L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 16LA COMÈTE ROUGE

Et la puissance, la mobilité, le mystère desactions de Franz Strezzi me furent expliquées d’un coup.

La croisée du cabinet de débarras m’apparutouverte. Une ligne droite la barrait verticalement.

Je devinai une corde, laquelle aboutissait àun panier d’osier posé sur le plancher. La forme de ce récipient,sa dimension, me rappelèrent aussitôt les nacelles des aérostatssphériques.

– Un ballon, murmurai-je !

– Un dirigeable, rectifia miss Tanagra.Souvenez-vous que le père de ce misérable avait imaginé un engin dece genre, à l’aide duquel, par les nuits obscures, protégé par lesténèbres, ce monstrueux criminel allait porter, là où il avaitdécidé de semer la douleur, ses effroyables Obus de Cristalchargés ; partie de protoxyde d’azote, ce gaz hilarant,liquéfié ; et partie de cultures microbiennes. Le fils arenoncé aux projectiles, dont le secret fut dévoilé par nous…L’arme aurait désigné l’assassin, mais il a utilisé ledirigeable.

– Et alors le bolide rouge, les dix yeuxd’or ?

– Projections lumineuses sur le ciel. Ilavait fait des expériences en Hongrie, au-dessus des forêts quiavoisinent la station thermale de Bartfa-Furdô. Nous en avions étéavisés. Mon frère avait deviné l’ennemi non encore révélé. Nousavions averti Ellen.

Elle se tut. Je regardais de tous mesyeux.

– Les malles d’abord, prononçait à cemoment Franz Strezzi.

Il détacha le crochet rattachant la corde à lanacelle la passa dans la poignée de l’un des trunksformant le bagage de l’ex-dactylographe. Aussitôt la lourde malles’enleva par la fenêtre.

Un instant plus tard, corde et crochetreparaissaient. Cinq fois se répéta la même manœuvre.

– Aux passagers maintenant, reprit leterrible chef des Dix Yeux d’Or.

Il me sembla que sa voix avait perdu de sanetteté. Il se passa la main sur le front comme s’il y éprouvaitune sensation de lourdeur.

Toutefois il enjamba le rebord de lanacelle, aida miss Aldine à prendre place auprès de lui,puis rattachant le crochet, il agita la corde.

Celle-ci se tendit aussitôt et les deuxpersonnages disparurent dans l’air.

– À notre tour ! murmura ma chèrecompagne.

Je voulus lui demander le sens de cetteexclamation, mais déjà elle avait traversé le réduit circulaire etouvert l’entrée masquée par la bibliothèque. Sur le seuil, elle mefaisait signe de la suivre. Et comme j’hésitais, elle prononça avecun peu d’impatience :

– Venez !

Quelques pas et nous nous trouvons dans lasalle de débarras, vide à présent de tous bagages.

– Nous allons donc les rejoindre,murmurai-je, non sans étonnement ?

– Sans doute.

– Mais nous mettre en présence de FranzStrezzi ?

– Il ne nous verra pas. Il va dormir.

– Dormir ?

– Oui, la cigarette que lui a offerte sacousine.

Une seconde je restai muet. Pourtant j’ai vuopérer X. 323 et je devrais être habitué aux surprises.

– Soit ! Lui ne nous verrapas ; il reste ses complices, ajoutai-je peu rassuré.

– Tous morts… sauf Marko.

– Marko… L’homme que j’ai entrevu dans lavallée du Natroun, au Tombeau des Vierges ?

– C’est en effet Marko que vous avez vu.Eh bien, Marko a persuadé son chef Strezzi que les complicesn’étant plus nécessaires, il convenait de les supprimer, afind’éviter leurs indiscrétions toujours possibles. Voilà pourquoitous ont été envoyés en des points où la police égyptienne les acueillis.

– Morts ?

– Empoisonnés au moment du départ ;un toast au champagne Strezzi. Plus de danger qu’ils prononcent desaveux dangereux, ni qu’ils remarquent notre présence à bord dudirigeable.

– Pourtant, pour assurer lamanœuvre ?

– Le pilote Marko.

– Eh bien ?

– Il est dans sa logette de direction. Ilcroit remonter le couple Neronef.

Tout cela ne me satisfaisait pas. J’avaisl’intuition que miss Tanagra ne me disait pas tout. Mais je dusrenoncer à questionner davantage. Le panier-nacelle se balançait denouveau au ras de la fenêtre.

L’attirer sur le plancher, nous y installer,fut l’affaire d’une seconde et nous montâmes vers l’aérostat.

Un instant après, nous prenions pied sur leplancher ajouré de la nacelle allongée d’un grand dirigeable, dontl’enveloppe gonflée en forme de cigare se balançait au-dessus denos têtes.

Naguère j’avais été prisonnier sur ledirigeable du comte Strezzi.

Je reconnus de suite que celui de Franz avaitété construit sur les mêmes plans.

C’est bien cette nacelle, dont la partiecentrale forme une sorte de rouf fermé. Aux cordages se balancentles tubes d’hydrogène, permettant de restituer à l’aérostat laforce ascensionnelle réduite par les inévitables déperditions degaz.

L’hélice s’est mise à tournervertigineusement, nous emportant dans l’atmosphère suivant unediagonale, résultante des deux mouvements qui sollicitent le navireaérien verticalement et horizontalement.

Au-dessous de nos pieds, je discerne la villedu Caire, étalée sur le sol ainsi qu’un plan en relief. Les lignesde lampadaires indiquent le lacis de ses avenues.

