L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 20LA FIN DU DOUTE

Qui ne connaît ces galeries des sépulturessouterraines de l’Égypte grandiose et légendaire des Pharaons.

La vallée du Nil comptait alors une doublesuccession de villes.

Les cités édifiées à la surface du sol, où lesvivants commerçaient, chantaient ou versaient des larmes ; oùles souverains, adorés à l’égal des divinités, employaient desmilliers d’esclaves, tarischeutes, sculpteurs, enlumineurs, à laconfection des palais où leur dépouille demeurerait inattaquable àla destruction, durant les siècles.

Les cités souterraines où dormaient, protégés,suivant leur caste, leur fortune, par les essences les plusprécieuses ou par le vulgaire bitume, le peuple des morts. Et cescités sans cesse agrandies, dont les ramifications ténébreusess’allongeaient toujours à travers les strates des chaînes Lybiqueet Arabique, étaient animées par la présence d’une armée detravailleurs vivant de la mort.

À la surface du sol même, les industries despotiers, des mouleurs de figurines, des émailleurs, des sculpteursde basalte, etc. se voyaient alimentées par les défunts, toutautant que par les oéris (généraux), les scribes, les négociants,fonctionnaires, prêtres, agriculteurs exploitant la valléealluviale du Nil.

Comme à l’ordinaire, les parois du Tombeau desVierges présentaient une suite ininterrompue de figures creusées enrelief méplat.

Divinités, Naos (barques) funéraires,scarabées, éperviers sacrés, pintades à la tête cachée sous l’aile,emblème douloureux de celles qui n’avaient point connu le mariage,se succédaient, figés en attitudes hiératiques, vernis de couleursvives, dont la siccité de l’atmosphère avait assuré laconservation.

Je vais devant moi, chacun de mes pas merapprochant, j’en ai la certitude, de la fin de tout ce qui me futla douceur de vivre. Je devrais revenir en arrière que je ne lepourrais pas.

Mais je dois m’arrêter brusquement.

Franz Strezzi et Marko ont fait halte. Lagalerie s’élargit en chambre que supportent des piliers massifs auxchapiteaux thébains, formés de palmiers et de fleurs de lotustaillés dans la masse rocheuse.

Deux Arabes, enveloppés de burnous bruns, sontdebout auprès d’une ouverture de cinquante centimètres de hauteursur soixante de large, forée dans la muraille.

Tout autour de la salle se voient des cavitéssemblables, mais celle-ci a quelque chose de particulier qui fixemon regard.

Une croix, tracée évidemment à la pointe d’uncouteau, se découpe en blanc cru sur la muraille que le temps arevêtu d’une patine grise.

Que vient faire cet emblème chrétien dans lanécropole des vierges adoratrices d’Osiris !

Marko semble attendre un ordre du comte.Celui-ci secoue la tête.

– Un instant, encore, mon brave.

Et, se rapprochant de moi, il appuie la mainsur mon épaule. Je frisonne à son contact ; j’ai un mouvementde recul. Il ne s’en irrite pas. Sa voix murmure, douce, un peuvoilée :

– Êtes-vous en état dem’entendre ?

J’incline le front affirmativement. Ilreprend :

– C’est bien. Je vais parler. Maisauparavant je tiens à vous démontrer que si je veuxabsolument faire pénétrer en vous une atroce conviction, je necherche pas à vous faire souffrir.

J’ai un sourire lamentable. Il comprend cequ’il signifie, car il ajoute précipitamment :

– Montrer la limite de la douleur,n’est-ce point la rendre supportable ?

– Si, murmurai-je comme malgré moi, sansdoute ; mais où est cette limite ?

Il tire de sa ceinture un revolver, va leposer à l’entrée de l’alvéole près de laquelle se tiennent lesArabes, immobiles autant que des statues, puis, revenant auprès demoi.

– Ce revolver sera à votre dispositionquand il vous plaira.

Un frisson de joie me secoue. Ah ! siEllen est morte ; vive la conclusion rapide etfoudroyante !

Strezzi a noté mon mouvement. Et d’un gesteapprobateur il murmure lentement :

– Tanagra ne s’était pas trompée. Certaindu trépas de votre jeune femme, vous vous seriez tué sanshésitation.

– Dites avec bonheur, avecempressement.

– Et vous vous sentez actuellement dansla même disposition d’esprit ?

– En doutez-vous ?

– J’en doute si peu que je vais vousapprendre comment, jusqu’à ce jour, vous avez été maintenu dansl’indécision, en dépit des avis que je vous ai fait tenir.

– Dans la dépêche du Times,n’est-ce pas ?

– Oui. Et aussi dans la lettre de cetexcellent docteur Amandias.

