L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 3T. V.

Le palais d’Ezbek a sa façade et ses jardinsen bordure du superbe parc Ezbekieh, centre de la vie européenne auCaire, qu’entourent l’Opéra, la Bourse, les tribunaux mixtes, leClub khédival et les grands hôtels.

J’y reçus le soir une hospitalitécharmante.

M. Solvonov, vieillard très vert, endépit de ses treize lustres accomplis (des gens bien informés luiattribuaient 67 ans), s’ingénia, ainsi que sa charmante femme, à medistraire, à dissiper le nuage laissé sur mon esprit par le départd’Ellen.

Herr Alsidorn, – Fritz, pour les pellestames, me confia-t-il avec son accent tudesque, – sa compagne,Frau Matilda, se mirent également en frais, pour chasser de monesprit les papillons violets, que les Arabes prétendentêtre les messagers des idées moroses.

Vers minuit, je me retirai.

Le couple tyrolien m’accompagna. Rien de plusnaturel. Il avait provisoirement élu domicile à l’hôtel Shepheard,à deux pas de l’agence Cook et du consulat d’Autriche.

Je les quittai à la porte de leur hôtel. Jesubis pendant cinq minutes la pluie de leurs compliments outrés àl’allemande, puis je continuai ma route.

Tandis qu’en arrière, dans la ville arabe, lestarbouckas, et autres instruments de musique bourdonnaient encore,tout était silencieux dans le quartier bordant le canalIsmaïlieh.

Nelaïm m’attendait. Il mit cinq minutes àm’ouvrir, se conformant avec une rigueur qui m’impatienta auxinstructions de ma chère Ellen.

Ce fut seulement après avoir du premier étage,plongé sur moi un regard, m’avoir examiné de nouveau, à travers lejudas de la porte de la rue, qu’il se décida à décrocherla chaîne de sûreté, à tirer le verrou de cuivre et à entre-bâillerl’huis.

Je dus me racler le dos contre le chambranlepour pénétrer chez moi.

Nelaïm, un revolver au poing, me conduisitjusqu’à ma chambre et ne se retira qu’après avoir formulé cetterecommandation :

– Sidi (monsieur), pas oublier… La hourmé(dame) a prié tenir revolver près de toi.

Ma foi, la ponctualité du boy détermina chezmoi un accès de gaieté. Le geôlier le plus farouche n’aurait pasgardé un prisonnier avec plus de soin.

Il ne se formalisa pas. Il rit aussi enmontrant ses dents blanches. Après quoi, il se glissa dehors etj’entendis qu’il se couchait dans le corridor, en travers de maporte.

Je riais en me déshabillant, je riais en memettant au lit, et à cette heure le deuil inexorable était déjà surmoi !

Je me réveillai assez tard le matin. Lesvolets, ajourés à la façon des moucharabiehs de Constantinople,étaient ouverts ; les stores aux rayures blanches et bleuesinterposaient leur écran transparent entre le soleil matinal etl’intérieur de l’appartement. Sur une petite table, Nelaïmdisposait silencieusement le premier déjeuner : tranches depastèques à la pulpe rose, fruits, confitures et thé.

– Sidi pardonner Nelaïm éveiller,gazouilla le boy. Mais penser bon action cela ; puisque sididevoir aller au train acher sâ’a (de 10 heures).

– Tu as bien fait. Quelle heureest-il ?

– La moitié après-huit, sidi.

– Parfait.

À neuf heures un quart, j’étais habillé et jem’installais devant la collation servie par le gamin. J’étaisd’excellente humeur. Dans quarante-cinq minutes, je serais à lagare, je recevrais Ellen dans mes bras.

J’étais à table depuis quelques instants,quand des clameurs s’élevèrent au dehors.

Des jeunes fellahs, nu-pieds, couraient sur lequai, criant le journal de langue anglaise, l’EgyptianNews.

« Le crime du railway d’Alexandrie !Assassinat mystérieux d’une jeune lady ! »

– Nelaïm, m’écriai-je, un journal desuite !

Mon serviteur bondit au dehors. Un moment plustard, il reparaissait, un Egyptian News à la main.

Je le pris brusquement. Je le déployai ;sous le titre de la feuille s’étalait en caractères gras lamanchette dont les crieurs répétaient les termes.

Et brusquement un brouillard s’épandit sur mesyeux !

Les premières lignes de l’articledisaient :

« Hier, au moment où le train quittant leCaire à 4 heures de relevée (après-midi) entrait en gared’Alexandrie, les employés du chemin de fer découvrirent le cadavred’une jeune femme, étendue au milieu d’une mare de sang, dans uncompartiment de première classe. »

« Les premières constatations établirentque le vol n’avait point été le mobile du crime.

« La défunte portait un réticulecontenant plusieurs objets de toilette en or, une bourse de mêmemétal renfermant 25 guinées anglaises (650 francs). Au col, lavictime portait un gorgerin or, scarabées et saphirs d’Abyssinie,évalué à deux cents livres (5.000 francs). »

Le doute n’était plus permis.

Ce gorgerin, reproduction moderne du célèbrecollier de Rahoser, élégante d’Antinoë qui vécut 2.700 ans avantnotre ère, ce gorgerin, nous l’avions acheté ensemble chez Usbek etStockton, les opulents joailliers de la placeAtelbet-El-Khadra !

Et cependant, je poursuivis ma lecture,éprouvant une âpre volupté à connaître tous les détails de l’atroceaventure qui sur mon ciel rose de tendresse tirait le voile noirdes morts.

« La jeune femme a été surprisevraisemblablement au moment où, penchée à la portière, elleconsidérait le paysage.

« L’assassin a dû pénétrer sans bruitdans le compartiment, car la victime a été frappée dans le dos, unpeu au-dessous de l’omoplate, d’un coup de kandjara(poignard égyptien). Le cœur a été atteint. La mort a étéfoudroyante.

« Le meurtrier a-t-il été inquiété parquelque bruit suspect ? On ne saurait l’affirmer. Il sembletoutefois qu’il s’est retiré précipitamment, car il a oublié sonarme dans l’atroce blessure.

« Et cette arme elle-même soulève unproblème angoissant.

« Sur la poignée de bronze sont gravés etpatinés en clair dix yeux d’or vert, figurant les deux lettres T.V. L’on se souviendra que l’astéroïde étrange signalé avant-hierdans l’atmosphère se mua en cette même forme.

« Y a-t-il une relation entre les deuxfaits ? »

Moi, je me répondis oui sans hésiter. Dansl’espace d’un éclair, je me souvins de la terreur inexplicabled’Ellen.

Et la logique, cette impitoyable dominatricede mon cerveau anglo-saxon, me força à exprimer :

– La peur des deux lettres… Elle savaitdonc ce qu’elles signifiaient. Elle se savait menacée. Cela est-ilsûr ?… Oui, car dans le désordre de la terreur elle a appelésa sœur, son frère à son secours.

Un sanglot me secoua. Un sanglot fait dedouleur et de colère. Oui, de colère. Pourquoi avait-elle manqué deconfiance en moi ? Pourquoi ne m’avait-elle pas dit la causede son épouvante ?

Je ne l’aurais pas laissée partir seule.J’aurais été à ses côtés pour la protéger ou succomber avecelle.

La revoir, la revoir une dernière fois. Àcelle qui ne me sourirait jamais plus, dont jamais plus la doucevoix ne résonnerait à mon oreille, il fallait assurer la sépulture.Je ne devais pas la laisser là-bas, toute seule, cadavre perdu dansl’indifférence de la vie avoisinante, cette chère compagne tombantdès la première étape de notre marche à travers l’existence.

Je ne pleurais plus. L’acuité même de lasouffrance dépassait les limites de ma perception.

Il me sembla m’agiter en rêve. J’étaismoi-même affolé, terrassé, sans volonté ; et j’étais un autrequi prenait toutes les dispositions utiles.

Nelaïm me suivait. Sur sa figure basanée, dansses yeux noirs allongés à l’égyptienne, se peignait une sorte destupeur.

– Sidi s’en va ?

– Oui, à Alexandrie.

– La lady ne revient pas ?

Je lui montrai le journal.

– Lis, tu comprendras. Garde la maisonjusqu’à mon retour.

J’arrivai à la gare au moment où entrait sousle hall le train de dix heures, celui qui eût dû me ramener lachère absente.

Une sorte de rage me secoua en voyantdescendre les voyageurs affairés. Une de ces idées absurdes, commel’on en a dans les heures de désespoir, me fit gronder, les dentsserrées :

– Que de gens vivants ! Et elle,elle, la seule que j’aime, ne reviendra pas !

Et puis, je sautai dans le convoi de sensinverse qui allait partir pour Alexandrie.

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