L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 17LE GARAGE DU DIRIGEABLE

Une sonnerie tinte dans le compartiment où lesdeux jeunes filles causent à voix basse.

Les phrases prononcées ne sont pasperceptibles pour moi ; mais leurs gestes m’indiquent le sensgénéral de leur entretien.

Tanagra console. Aldine s’obstine àdésespérer.

Mais au tintinnabulement elles se dressenttoutes deux.

Les adorables yeux verts de Tanagra ont lerayonnement annonciateur de la fin de la tristesse. Les prunellesbleues d’Aldine brillent de la satisfaction tragique du martyreaccompli.

– Nous arrivons, dit la première.

Et celle que j’aime enlace l’autre, dont lataille se penche, comme prête à se briser. Elle baise ses yeuxbleus en murmurant :

– La tombe du passé peut être le berceaude l’avenir.

Étrange formule philosophique ! Queprétend exprimer la jeune fille ?

La lune éclaire le paysage sur lequel nousplanons. Je reconnais la vallée d’Eb-Tih, les falaises abruptes quil’enserrent, les pentes sur lesquelles s’allongent, tels uneassemblée de monstrueux reptiles, les troncs d’arbres de la ForêtPétrifiée.

Le dirigeable évolue au-dessus d’un décor delégende.

Mais il a ralenti sa marche, il progresse avecprudence, comme s’il était engagé en un chemin difficile.

Il contourne un éperon rocheux qui projettedes arêtes vives jusqu’à la partie médiane de la vallée, et cetobstacle franchi, j’ai une exclamation de surprise.

La falaise, en face de moi, semble percéed’une immense porte, si haute qu’une maison parisienne de sixétages y entrerait sans toucher la voûte.

C’est une faille, que les eaux ou uneconvulsion sismique ont creusée dans la masse granitique.

Et j’entends Tanagra murmurer :

– Le garage mystérieux de l’aérostat, quilui permit longtemps d’échapper à nos recherches.

Je tourne les yeux vers elle. Elle me regarde.C’est donc pour moi qu’elle a formulé cette explication.

Je la remercie d’un signe de tête.

Cependant l’aérostat ralentit encore.Doucement il s’abaisse vers le sol, pointant son bec-avant dansl’axe de l’ouverture de la falaise.

Puis parvenu à la hauteur estimée convenablepar le pilote, il reprend sa marche, pénètre sous le tunnel noirqui l’absorbe.

Le froufrou de l’hélice cesse subitement. Unchoc léger m’avertit que le plancher de la nacelle touche lesol.

Et brusquement je ferme les yeux. Une clartééblouissante m’aveugle. Des lampes électriques se sont allumées,nous faisant passer soudainement de l’obscurité à la lumière.

– Venez ! dit Tanagra.

Elle a pris miss Aldine par le bras, etcelle-ci se laisse conduire avec l’indifférence désolée de ceux quise considèrent comme n’étant déjà plus.

Derrière elles, je quitte le plancher de lanacelle. Je sens sous mes pieds le sol raboteux de la carrière.

Je suis les jeunes filles dans un corridor auxparois tourmentées.

Oh ! le passage n’est pas long. Quelquesmètres à peine.

Puis le boyau s’élargit en une grotte assezspacieuse.

Devant nous se dresse une cloison de planchesgrossièrement accolées, qui divise vraisemblablement l’excavationen deux salles.

Oui, c’est bien cela ; je distingueparfaitement la coupure rectangulaire d’une porte.

Et comme nous étions là, muets, attendant,Marko entra, portant sur ses larges épaules Franz Strezzi endormicomme il l’eût fait d’un enfant.

La vue de ces deux hommes me rappelabrutalement les minutes déchirantes vécues aux Tombeaux desVierges, mais je m’oubliai pour ne songer qu’à miss Aldine.Celle-ci, éperdue, s’était écriée d’une voix rauque :

– Franz ! Mort ?

Ce à quoi le confident de Strezzi répondit cesparoles bizarres :

– Non. Je reviens à l’instant… Je doisvous parler.

Il avait poussé la porte de la cloison, lalaissant entr’ouverte.

Je perçus le bruit d’un corps pesant jeté surune couchette, un divan, je ne saurais préciser au juste ;puis Marko reparut, seul.

L’étrange personnage vint à moi, me serra lamain :

– Eh bien, Max Trelam, vous ne mereconnaîtrez donc jamais ?

J’eus un cri étranglé :

– X. 323 !

– Lui-même, me répondit mon cherbeau-frère.

– Les tristesses subies ont nui à votreperspicacité habituelle, mon cher Trelam, reprit X. 323 ;sans cela vous eussiez songé que, pour triompher d’un ennemi, lemieux est de devenir son confident. Je suis celui de Strezzi depuismon départ de la vallée du Natron.

– Mais le véritable Marko ?

– Question oiseuse. Ce fanatique n’auraitpas permis que l’on vous sauvât. Il est resté là-bas, tandis que jeprenais son apparence et sa place.

Il interrompit ses explications.

– La cigarette Andrianopoulo cesserad’agir dans une demi-heure. Il faut être prêt au dernierentretien.

Et s’adressant à Tanagra qui nousregardait :

– Chère sœur, voulez-vous préparer deuxtasses de café ?

Il désigna une ouverture irrégulière sedécoupant dans la paroi :

– L’office, fit-il, est là. Le garage deces messieurs a été muni de tout le confort moderne.

Puis une affection profonde enrouant savoix :

– C’est le dernier ordre que je vousdonne, petite sœur. Après, vous serez libre, libre. Vousn’appartiendrez plus au devoir d’honneur. Vous pourrez vousconsacrer tout entière à celui qui jadis s’était donné tout entierà vous.

Mélancoliquement il conclut :

– Les choses écrites seréalisent en dépit des circonstances adverses.

Je considérais Tanagra, les yeux obscurcis parles larmes. Une fois encore, les images identiques d’Ellen et deTanagra, de la morte et de la vivante, se superposaient dans monesprit, dans mon cœur.

Elle me sourit avec une douceurpénétrante :

– Le ciel a voulu que deux sœurs fussentnécessaires pour assurer votre bonheur, Max Trelam. Quand nousfûmes séparés, Ellen assuma ce soin, d’accord avec moi. C’estd’accord avec elle aujourd’hui que je renouerai le fil de tendressebrisé.

– Je vous aime, Tanagra… Etvous ?

Un nuage passa sur sa physionomie. On eût ditque son émotion intérieure transsudait à la surface de son épidermedélicat.

– Oh ! moi, Max Trelam, fit-elled’une voix éclatante, je n’ai jamais cessé de vous aimer.

Puis comme éperdue par cet aveu jailli desprofondeurs de son être, elle s’élança dans la cavité queX. 323 avait, tout à l’heure, décorée du nom d’office.

Et je restai en extase, étourdi par monbonheur renaissant de ses cendres, par cette situationexceptionnelle de savoir qu’Ellen et Tanagra étaient deuxaimées et de sentir qu’elles ne sont qu’une seule.

– Asseyez-vous, miss Aldine ; nousavons à peine quelques minutes pour décider de votre sort.

Elle obéit avec un haussement d’épaulesdécouragé.

– Mon sort ? Hélas ! Le cyclede ma vie est fermé.

Il secoua la tête. Puis lentement, son organeassourdi par une angoisse que jamais je n’avais constatée chez cerude jouteur, il murmura :

– Franz Strezzi dort encore dans la sallevoisine. À son réveil je dois, soit le livrer à la justice, soit leretrancher de la vie.

– Oh ! fit-elle les mains jointes,tuez-le. Épargnez à son nom, le nom de celui qui me recueillitautrefois, l’atroce et honteuse torture de la cour d’assises.

Gravement, X. 323 répliqua :

– Il en sera fait ainsi.

Il marqua une pause, puis laissa tomber cettesinistre question :

– Qui le tuera ?

By Jove ! Il se produisit unvéritable cyclone dans ma tête. Il me sembla que mes idées sedésarticulaient.

Le conflit effroyable qui s’était élevé àpropos de l’exécution de Stephy et de Catherine Neronef sereprésentait de nouveau.

Sans doute, miss Aldine ressentit l’horreur dela situation, car elle bégaya :

– Que voulez-vous dire ?

– Qu’il y a là un homme sans défense. Quefrapper, même au nom de la justice, c’est assassiner. Ma sœur etMax Trelam sont incapables de cela ; moi, je ne veux pas agirainsi.

Elle se tordit les mains en un gestetragique :

– Alors ! Alors ! Vous voulezque je sois son bourreau ?

Je grelottais positivement. La prétention deX. 323 m’apparaissait exorbitante. Comment, pourquoisemble-t-il s’acharner ainsi à la recherche del’horrible ?

Aussi mon cœur s’épanouit-il, lorsqu’ilrépliqua, une infinie pitié dans l’accent :

– Pauvre enfant ! Comme elle asouffert, pour me croire une telle pensée !