Je sursautai.

– Quoi ! le docteur est un de voscomplices ?…

– Sans le savoir, le digne homme. C’estmoi qui, sous la casaque d’un policier égyptien, ai conduit sonenquête ; l’enquête dont il vous a confié les résultats. Iln’en serait jamais sorti tout seul, ce brave morticole. Tout cequ’il vous a écrit est d’ailleurs rigoureusement exact ; tout,sauf sa conclusion. Ce n’est point le meurtrier qui a dérobé lecorps de la morte à la Quarantaine-Neuve.

– Et qui donc, fis-je, secouépar l’affirmation inattendue ?

– Ceux qui, craignant de votre part legeste de désespoir dont nous parlions tout à l’heure, désiraientvous assurer la douceur du doute.

Et comme je considérais cet homme qui,décidément, semblait prendre plaisir à me faire passer par toutesles alternatives de l’ahurissement, il précisa :

– X. 323 ! Tanagra !

– Lui ?… Elle ?…

– Vous comprenez le raisonnement. Vouspouvez être sauvé, vous pouvez être consolé. Ellen est morte !Tanagra prend sa place auprès de vous. Elle vous aime, vouscontinuerez à aimer sa sœur en elle ; et quand la vérité voussera révélée, celle qui est présente vous retiendra au bord de latombe de celle qui est partie.

– À-t-elle fait ceraisonnement ?

Une hésitation se marque dans l’attitude demon interlocuteur. Il paraît prendre une décision.

– À dire vrai, je ne le pense pas,avoue-t-il enfin. Je rends justice à mes ennemis. Tanagra n’a vuqu’une chose : vous sauver, comptant sur sa conduite à votreégard pour vous amener à cet état de raison qu’est larésignation.

– Oui, oui, je comprends à présent sesactes inexplicables, cette promesse faite au meurtrier.

– Mais, interrompit le comte, X. 323a peut-être pensé autrement qu’elle. Quoi qu’il en soit, tous deux,sous les déguisements que vous connaissez, ont obtenu la remise ducercueil à la Quarantaine. Près d’El Mekr, un dromadaire attendaitX. 323. Ainsi monté, votre beau-frère a traversé le désert,gagné la vallée du Natron. Il a caché la triste dépouille ici, avecla pensée que nul ne l’y découvrirait avant le moment fixé par lui.Seulement, à son retour, il me fut signalé par des Arabes des oasisde Chechegard, et de Chaigruig. Sur ces indications j’ai cherché ettrouvé. Et voici comment, vous, Max Trelam, portant le numéro 2 surma liste de mort, vous êtes ici. Voici comment je vais vous prierde reconnaître celle qui n’est plus.

Je ne pus réprimer un geste d’effroi. Il yavait maintenant huit jours qu’Ellen avait été séparée de moi. Unepensée horrible avait traversé mon cerveau. J’avais songé à larapidité avec laquelle se défigurent ceux qui ne sont plus.

Comme s’il répondait à ma pensée, FranzStrezzi prononça :

– Nous sommes dans le pays de l’Immuable.Les anciens assuraient à leurs morts la conservation durant dessiècles. Je n’ai pas voulu que cette défunte moderne eût uneinfériorité sur les vieux Égyptiens.

Je le regardai en face, cherchant à percer lesens de ses paroles. Il reprit :

– Oh ! je n’ai pas eu à recourir auxprocédés compliqués des embaumeurs d’autrefois. Nous aussi, leshommes actuels, pouvons fixer à jamais les traits de nos morts.

Et de ce ton scolaire que prennent sivolontiers les originaires allemands, quand ils entreprennent unedémonstration scientifique :

– Nous autres, nous n’ignorons rien destravaux des autres peuples. Ce sont les Français, réputés les plusinconstants des hommes, qui ont trouvé le moyen d’arrêterl’affreuse dissociation du trépas.

Il leva la main, comme pour appeler toute monattention.

– André Guasco, le grand spécialiste del’assainissement, a imaginé des plaques dites intensives quidégagent de l’aldéhyde formique. Ces plaques, introduites dans lecercueil, fixent irrévocablement les tissus et détruisent dansl’œuf les infiniment petits, dont la pullulation amenaitauparavant la disparition du corps.

Sa voix se fit caressante.

– Ces plaques ont été octroyées à lamorte. Vous la pourrez regarder sans horreur. Vos derniers regardsse réjouiront du spectacle de sa beauté. Vous comprendrez que lamort n’est point terrible, qu’elle n’est qu’un sommeilprolongé.

Il s’interrompit un instant, puis, d’un tonabaissé, il acheva :

– Voulez-vous la voir ? Elledort.

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