L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 18UN DRAME À TRAVERS UNE CLOISON

Aldine se précipita vers miss Tanagra, et luijetant les bras autour du cou :

– Oh ! je vous en prie, empêchezcela.

Tanagra, fort pâle, l’enlaça tendrement ;mais elle répondit :

– Ce qu’il a décidé doit s’accomplir… Etpuis, je crois que, dans ma famille, on est condamné à jouer sa viepour gagner le bonheur.

Elle arrêta la réplique sur les lèvres de soninterlocutrice.

– Silence. La partie décisive estengagée. Un mot de jeune fille peut renverser l’édifice.

À travers la cloison de planches, le moindrebruit se produisant dans la salle voisine nous étaitperceptible.

La recommandation de Tanagra avait unesaisissante éloquence. Nous entendions, donc on pouvait nousentendre.

Car Strezzi se réveillait. Le gémissement desa couche nous apprit qu’il se dressait sur son séant. Le son de savoix nous avertit qu’il était revenu à la conscience.

– J’ai dormi.

Un organe que je ne reconnus pasrépliqua :

– Oui, la fatigue sans doute. Aussi ai-jepensé qu’un café vous serait agréable à votre réveil.

– Marko, tu es décidément le plus parfaitdes collaborateurs.

Marko ! Eh oui ! X. 323 restaitMarko et il déguisait sa voix comme sa personnalité. Mais je jetailes yeux sur Tanagra.

Ses traits contractés, la douleur infinieaffolant son regard, me rappelèrent au drame dont nous séparait unsimple rempart de planches.

Comme moi, elle avait entendu lesmots :

– Un café !

Les trois syllabes signifiaient :

– Le duel au poison va commencer.

Et dans un chuchotement, tel un envol d’âmesvers la toute-puissance qui préside aux destinées humaines, lajeune fille murmura :

– Mon Dieu !

On eût cru qu’un écho s’éveillait dans lasalle, plaintif doublement de l’invocation anxieuse. Aldine avaitrépété après elle :

– Mon Dieu !

Toutes deux, enlacées, semblaient chanceler enune même oscillation de leurs êtres désemparés.

Je me glissai près d’elles, d’instinct, dominépar la pensée unique de leur assurer un appui.

Mes bras s’ouvrirent et se refermèrent à lafois sur celle qui m’apparaissait comme la promesse du lendemain debonheur, et sur celle qui avait été la semeuse du martyred’hier.

Et dans leur désarroi, elles se blottirentégalement contre ma poitrine, elles aussi obéissant à l’instinct,sensitives cherchant un abri.

Cependant le drame se poursuivait par delà lacloison.

– Veuillez vous sucrer, herr Strezzi.

– Merci, Marko. Décidément tu as eu unebonne idée. Je me sens la tête lourde.

– Le café dissipera cela.

Un bruit de papier froissé. Les adversaires enprésence ont délivré leurs portions de sucre des enveloppes qui lesprotégeaient contre les poussières de l’air.

Des tintements légers contre la porcelaine.Ils viennent de laisser tomber les morceaux dans leurs tasses.

Je sens Tanagra, Aldine se serrer plusétroitement contre moi.

Et les réunissant dans la même pitié, possédédu désir unique de leur verser l’espoir, je murmure :

– Courage ! La justice immanenteveille.

Les deux jeunes filles frissonnent éperdument.Des cuillères choquent les parois de porcelaine. Les adversaireshâtent la fonte du sucre. Ils vont boire.

– Si je lui cassais la tête d’une ballede revolver ?

Les mains de Tanagra se crispent sur mes bras.Elle halète :

– Non ! Non ! X. 323 aordonné. Dussions-nous en mourir, il faut subir.

Et ces paroles nous parviennent, précisant ledrame :

– À votre santé, herr Strezzi.

– À la tienne, brave Marko.

Avec une ironie sauvage, Franzajoute :

– Au repos de nos fatigues, repos bienproche, car il nous reste seulement trois empereurs à punir. Grâceà notre bon dirigeable, rien de plus simple que de descendre unenuit sur le palais de Vienne, une autre sur le palais de Berlin.Quand nous remonterons à bord, deux souverains auront vécu.

Je devinai qu’il humait son café. Cetteimpression se trouva aussitôt confirmée.

– Ah ! je renais. Le café, voilà legrand réveilleur.Excellent, du reste. Je ne me hasarderaispas à en offrir à des trépassés, j’aurais trop peur de les inciterà ressusciter.

Puis riant :

– Tu le juges bon aussi, Marko ; tuas vidé la tasse d’une lampée.

– Comme vous-même, herr Strezzi. Jedevais d’ailleurs boire jusqu’à la dernière goutte, ayant toasté àvotre chère santé.

– Formaliste, va ! Mais l’intentionest amicale, je t’en sais gré.

Le ton du chef des Yeux d’Or vert changea toutà coup :

– Où en étais-je donc ?