Tandis que je regarde, l’aérostat a déjàdépassé l’enceinte de l’agglomération ; il se déplaceau-dessus de la campagne voisine.

Je reconnais au passage : la butte auxMoulins, l’emplacement des tombeaux des Khalifes, où j’ai éprouvéde si terribles émotions.

– Oh ! Tanagra ! Tanagra !prononcent mes lèvres sans que j’en aie conscience.

Celle que j’appelle ainsi est près de moi.Elle suit la direction de mes yeux et sans doute comprend mapensée, car elle a un sourire indéfinissable, où la tristesse dudrame accompli, la douceur de l’avenir espéré se mêlent.

Mais soudain son expression se modifie. Sonbras se tend vers l’Ouest :

– Là ! Là ! Max Trelam ;voyez l’estampille du crime qui marque cette fois sa défaite.

Je regarde.

Sur la voûte indigo du ciel court une lueurrouge ; elle se précise, prend la forme d’une comèteclassique, avec son noyau de coloration plus intense que la queuequi lui fait escorte.

– Pourquoi cette projection ?

J’adresse la question à miss Tanagra, dont lesgrands yeux se fixent sur la manifestation lumineuse avec uneironie certaine.

– Ce soir, me répond-elle, Franz Strezzia volé le brassard aux dix opales ; il a fait assassiner deuxpersonnes. Il convient donc qu’il signe son œuvre afin que nul n’enignore.

– Mais cette signature sera-t-elleremarquée ?

– Les journaux du Caire ont été avisésque l’astre apparaîtrait cette nuit. Dans chaque rédaction, despublicistes, des invités, des curieux de tout ordre surveillent leciel.

Je m’inclinai. Comme à l’ordinaire X. 323avait tout prévu.

Seulement une chose me paraissait obscure etje demandai à mon interlocutrice :

– Comment X. 323 pouvait-il savoirque Franz Strezzi réaliserait toutes ses prévisions ?

Elle m’enveloppa d’un sourire fier et tendre àla fois.

– Attendez, Max Trelam, le moment où illui plaira de s’expliquer. Vous avez pu voir que tous les mystèresvous sont expliqués… Vous êtes certain, n’est-ce pas, que mon frèrene veut pas, et que moi, je ne puis pas avoir desecret pour vous.

À cet instant même la comète rouge secondensait en dix yeux d’or vert, reproduisant l’étrange phénomènemanifesté dans cette soirée néfaste, où, pour la dernière fois,Ellen avait respiré près de moi.

Et puis tout s’éteignit.

Le ciel reprit son apparence ordinaire. Lesétoiles, indifférentes aux petites luttes des hommes, scintillaientsur la voûte sombre de l’éther, semblant opposer la sérénité del’immuable au caprice passager des volontés humaines qui avaientjeté un astre rouge parmi elles.

– Je vais rejoindre Aldine, chuchota missTanagra. La pauvre douce créature doit être si triste.

Ces mots m’effarèrent.

Triste ! oui, cela m’apparaissaitcertain. Mais qualifier de douce créature celle qui, pardévouement pour nous, d’accord, avait poignardé les Neronef,j’avoue que l’appellation me semblait excessive, injustifiée,presque ironique.

Toutefois je suivis Tanagra.

La cabine, occupant le centre de la nacelle,était divisée en trois compartiments séparés par des cloisonslégères.

Nous trouvâmes miss Aldine dans celuid’avant.

La jeune fille nous apparut assise sur un banccourant le long de la paroi.

Elle se tenait immobile, les mains jointess’abandonnant sur ses genoux, le visage livide, troué par ses yeuxbleus, hagards.

Elle ne nous entendit pas entrer. Ses lèvresfrémissantes prononçaient des mots aux consonnances arabes, quiprirent pour moi une apparence cabalistique.

– Une demi-heure !… Franchir lesmonts du désert Lybique, le Gebel-Aiyouchi, Gebel-Mokhattam, lavallée d’Ed-Tih… Et là, là, la Grande Forêt Pétrifiée et mourir,mourir comme les arbres de la forêt antique, dont les troncspétrifiés gisent sur les flancs pierreux et désolés desfalaises.

Et tandis qu’elle parlait, je me souvenais dela fatigante excursion que naguère Ellen et moi, ignorants de laterrible aventure qui s’apprêtait à fondre sur nous, nous avionsfaite à la Grande Forêt Pétrifiée.

Aldine continuait, sans nous voir, às’entretenir avec sa pensée :

– La vie est âpre, dure, brutale. Lesévénements sont des coins de granit qui déchirent le cœur. Broyéepar la rudesse rocheuse des choses de la terre, je reposerai dansle sable brûlant et les arbres devenus pierres opprimeront encorema dépouille.

Elle eut comme un sanglot, lança les bras enavant en un geste de supplication.

– Ah ! n’y aura-t-il donc jamaispour moi un brin d’herbe, un panache de feuilles vertes pourcaresser mes yeux brûlés par le désespoir sans fin de ce quim’entoure ?

Je restai immobile, les pieds cloués auplancher, ma raison vacillant devant cet abîme de souffrance qui serévélait à moi.

Et soudain, je sentis sur mes joues la coursehumide de larmes jaillies de mes yeux sans que j’en eusseconscience.

Je pleurais parce que l’organe de cristal deTanagra venait de jeter sa douceur dans cette agonie d’âme.

L’adorable image créée par notre grand poèteMilton illumina mon esprit. Je crus, après lui, discerner lesillage de l’ange dans la nuit.

Tanagra avait dit :

– Aldine, ma douce sœur,espérez !

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