’homme inconnu fait un pas pour sortir.

Et alors, une clarté éblouissante s’allumedans ma cervelle. J’ai brusquement l’intuition que le personnageest ennemi ; que lui aussi se propose de suivre ma pauvrechère Ellen, non pour la protéger, mais pour la frapper !

Une vague de colère m’emplit. Instinctivement,sous une impulsion irraisonnée, je bondis sur l’ombre et lui assènesur le crâne un formidable coup du ball-knap, que je tiensà la main.

C’est une arme terrible que ceball-knap : une tige de bois, de vingt centimètres delongueur, terminée par un anneau, dans lequel passe une petitetresse de cuir souple, de même dimension que la poignée ci-dessus.La tresse se termine par une balle de plomb enchapée de cuir.

Cela se met dans la poche, n’embarrasse paset, en cas de danger, constitue une arme dangereuse dons une mainsolide.

L’homme s’est écroulé. Oh ! il faudraitavoir un crâne en ciment armé pour résister au ball-knap.Je me penche sur lui, non pas que son état m’inspire uneindécision. Je suis fixé avant de regarder. Il est assommé aussicomplètement qu’un bœuf frappé par le maillet de l’abattoir.

Il a un complet noir, excellent pour sedissimuler dans la nuit. Mais par la porte ouverte, une lanterne del’éclairage urbain jette quelque clarté sur le visage immobile duguetteur.

– Fritz Alsidorn !balbutiai-je. Il ne dormait pas non plus. Lui aussiavait trompé le comte Solvonov. Mes soupçons se confirment. CeTyrolien nous était ennemi. Tant pis pour lui.

Je saisis le corps par les épaules, je lerejette dans l’ombre d’un fourré.

Je franchis la porte. Je regarde.

À trente mètres peut-être, je distingue lagracieuse silhouette que je recherche. Ellen marche avec la mêmetranquillité que dans le jardin.

Nous débouchons sur la placeMeidan-el-Khaz-negar, dont le square central fait face au péristylede la Bourse. Là, ma chérie aborde un gentleman portant un costumede touriste gris, le chef couvert d’une casquette de voyage.

Je puis les observer sans peine, car ils sesont arrêtés un instant sous un réverbère qui les enveloppe de sanappe de lumière.

Et de nouveau, la voyant là, bien éclairée, jeme confie qu’à cette heure Ellen me donne l’impression lancinanteque j’ai devant moi Tanagra, le visage de Tanagra, la silhouette,le geste de Tanagra.

Tous mes déraisonnables raisonnementsassiègent mon cerveau. Ils se compliquent de cette pensée, née enma personne je ne sais comment, et qui se présente à mon esprit, meprocurant la sensation d’éblouissement douloureux que cause à larétine l’approche subite d’un foyer incandescent :

– Mourir pour l’une… ou mourir pourl’autre, c’est la même chose !

Où vais-je chercher cette formule dramatiqueet dépourvue de sens logique ?

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