L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 1QUELQUES PAGES DU « JOURNAL » D’UNE FEMME QUIPLEURE

Voici un fragment du journal de savie tenu au jour le jour par Tanagra. Il montre la torturemorale dont la pauvre sosie de sa sœur Ellen fut déchirée.

« Ellen ! mon Ellen ! Je suisfolle de n’avoir pu empêcher ta mort, et à peine la vie s’est-elleéteinte en toi, que je commets ce sacrilège de songer que j’aiaimé, que j’aime de toute mon âme celui dont tu étais l’épouse,celui à qui moi-même je t’ai donnée.

« Ne tressaille pas dans la tombe,ignorée de moi, où notre frère te transporte pieusement. Latendresse que je n’ai pu vaincre ne saurait offenser ton chersouvenir.

« Elle n’éveille pas en moi des espoirsque du haut du ciel, chère sœurette, tu pourrais mereprocher ; elle me trace seulement un devoir cruel pour moi.Je souhaite protéger Max Trelam contre lui-même.

« Je crois qu’il t’aime uniquement, quetu es sa vie ; que la certitude de ta mort le conduirait às’évader de l’existence par un suicide brutal.

« Et je suis certaine que ton espritfugitif, que je sens voleter autour de moi, m’approuve de m’opposerà cette conclusion désolée.

« Il faut que, malgré toutes lessuppositions, malgré les racontars des journaux qui, au bénéfice delecteurs indifférents, analysent sans pudeur les désespoirs ou lesjoies des individus, il faut, dis-je, que Max ne croie pas à tamort.

« Tu as compris. C’est moi qu’il verraauprès de lui ; moi qu’il appellera Ellen, et cela jusqu’aujour où, le temps ayant fait son œuvre, il me sera loisible, sanscrainte pour sa vie, de disparaître, d’aller m’enfermer dans untriste couvent, car je ne me sens plus le courage de vivre.

« Mignonne Ellen, du séjour où ton âmeréside, tu lis dans le cœur de ta pauvre Tanagra. Tu sais que dansma décision n’entre aucun calcul personnel. Je serai l’étrangère,une simple image de toi, image qui s’effacera quand lesindécisions, les alternatives d’espoir et de désespérance quiattendent Max, auront usé sa pensée, l’auront amené à cet état delassitude que l’on appelle la résignation.

**

*

« La lettre qui t’appelait à Alexandrieétait un faux. Jamais je n’ai écrit cela. Bien plus, avecX. 323 (ici, comme partout ailleurs, il ne doit pas avoird’autre nom), nous nous disposions à gagner le Caire, à veiller surtoi, sur Max.

« Je suis demeurée atterrée d’abord. Maistu sais l’énergie de notre frère. Il m’a prise dans ses bras, m’aétreinte contre sa poitrine, où j’entendais grelotter ses sanglotscontenus, et il m’a dit :

– La mort d’une fleur est l’irréparable.Mais notre existence appartient à un devoir. C’est pour lui quenous commanderons à nos nerfs, que nous imposerons silence auxhurlements de notre cœur.

– Max Trelam est perdu, ai-je murmuré. Ilse tuera.

« Alors, il m’a considérée avecattention. Son visage a pris une expression très douce, et il amurmuré une phrase que je n’ai pu entendre.

« Après quoi, il a repris à haute etintelligible voix :

– Eh bien, mais il faut le sauver. MaxTrelam est un loyal gentleman. Il nous a donné son affectionentière. Il est juste que la nôtre s’emploie à son salut !

« Ce fut tout.

« Nous nous étions compris.

« Oh ! chérie, même dans l’au-delà,je me figure que tu n’as pu ressentir l’épouvante qui me tenaitlorsque nous sortîmes de la Quarantaine-Neuve.

« X. 323 avait pris toutes sesmesures. Rien ne nous inquiéta dans ce rapt de ton chercorps ; ce rapt qui était la condition sine qua nondu salut de Max Trelam.

« S’il t’avait vue ainsi, mon Ellen, ledoute que je souhaitais jeter dans son esprit n’eût pas étépossible.

« Notre frère avait pris l’apparence d’unnommé Jaspers, valet de chambre du directeur de la Quarantaine.Moi, je m’étais vieillie, je m’étais donné ce visage qui t’amusaitjadis, alors que, me présentant comme ta mère, je venais te voir àla pension.

« Cela t’amusait autrefois, etaujourd’hui ! ! ! Ah ! cette pensée m’estvenue. Comment ne me suis-je pas trahie ? Comment mes larmesn’ont-elles pas jailli ? Peut-être puisais-je une forceinsoupçonnée dans les regards de notre frère, fixés sur moi.

« Enfin, je remonte dans la voiture quim’a amenée à la Quarantaine. Ton cercueil, chérie, est déposé prèsde moi, ainsi que le paquet contenant ta robe, tes bijoux, tonréticule, ton écharpe.

« La voiture roule.

« Je dois envelopper la caisse sinistred’un étui de toile de tente que nous avons apporté. Comme mon cœurbat durant cette opération ! Lorsque j’ai terminé, j’étreinsla bière, je me meurtris à ses angles. Petite sœur bien-aimée,c’est seulement ainsi qu’il m’est permis de te presser sur moncœur.