– Deux empereurs morts.

– Parfait ! C’est cela. Reste letroisième ; ce Russe maudit qui s’est acharné contre lamémoire de mon père, et que je considère comme le plus coupable deses ennemis, car les actes du mort que je venge ne le concernaienten rien.

Il eut un ricanement aigre :

– Ah ! celui-là, je lui réserve duplaisir… J’ai les opales révolutionnaires ; avec elles je vaisdéchaîner un torrent de sang à travers la Russie, un torrent quiemportera tout : empereur, fonctionnaires, église. Et sur leschamps dévastés, sur les cités où rugira l’incendie, sur la terreempourprée de sang, semée de cadavres, je ferai briller dans leciel sombre des nuits la Comète rouge et les dix Yeux d’Or,joignant ainsi pour les peuples, à la terreur des réalitésrévolutionnaires, l’épouvante des imaginations d’une sinistrelégende. Eh ! eh ! je pense que mon père sera bienvengé.

Ce chant de triomphe d’un criminelextraordinaire nous pénétrait, secouant nos nerfs d’une vibrationtorturante.

Je sentais mes compagnes grelotter dans mesbras. Je frissonnais à l’unisson, impuissant à dominer mon angoissesurhumaine.

Et brusquement, nous nous raidîmes en uneétreinte affolée.

Franz venait de prononcer :

– À propos, Marko, il faudrait demander àAldine le brassard aux opales !

– J’ai prévu cela. La pauvre demoisellerepose. Avant qu’elle fermât les yeux, je l’ai priée de me confierle joyau.

– Tu penses à tout, s’exclama joyeusementl’interlocuteur de X. 323.

– Le voici, herr. Comme il y a là undépôt d’une valeur inestimable, j’ai obtenu de Fräulein Aldinequ’elle enfermât le bijou dans la cassette que voici. Vous entrouverez la clef dans cette enveloppe qu’elle a cachetéeelle-même.

Nous comprîmes que Strezzi serrait la main àson compagnon, car il prononça avec une nuance d’émotion :

– J’aurai plaisir à te faire riche, trèsriche, mon Marko, quand nous aurons achevé notre campagne.

Fuiiit ! L’enveloppe se déchire. Undéclic de serrure. Strezzi ouvre la cassette. Une exclamationtriomphante :

– Enfin, je les tiens donc, lesopales !

Puis un silence, un hurlement de bêtefauve :

– Tonnerre ! On a effacé les signesrévolutionnaires !

À ces mots, j’oublie mes angoisses. Unestupéfaction profonde les remplace. Je me rappelle que sur leurface plane inférieure, chacune des pierres précieuses portait unsigne gravé, indice de commandement pour l’une des dix grandessociétés révolutionnaires russes. Comment ces signes ont-ilsdisparu ?

Tanagra répond à la question muette :

– L’opale se dissout dans la lessivechaude de potasse. Voilà pourquoi Aldine, dans le cabinet duconsul, avant la punition des Neronef, a détaché successivementchaque pierre et l’a mise en contact avec une solution de potasseenclose dans la cafetière arabe.

Admirable ! Ceci est une premièrevictoire de X. 323. Il ne voulait pas détruire lui-même, pourne pas se brouiller avec le gouvernement russe… Le brassard n’aplus d’action désormais et l’acte sera attribué à Franz Strezzi.Pourvu que le café empoisonné lui ait été égalementattribué !

Pour l’instant, il n’en a pas l’air. Il s’estlevé. Il parcourt la salle voisine, en ébranlant le sol de coups detalon. Il rugit :

– Qui a fait cela ? Ce stupideconsul ! Ils croient m’échapper ainsi. Soit, je ne déchaîneraipas les fureurs révolutionnaires, mais je frapperai le tsar commeses… cousins d’Allemagne et d’Autriche… Je le frapperai dans sesenfants, dans sa femme, dans lui-même… et qui sait si lesrévolutionnaires ne se rangeront pas d’eux-mêmes sous le sceptre duVengeur, qui signera chacune de ses expéditions de la Comète rougeet des Dix Yeux d’Or.

Sa voix sonnait, faussée par l’effort.

Et Tanagra, Aldine, moi-même, serrés les unscontre les autres, nous nous regardions avec une craintecroissante.

X. 323 ne parlait pas.

Est-ce qu’à ce moment la morsure du poisondéchirait ses viscères ?

– Dans ce cas, murmurai-je, il l’aaffirmé, il briserait le crâne de l’ennemi d’un coup derevolver.

– C’est vrai ! C’est vrai !bégayèrent-elles dans un souffle.

– Donc, cela seul indiquerait…

Ma conclusion fut brutalement coupée.

Un hurlement, la détonation d’une arme à feuébranlèrent l’atmosphère.