Si douce était l’intonation, si tendre lesentiment qui la modulait, que la jeune fille fondit en larmes,balbutiant à travers ses sanglots :

– Pardonnez ! Pardonnez ! Mavie est finie… Un peu plus ou un peu moins d’épouvante, qu’importeau seuil du tombeau ?

Il lui prit la main et, d’un ton redevenudominateur :

– Écoutez-moi !

Et comme elle relevait la tête, ses yeux fixesexprimant l’attention de tout son être tendu vers lui, ilreprit :

– Aucun de nous ne saurait frapper,aucun. Reste dès lors un duel.

– Vous pensez vous mesurer aveclui ? gémit-elle.

Il haussa les épaules :

– Je suis de première force à l’épée, aupistolet, au sabre… Ce serait encore l’assassiner, ce serait encoreme marquer de son sang. Sa mort est nécessaire, mais je veuxqu’elle ne puisse m’être reprochée…

– Reprochée, pourquoi ?

Je dis cela en même temps que la jeune fille.Il acheva, sans tenir compte de l’interruption :

– Je veux qu’elle ne me puisse êtrereprochée, parce que j’aurai joué ma vie contre la sienne avecune égalité absolue, ayant autant de chances pour que contremoi.

J’avoue qu’à ce moment je me déclarai stupidesles scrupules de mon beau-frère.

Pourquoi faire tant de façons pour supprimerun fauve ?

Cet homme étrange lut-il dans ma pensée ?Il m’imposa silence du geste, puis, introduisant la main dans sapoche, il en tira deux objets, dans lesquels je reconnus avecstupéfaction deux de ces petits parallélipipèdes de sucre, dithygiéniques, analogues à ceux qui avaient plongé les époux Neronefdans le sommeil.

– Qu’est cela ? balbutia Aldine.

– Du sucre. Ces deux cubes enveloppés depapier seront déposés sur une soucoupe quand Strezzi se réveillera.Pour dissiper les dernières fumées du sommeil, je lui offrirai lecafé que prépare ma sœur. Chacun de nous prendra un paquet desucre, et je le ferai choisir le premier, bien que lesenveloppes, vous pouvez vous en assurer, ne portent aucunemarque.

– Une marque, pourquoi ?

– Parce que l’une des portions contientde la strychnine.

– Le poison ?

– Oui. Aurai-je joué ma vie àégalité ?

– Mais je ne veux pas, je ne veuxpas ! s’écria-t-elle avec égarement.

D’un ton sans réplique, la tenant sous sonregard, il l’interrompit :

– Ce que j’ai décidé sera. Répondez à laquestion : Aurai-je joué ma vie à égalité ?

– Follement ! m’exclamai-je,incapable de me contenir plus longtemps.

L’attitude de miss Aldine démontrait qu’elleapprouvait pleinement mon appréciation. X. 323 nous considéraaffectueusement.

– Je vous remercie de l’adverbe, MaxTrelam. Il me prouve que ma conscience ne m’avait pas égaré.Seulement le temps presse, il faut que je finisse.

À ce moment Tanagra reparut au seuil del’office, chargée d’un plateau de métal sur lequel tremblottaientdes tasses et une cafetière arabe.

Du geste, son frère lui indiqua la porte de lapièce où il avait déposé Strezzi.

Elle s’approcha de lui, lui tendit le plateau,afin qu’il pût placer les paquets de sucre hygiénique surune soucoupe vide, qui semblait les attendre, puis elle passa dansla salle voisine.

– Je me hâte, reprit alors X. 323.Il faut, pour la tranquillité de l’Europe, que Franz Strezzidisparaisse. Si je ressens les premiers symptômes del’empoisonnement, je l’abattrai d’un coup de revolver. Il importerapeu alors que je sois marqué de son sang.

– Pourquoi jouer la partiealors ?

– Et si vous échappez à la mort ?s’est écriée Aldine, dont le visage m’apparaît transfiguré.

– En ce cas, ma vie dépendra…

Il coupa brusquement la phrase commencée.

– Les paroles seraient inutiles jusqu’àce moment précis.

Il s’était levé. Tous deux se regardaientfixement. J’avais conscience d’assister à un dialogue d’âmesexprimant des choses que je ne pénétrais pas.

Mais Tanagra, reparaissant soudain, me fitsursauter ; elle chuchota :

– Le réveil est proche, il vient debouger.

D’un bond, le pseudo-Marko fut auprès d’elle.Il l’enlaça violemment, baisa ses grands yeux d’émeraude, puiss’engouffra dans la seconde salle.

La porte retomba sur lui, nous séparant de cetespace de quelques mètres carrés où allait se livrer le duel à mortvoulu par X. 323.

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