« El Mekr est en vue. Le véhicules’arrête. X. 323 descend du siège, où il s’était hissé auprèsdu cocher. Il te charge sur son épaule. Il s’éloigne, tandis que,d’après ses instructions, la voiture reprend le chemind’Alexandrie.

« Nous sommes séparées pour jamais,petite morte adorée. X. 323 n’a plus qu’une sœur désolée, etmoi, il me semble que j’ai perdu la meilleure moitié de moi-même,ma plus douce raison de vivre.

« Mais l’approche de la ville me rappelleà la conscience de la situation effroyable que l’enneminous a faite.

« La lutte sans merci est engagée. Nouspleurerons plus tard, après le combat. À présent, il faut agir.

« J’ai renvoyé la voiture. J’entre dansun hôtel, je demande une chambre. Tout à l’heure je prendrai letrain pour le Caire, j’irai attendre Max dans la villa del’Abeille. Je dois devenir toi, je dois être Ellen.

« Et j’ai le courage de revêtir la robesous laquelle tu as expiré, le chapeau qui couvrait ton front, lesbijoux dont les montures métalliques ont vibré aux dernièrespalpitations de ton cœur.

« Il n’existe pas de mots capables dedonner l’idéedu chagrin épouvanté qui metient durant cette toilette.

« J’ai terminé. Mon cache-poussièredissimulera aux yeux curieux ma métamorphose : mes vêtementsprennent la place des tiens dans le paquet. Nos chapeaux de paillesont peu différents.

« Ellen sortira de l’hôtel où est entréeTanagra, sans que la substitution attire l’attention. Je suis toidésormais. Ah ! pourquoi n’ai-je pu l’être tout à fait ?Pourquoi ne suis-je pas dans le cercueil que notre frère emporte àtravers le désert Lybique ? Où va-t-il ? Je ne saispas.

**

*

« Quelle noblesse, quelle foi en l’âme deMax Trelam !

« Il m’a suffi de lui dire :

– Une promesse faite à l’ennemi, dontj’étais prisonnière… Je dois vous demeurer étrangère, nem’interrogez pas ; il m’est défendu de répondre.

« Et j’ai pu vivre près de lui, Ellenlointaine, presque absente.

« Notre persécuteur inconnu a d’ailleursfacilité ma tâche. Sans lui, j’ai peur de penser au tête-à-têteavec Max. Au début, je n’ai pas réfléchi. J’ai adoptéd’enthousiasme le plan qui seul pouvait arracher Max à la mort.

« À présent, près de lui, je comprendsque j’aime celui qui fut mon fiancé.

« Oui, je l’aime, et je rougis en face demoi-même.

« Oh ! petite sœur, pardonne,pardonne ! Tu n’as pas connu cette souffrance aiguë etdélicieuse d’être deux dans une pensée aimée.

« J’ai failli me trahir à l’instant. Unedépêche du directeur du Times, adressée à Max. Et danscette dépêche, un papier affirmant la mort d’Ellen. Ton mari m’atendu ce papier, il y avait une interrogation dans ses yeux.Comprends-tu, je te sais morte, chère petite sœur de mon cœur, etj’ai dû sourire en haussant les épaules.

« On annonce des policiers du Caire.

« J’ai le pressentiment d’un dangernouveau. Je m’esquive. Je cours là où X. 323 m’a promis que jele trouverais en cas de besoin.

**

*

« Oh  ! ces quelques jours au palaisd’Ezbek !

« Comme j’attends avec impatience, chaquesoir, l’heure où je puis m’enfermer dans ma chambre !

« Seule, je sanglote éperdument. Cecidevient mon unique plaisir.

« Max hors de péril, je m’enfermerai dansun couvent. Notre frère le sait. Il demeurera seul, la tâcheaccomplie. Il coulera sa vie dans un désert d’affection : toi,morte ; moi, cloîtrée.

« Il n’a cependant fait aucune objection.Il m’a répondu :

– Ce qui est écrit s’accomplira.

« Quelle mélancolie dans sonaccent ! Il y a quelques jours encore, je lisais en lui-mêmecomme à travers un cristal transparent ; j’ai maintenantl’impression qu’une porte de sa pensée m’est fermée.

**

*

« Enfin, nous allons agir.

« Ce soir, nous irons au tombeau desKhalifes, là où est caché le brassard révolutionnaire aux dixopales. Un article remis à l’Egyptian News, a certainementattiré l’attention de notre Ennemi.

« Il viendra à ce rendez-vousimplicitement fixé et nous le connaîtrons enfin.

« Voici l’heure du départ. J’embrassetendrement Nadia Solvonov. Je murmure :

– Adieu, Max Trelam !

« Il dort sans doute maintenant. Le comtelui a fait prendre du haschich, ainsi qu’à ces braves Tyroliens,les Alsidorn.

« Il dort, et peut-être, lorsqu’il seréveillera, le second exemplaire de celle qu’il a aiméesera-t-il aussi un cadavre !

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