X. 323 avait tiré ! X. 323allait succomber au poison !

Alors, nous perdîmes la tête. Avec un cridéchirant, nous nous ruâmes vers la porte de la cloison. Nous lapoussâmes avec violence, nous fîmes irruption dans la salle oùs’étaient enfermés les deux ennemis.

Et nous restâmes bouche bée devant unspectacle inattendu.

X. 323 debout, un genou appuyé sur lapoitrine de Franz Strezzi écumant, le maintenait étendu sur unecouchette adossée à la cloison.

Il se retourna vers nous, nous présentant sonvisage.

Et ma respiration s’arrêta. Pour la secondefois de ma vie, je voyais les traits véritables de cethomme extraordinaire, ces traits qui offraient une certaineressemblance avec ceux de ses sœurs.

– J’ai terminé ma tâche d’espion, dit-il,je suis redevenu moi, en attendant que le gouvernement russe merende mon nom et l’honneur des miens.

Puis, désignant Strezzi, dont les mouvementss’atténuaient peu à peu :

– C’est lui qui a tiré ! J’aireconnu en lui les premiers ravages du poison, et j’ai voulu luidonner une chance de se venger. Je savais qu’il memanquerait.

Ah ! l’être étrange, dominant toujoursles circonstances ! Il disait ces choses d’un ton calme,insouciant. Il venait de jouer deux fois sa vie, avec une recherchedu danger que je ne m’expliquais pas, et ses nerfs n’étaient pasplus agités que s’il se promenait dans Hyde-Park.

Strezzi ne se débattait plus. Une teinte rougefoncé avait envahi son visage. Il haletait.

Ses yeux virevoltèrent avec une expressiond’indicible haine. Il bredouilla d’une voix à peineperceptible :

– X. 323 !… Comme mon père,comme mon père… Au diable !

Une convulsion fit craquer ses jointures, ilse raidit et ne bougea plus. Il était mort.

Et alors X. 323 se redressa. Il vintlentement à Aldine, nous maintenant d’un simple geste, Tanagra etmoi, immobiles.

– Miss Aldine, fit-il d’un accenttremblé, le ciel a prononcé pour Franz.

Elle le regarda sans répondre, ses yeux bleuscomme désorbités par une émotion extrahumaine.

– À vous, continua-t-il, à vous deprononcer pour moi.

Et comme elle balbutiait :

– Que dois-je prononcer ? Je necomprends pas. Je ne comprends pas.

Il reprit, sa voix se chargeant d’une douceurque je ne lui avais jamais entendue :

– À dater de ce moment, je ne suis plusl’espion attaché à une tâche, comme les ilotes étaient attachés àla glèbe… Je redeviens le chevalier de Spérat, fils de Pologne,riche, honoré. Mais ceux qui furent toujours heureux ne sauraientme donner l’affection sans laquelle la vie ne vaut pas d’êtrevécue.

Il arrêta les paroles prêtes à s’élancer deslèvres de la jeune fille.

– L’habitude de tout subordonner à uneœuvre unique entasse chez l’individu un chaos de tendressesréfrénées, de nuances insaisissables, de susceptibilités aiguës.Seule, une compagne qui aura souffert comme moi pourra lescomprendre, car elle les ressentira.

Il y eut un silence impressionnant. Noussemblions pétrifiés. On eût dit que X. 323, le chevalier deSpérat, s’adressait à une assemblée de statues.

– Miss Aldine, j’ai risqué deux fois mavie aujourd’hui, afin que vous ne me considériez pas comme lemeurtrier d’un homme dont la famille vous fut accueillante etbonne. Sans excuse aux yeux de tous, il en devait avoir dans votresouvenir. L’oubli de votre part me donnera seul le droit de vivre.J’ai oublié le meurtre d’Ellen, oubliez le trépas de Franz. Lafatalité nous a conduits tous deux à frapper au nom de la justice.Miss Aldine, consentez à fondre nos deux souffrances, à vivre l’unprès de l’autre, chacun garde-malade d’une âme endolorie.

– Vivre ! Vivre ! gémit-elleavec exaltation. Le puis-je ?

– Écoutez votre cœur. Votre décision nousemportera tous deux dans la vie ou dans la mort.

– Vous, mourir, non, non, cela ne se peutpas.

La jeune fille s’était élancée en avant. Sesmains tremblantes s’agrippèrent aux épaules du chevalier comme sielle eût voulu le retenir de force, elle jeta au hasard des phrasesde prière, des supplications !

– Mon Dieu, inspirez-moi !…Oh ! vivez ! vivez ! je vous en conjure !

Doucement, il l’attira vers lui et, jouecontre joue, son haleine faisant voleter les cheveux de la jeunefille :

– Avec vous, Aldine, avec vous quej’aime.

Elle eut un grand sanglot, son visages’enfouit dans la poitrine de X. 323, et elle prononça d’unevoix éteinte comme accablée de tant de bonheur :

– Aimée de vous, de vous… Oh !oui ! oui ! Louange à Dieu !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer