L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 5LA VIE A PARFOIS L’INCOHÉRENCE DU RÊVE

L’expression « fou dejoie » est véritablement juste. Il fallait bien que jefusse fou, moi, si méthodique à l’ordinaire, pour n’avoirpas songé que je n’aurais, pour retourner au Caire, aucun trainavant quatre heures de l’après-midi. Et cependant je connaissaisles horaires !

Heureusement je me souvins n’avoir pasdéjeuné. J’allais combler cette lacune et, en traînant un peu,j’arriverais à la gare à l’heure indiquée.

Donc, ayant abandonné ma voiture à la station,je me rendis au restaurant Fink, que je jugeai le plus proche etqui, chacun le sait, est situé rue Chérif-Pacha, en face l’HôtelKhédivial.

Je m’étais attablé dans la salle commune du« Fink », quand un personnage, qu’à son aspect je jugeaidevoir être un commerçant maltais, vint s’asseoir à une tablevoisine de la mienne et demanda un café à la turque.

Il était à peine servi qu’une exclamation fixadéfinitivement mon attention sur lui.

– Docteur, disait-il, quel heureux hasardde vous voir de ce côté de la ville !

Le nouveau venu, homme sec, grisonnant, le nezchevauché par des lunettes d’or, s’approcha.

– Enchanté, monsieur Fitzari,enchanté.

– Asseyez-vous donc, mon cher docteurAmandias.

– Volontiers.

Et la conversation s’engagea. Je n’écoutaispas, ce qui eût été indiscret ; mais les deux hommes parlaientsans baisser la voix, j’étais bien forcé d’entendre.

– Une corvée, grommelait lemédecin ; obligé de prendre le chemin de fer pour me rendre àKafr-el-Daouar (localité à 5 kilomètres d’Alexandrie)… Unfiévreux qui m’inquiète.

– Oh ! se récria le Maltais avecadmiration, vous êtes demandé par tous les malades du delta.

Le médecin se rengorgea sous l’élogeévidemment exagéré.

– Sans doute ! Sans doute !… Etmon dévouement est connu… Seulement, aujourd’hui, j’aurais préféréséjourner à Alexandrie, afin de terminer une enquête intéressantecommencée à la Quarantaine-Neuve.

La Quarantaine-Neuve ! Ces trois mots mefirent dresser l’oreille.

– Une enquête ? redit le négociantFitzari d’un ton interrogateur.

– Oui… Ça n’est pas un secret…, tout auplus une énigme agaçante…

– Oh ! j’adore les rébus,docteur…

Le médecin se prit à rire :

– Eh bien, cher monsieur Fitzari, si vouspouvez m’expliquer celui-là, vous me ferez plaisir. Voici lesfaits. Vous savez qu’une jeune femme inconnue a été assassinéehier, sur le parcours du Caire à Alexandrie ?

– Parfaitement ! Les journaux de cematin…

– Juste… On a transporté le corps à laQuarantaine.

– Bon !

– Il y a une heure et demie environ, ungentleman s’est présenté, se disant le mari de la défunte etréclamant le corps pour l’inhumation.

Je tressaillis. Ces étrangers parlaientévidemment de moi.

– Tout naturel ! murmura leMaltais.

Mais le docteur Amandias l’arrêta.

– Attendez, attendez… Le directeuraccompagna le visiteur au pavillon d’isolement et là, legardien, un nommé Dourlian, déclara avoir déjà remis le cercueil àune dame qui se prétendait la mère de la défunte.

– Peuh ! La belle-mère avait précédéle gendre, voilà tout, lança ironiquement Fitzari.

– Vous n’y êtes pas, mon cher, ripostatriomphalement le docteur ; cette mère et ce marin’appartenaient pas à la même famille. Mais plus fort que cela.Dourlian prétendit avoir agi d’après les ordres du directeur, quilui auraient été transmis par Jaspers, le valet de chambre de cedernier.

– Eh bien ?

– Eh bien, mon bon ami, le directeur faitserment qu’il n’a donné aucun ordre semblable, et Jaspers, maladeau lit, ce qui vous explique ma présence là-bas, est évidemmenthors d’état de se lever et d’aller porter des ordres.

– Diable ! Alors, ce Dourlianserait…

– Un employé au-dessus de toutsoupçon.

– En ce cas ?

– Il y a un mystère. Quelqu’un a indûmentpris livraison du funèbre colis…

– Oh ! indûment… En êtes-voussûr ?

– Absolument. Car, au sortir de laQuarantaine, la mère supposée aurait dû se rendre aux Servicesadministratifs d’inhumation, pour acquitter les droits etremplir les formalités prescrites ; elle n’y a pasparu, acheva M. Amandias, en scandant fortement cesderniers mots.

– Et vous concluez ? demanda lenégociant avec un intérêt non dissimulé.

Son interlocuteur eut un grand geste.

– Je ne conclus pas. Seulement, j’estimeque nous nous trouvons en présence d’un crime mystérieux, quidépasse de beaucoup les limites du drame ordinaire. On poignardeune jeune femme ; j’oubliais de vous dire que lekandjar…

– Je sais, je sais ; lesyeux d’or ; les lettres T. V.

– C’est vrai, les quotidiens ont narrétout ceci par le détail. Donc, le meurtre en lui-même a déjà uncaractère particulier… Les coupables ne se contentent pas de cela.Ils dérobent le cadavre avec une audace, une habiletédéconcertantes.

– Vous supposez donc que ce sont lesassassins…

– Eh ! qui serait-ce, cherami ? Un parent se fût présenté simplement à ladirection ; il n’eût pas songé à se mettre en contraventionavec les règlements.

– Vous avez raison.

Il y eut un silence, dans lequel j’entendaismon cœur battre à coups précipités dans ma poitrine.

Toute ma joie s’était évanouie.

Et poussé par un irrésistible besoin deconfier ma détresse morale à quelqu’un, je me penchai vers ledocteur Amandias, vers cet homme que je ne connaissais pas.

– Vous continuerez l’enquête, monsieur,murmurai-je ?

Les causeurs me considérèrent avec étonnement.Le fait d’entrer ainsi dans leur conversation leur apparaissaitcertainement avoir besoin d’explication.

– Je demande votre pardon, repris-je enbredouillant, j’ai entendu sans le vouloir, et vos paroles m’ontfrappé d’une terrible douleur. Je suis le gentleman, le mari dontvous parliez, et je puis vous apprendre que la morte n’a plus demère.

Sur les traits de mes interlocuteurs sepeignit une pitié profonde. Le médecin me tendit la main, et de ceton dont ces combattants des misères pathologiques de l’humanitéencouragent leurs clients :

– Je continuerai l’enquête, me dit-il, jevous le promets… Si vous le souhaitez même, je vous ferai connaîtrece que je pourrai découvrir.

– Je vous en prie.

– En ce cas, je dois vous demander votreadresse.

– Trop juste. Max Trelam, BeitNahla (maison de l’Abeille), quai Ismaïlieh, au Caire.

Je lui tendais une carte. Il ouvrit sonportefeuille, parut chercher, puis avec un geste dépité :

– Allons, je n’ai pas de cartes sut moi.N’importe, je vous écris la chose sur un feuillet.

Sur le papier qu’il me remit, jelus :

DOCTEUR AMANDIAS

MÉDECIN DES HÔPITAUX ET DE LA QUARANTAINE

Place Mehemet-Ali

ALEXANDRIE

J’allais exprimer ma gratitude à cet inconnu,qui m’accordait la consolation de s’intéresser à mon affliction,mais il se leva brusquement.

– Quatre heures moins sept. Juste letemps de gagner la gare.

Je n’avais plus de raison de prendre le train,maintenant que mon espérance était morte. Cependant la peur dedemeurer seul avec ma pensée m’incita à prononcer :

– J’y vais également.

– En ce cas, pressons-nous. Si vous levoulez bien, nous voyagerons ensemble jusqu’à Kafr-el-Daouar, madestination. Vous aurez ainsi le temps de me donner tous lesrenseignements de nature à faciliter mon enquête.

À Kafr-el-Daouar, M. Amandias descendit,et le train reprit sa marche vers le Caire, m’emportant seul,terrifié, brisé.

Sur mon esprit flottait une brume. Lesalternatives d’espoir et de désespérance, subies depuis la veilledépassaient mes forces de résistance.

Depuis la rencontre du docteur, il me semblaitque j’avais perdu ma bien-aimée femme pour la secondefois !

Un bruit de ferraille me tire de ma torpeurdouloureuse.

Le train entrait lentement en gare du Caire,et les agents répandus sur le quai clamaient en franc et en arabele nom de la métropole égyptienne :

– Le Caire !

– Masr !

Allons ! Il fallait regagner mon logis,la villa de l’Abeille, si pleine d’amour hier encore, sieffroyablement vide aujourd’hui.

Je poussai la portière, je mis le pied sur lequai. Soudain j’eus l’impression qu’un projectile humain se frayaitun passage au milieu des voyageurs, et mon boy Nelaïm, la faceépanouie, la bouche ouverte en un large rire qui découvrait sesdents blanches, se planta devant moi.

– Toi, sidi… Enfin, ça pasmalheureux ! Maîtresse attendre ti, tout remplid’inquiétude.

Je reculai d’un pas.

– Qu’est-ce que tu dis ?

Je devais avoir l’air égaré, car le boy repriten parlant avec lenteur, comme pour se faire mieuxcomprendre :

– Nelaïm dire maîtresse tout transie pasvoir révéni sidi.

– De qui parles-tu ? balbutiai-je,me refusant à croire qu’il désignait ainsi Ellen, ma chèremorte.

Mais lui, les sourcils relevés en accentscirconflexes, jugeant de toute évidence ma questionsaugrenue :

– Dé qui ? Et dé qui donc, si pas labonne et jolie hourmé (dame) Ellen !

– Elle est vivante ? balbutiai-jed’une voix étranglée.

Nelaïm se reprit à rire et gaiement :

– Ah ! oui ! Ti penser journalce matin. Journal pas dire bien. La hourmé vivante.

J’avoue que je chancelai. Un instant, jecraignis de tomber, terrassé par l’émotion. Ellen de retour auhome, cela prenait à mes yeux le féerique d’unerésurrection.

– Yalla ! (En avant !)clamai-je.

Et je me précipitai vers la sortie de la gare,à une telle allure que Nelaïm dut courir pour me suivre. J’étaisdans une surexcitation confinant à la démence.

Je parcourus l’avenue de la gare, le pontKautaret, le quai Ismaïlieh à une vitesse de charge. J’ouvris laporte de la villa de l’Abeille, j’escaladai l’étroit escalieraccédant au premier étage, je fis irruption dans la pièce que nousavions transformée en cabinet de travail-salon et, avec un cri, jem’écroulai dans un fauteuil, évanoui.

Assise devant ma petite table de travail, legorgerin d’or, la bourse, le réticule posés à sa dextre, j’avaisaperçu Ellen vivante, toute troublée par mon arrivéebruyante !

Ceux qui ne comprendront pas que j’aie perduconnaissance ainsi qu’une femmelette… ; ceux-là n’ont jamaisaimé.

En rouvrant les yeux, je vis Ellen penchée surmoi. Elle me tamponnait le front avec un mouchoir imbibé d’eau deCologne.

Mais ce qui me frappa, ce fut l’air delassitude, de tristesse répandu sur ses traits.

Sous mon regard elle s’efforça de sourire.

Oh ! ce sourire ! Il me rappelacelui de sa sœur, de « Tanagra », le jour où elle nousavait dit adieu.

Même désespérance, même renoncement, même âmelointaine.

À quoi vais-je penser ? Ellen a eu peuren face de moi, privé de sentiment. Commotion toute naturelle.

Je voulus la rassurer, la presser sur moncœur, si meurtri par cette journée d’épouvante.

Elle se rejeta vivement en arrière.

Et comme je la considérais, quelque peuinterloqué par ce mouvement, je lus, sur ses traits aimés, je nesais quoi ; mais quelque chose qui me sembla plus sinistre,plus déchirant que la plus atroce pensée.

Ce ne fut qu’un éclair. Son visage se durcit.Je sentis passer en elle la résolution farouche, irrévocable, et desa voix si douce, elle prononça :

– De me croire morte, Max, tu seraismort.

– Oui, fis-je simplement entraîné par lamajesté incompréhensible de l’instant.

– Je le sais, reprit-elle. Aussi, tombéeaux mains d’un ennemi, j’ai consenti à tout pour revenir auprès detoi. Il veut notre souffrance. Il a permis mon retour sur monserment que, vivant auprès de toi, je te demeurerais étrangère.

– Mais cet ennemi ?… m’écriai-je.Elle m’interrompit.

– N’interroge pas. Je ne dois pasrépondre. Mon frère, ma sœur (il me sembla que sa voix se faussaitsur ce dernier mot), ne veulent pas que je parle. Ils nousdélivrerons peut-être du malheur abattu sur nous.

Pourtant sa fermeté l’abandonna uneseconde.

Un sanglot éperdu la secoua toute et elles’enfuit, me jetant ces paroles suprêmes :

– Nous vivons, Max ; nous vivons… Etvivre, c’est parfois espérer !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer