L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 2LE MÉNAGE MAUVE

– Khoouaga (monsieur), ounpapir à la hourme ingilisi ! (une lettre pour la dameanglaise). »

C’est avec ces mots que, le lendemain, verstrois heures après-midi, le boy Nelaïm se précipite dans lesalon-fumoir où je me tiens auprès d’Ellen, un peu pâle encore,étendue languissante sur un divan.

Mais l’arrivée de Nelaïm semble vaincre lalangueur d’Ellen.

D’un bond elle est auprès de lui. Elle a prisla lettre, considère l’enveloppe. Et avec une joie que j’attribue àl’affection qu’elle ressent pour sa sœur, dont elle est séparéedepuis notre mariage, elle clame :

– De ma chérie ! C’est de machérie !

Elle déchire l’enveloppe et lit.

Une teinte rosée envahit ses joues ; sesnarines délicates palpitent. Elle me tend le papier sans meregarder. On dirait que ses yeux cherchent je ne sais quoi,là-haut, dans le ciel au bleu profond ; ses lèvres s’agitentimperceptiblement comme si elle parlait à un invisibleinterlocuteur.

Mais je lis ce qu’écrit cette sœur sichérie.

« Petite Ellen bien-aimée,

« De passage à Alexandrie, je voudrais ladouceur de tes baisers.

« Je ne puis venir au Caire ; maistoi, toi, chérie, tu peux prendre le train de quatre heures. Jet’attendrai en gare d’Alexandrie. Nous passerons la soirée toutesdeux et demain matin je te remettrai au train.

« Pardonnez-moi, toi et lui, de vousséparer quelques heures. J’ai tort de m’excuser, car je suiscertaine de votre pitié pour votre sœur… Oh ! oui,vôtre !

« Signé : TANAGRA. »

Ellen m’interrogea du regard :

– Il faut y aller, murmurai-je.

Elle me sourit avec une douceur infinie, etcomme si jusque-là elle avait pu douter de mon consentement, elleme dit avec un accent d’indicible gratitude :

– Merci, mon aimé. Alors, vous meconduisez à la gare ?

J’inclinai la tête. Elle baisa mes yeux etsortit pour se préparer au départ.

Une demi-heure après, nous sortions de notremaison.

Dix minutes nous suffisaient pour gagner lagare centrale, d’où partent les trains sur Alexandrie etSuez, en traversant le pont Kautaret, jeté sur le canalIsmaïlieh.

Nous serions donc en avance pour le train de 4heures.

Mais, avant de sortir, Ellen avait fait ànotre serviteur Nelaïm des recommandations qui m’étonnèrent quelquepeu.

Il devait tenir les portes, les fenêtres,closes durant la nuit, quand je serais rentré ; n’ouvrir àpersonne sans s’être assuré, à travers le judas grillé ornant laporte de la rue, que le visiteur était un ami.

Puis, de son réticule, elle tira un revolveret me le tendit :

– Ne vous en séparez pas, je vous enprie, Max, me dit-elle.

Je glissai le revolver dans la poche adhoc de mon vêtement. Elle se montra si joyeuse que je mefélicitai de ma condescendance. Pouvais-je deviner que, sous sesterreurs d’apparence puérile, la dévouée et chère mignonne voilaitl’horrible secret dont elle ne voulait pas m’inquiéter.

Dans la bande d’ombre bleuâtre des murs, noussuivîmes le quai du canal, nous atteignîmes le rond-point deFaggala, et passant devant la petite station de Abbasiyeh, nousnous engageâmes sur le pont Kautaret.

Or, à ce moment, je remarquai deux touristes,dont l’aspect bizarre chassa mes pensées moroses.

Un homme, une femme. Lui, grand, en chair sansêtre replet, la face embroussaillée d’une barbe fauve ; elle,robuste, mais élégante ; les cheveux devant évidemment leurton acajou au concours du henné ; ridicule, mais jolie.

Et ce couple, imbu sans doute de l’idéebaroque que j’avais constatée chez nombre de touristes du Nil, idéequi consiste à croire à la fois qu’il faut se vêtir d’étoffeslégères pour lutter contre la chaleur, et adopter des couleursinhabituelles afin de ne pas détonner dans le paysage oriental, cecouple était revêtu de la tête aux pieds de complets d’unmauve hétéroclite, criard, ne s’harmonisant avec aucune des nuancesambiantes.

Salacco, veston, pantalon ample, espadrillespour l’homme ; chapeau cloche, saute-en-barque, trotteuse,brodequins de chamois pour la dame, tout était mauve, d’un mauveexaspéré et exaspérant.

Avec dix mètres d’avance, ils pénétrèrent dansla gare centrale, s’arrêtant presque aussitôt avec de grandesdémonstrations de plaisir, dont la cause nous apparut aussitôt sousla forme de M. et Mme Solvonov, noblespolonais, installés à demeure au Caire, et que fonctionnaireségyptiens ou anglais, riches commerçants, voyageurs titrés,fêtaient à l’envi.

Nous avions été reçus à plusieurs reprisesdans le palais d’Ezbek qu’ils avaient loué à bail.

Force nous fut de nous arrêter pour lessaluer. Mme Solvonov, type accompli de la beautépolonaise, respectueuse et tendre pour son époux, de trente ans sonaîné, mais conservant grand air sous ses cheveux blancs,Mme Solvonov, dis-je, nous présenta le couplemauve.

– Meinherr Alsidorn et son épouseMatilda, propriétaires tyroliens frileux, préférant la doucetempérature du Caire aux frimas de leurs montagnes.

Apprenant qu’Ellen serait absente, lacharmante Polonaise me pria de passer cette soirée de veuvage aupalais d’Ezbek.

Ellen me pressa d’accepter, j’y consentis.Puis, ayant pris congé et de Mme Solvonov et desmauves Alsidorn, j’installais ma chère aimée dans un compartimentde première classe, prescrivant au chef de train de veiller à luiservir en cours de route l’orangeade parfumée à la menthe,boisson classique dont s’aromatise la monotonie du voyage, quandune lueur mauve impressionna ma rétine.

Je fixai l’origine de cette lueur et jereconnus meinherr Alsidorn. Il ne se cachait pas du reste.

Il nous salua au passage, nous apprit qu’ilfaisait un saut jusqu’à Benha-El-Ash, à 25 kilomètres du Caire,pour visiter une maison de campagne dont on lui avait parlé. Ilvoyageait en seconde classe : un homme seul n’a pas besoin detoutes les aises nécessaires aux dames, n’est-ce pas ?

Sur ce, il reprit sa course le long du train,avec le dandinement burlesque d’un canard qui se hâte.

Un employé du chemin de fer parcourait lequai, lançant d’une voix grave ces mots :

– Yalla !… Goahead !… Yalla !… Go ahead !

Les deux expressions, la première arabe, laseconde anglaise, ont le même sens. Elles signifientlittéralement : « En avant ! » Ellesindiquaient que le train d’Alexandrie allait démarrer.

D’un mouvement instinctif, Ellen et moi nousnous enlaçâmes. Il me sembla qu’au fond de son être je percevais unsanglot intérieur. Je me sentis envahi par une tristesse sansbornes, et, au lieu du joyeux : « À demain ! »dont je voulais saluer son départ, mes lèvres prononcèrent l’adieuarabe qui est presque une prière décelant l’anxiété desséparations :

– Fî Amân Allah, ma chère aimée.

Elle me regarda avec une nuance d’étonnement.Elle eut un petit frisson, puis, d’une voix étouffée, ellerépéta :

– Fî Amân Allah ! (À la garded’Allah.)

Un bruit de fumée qui fuse, de pistons enmarche. Le convoi partit.

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