L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 4SURPRISE

À Alexandrie il me fallait retrouverEllen.

Où avait-on emporté le pauvre cher cadavre del’aimée ?

Le chef de gare me renseigna.

La défunte, étant évidemment Européenne, maisn’ayant sur elle aucun papier permettant d’établir son identité,avait été transportée à la Quarantaine-Neuve, au Sud duPort-Vieux.

Il me suffirait de réclamer le corps et l’onme faciliterait toutes les formalités d’inhumation.

Une voiture de place, que je hélai dans lacour de la gare, me conduisit en une demi-heure au bâtimentcirculaire de la Quarantaine, en passant le long des bastions,devant la porte de la Colonne de Pompée, puis en empruntant la rueIbrahim, le Pont-Neuf jeté sur le canal Mahmoudié et en contournantla vaste ellipse du Gabari (hippodrome).

Des portes s’ouvrirent, des subalterness’empressèrent.

Je me trouvai dans une pièce claire, tendue depapier semé de fleurs de lotus bleu, en face d’un homme d’environcinquante ans que, aux premiers mots, je reconnus pour uncompatriote.

D’une voix blanche, je lui dis le motif de mavisite.

– Dear me ! Poor me !(Cher moi ! Pauvre moi ! exclamations anglaises exprimantla pitié), s’écria le directeur de la Quarantaine, je regretted’entrer en relations dans une circonstance aussi affligeante. Maisenfin, il m’est impossible d’empêcher ce qui est, et je veux aumoins vous assurer toute la satisfaction compatible avec la tristechose.

Sur ce, il se leva, se coiffa d’une casquetteagrémentée d’un galon d’or, et ouvrant la porte dubureau :

– Je vous accompagne en personne ;oui, pour indiquer la part grande que je prends à votreinfortune.

Les bâtiments de la Quarantaine sont disposésen cercle autour d’une cour-jardin centrale, dont le milieu estoccupé par un pavillon-blockhaus, destiné à recevoir les maladesdébarqués dans le port et dont l’isolement est obligatoire.

Ce fut dans cette construction que ledirecteur me conduisit.

À l’aide de clefs qu’il avait prises avant departir, nous pénétrâmes à l’intérieur.

Cet homme aimable soutenait tout seul laconversation, sans paraître blessé de mon mutisme obstiné.

– Nous n’avons aucun pensionnaire en cemoment, disait-il, d’un air aimable, et il est malheureusement tropcertain que la jeune lady ne quittera pas la salle qui lui a étéaffectée. C’est pourquoi Dourlian, le gardien du pavillon centralne se montre pas. Il est sans doute occupé ailleurs.

Puis, presque souriant :

– Au surplus, nous n’avons pas besoin delui de suite. Le corps repose dans la logette 23. Si vousreconnaissez votre lady, je sonnerai Dourlian. Il vous accompagnerapour transporter la défunte au Service d’inhumations.

L’intérieur du blockhaus était partagé par descorridors à angles droits, au long desquels s’alignaient des portesnumérotées.

– 23 !

Je prononçai ce nombre d’une voix éteinte.

– Oui, oui, vous avez bien lu, bredouillale bavard directeur, 23, le numéro où l’on a porté la pauvre jeunecréature… Vous sentez-vous le courage d’être mis en présence…

– Oui, fis-je, étreint par une angoisseindicible.

Mon guide hocha la tête, glissa une clef dansla serrure, la fit tourner.

Le battant fut poussé et, sur le seuil, nousdemeurâmes sans mouvement.

Aucun meuble dans la petite piècerectangulaire, éclairée par en haut, grâce à une lucarne, dont uneficelle pendant jusqu’à hauteur d’homme indiquait le maniement.

Je m’attendais à voir, posé sur des tréteaux,le cercueil provisoire dans lequel dormait ma chère aimée.

Mais, à ma grande stupéfaction, les deuxtréteaux-supports ne supportaient rien.

Le directeur, lui, se passa la main sur lefront, puis parlant pour lui-même :

– Ah çà ! on a transféré la jeunedame ! Comment Dourlian ne m’a-t-il pas avisé de cettemutation ?

Tout en prononçant ces mots, il faisaitquelques pas dans le couloir et actionnait une sonnerie électriquedont le relief s’accusait sur la cloison.

Une minute à peine s’était écoulée, que despas pressés résonnaient dans le corridor.

Un grand diable dégingandé, au corps maigreflottant dans une longue blouse d’infirmier, se plantait devantnous, s’exclamant avec un gros rire :

– Ah ! c’est vous, monsieur ledirecteur… Votre appel m’a causé une vraie stupeur ; je medemandais qui pouvait bien sonner dans ce pavillon où il n’y apersonne.

Mon compagnon l’interrompit :

– Où a-t-on mis la… personne qui occupaitle 23 ?

À cette question, le visage du gardienDourlian revêtit une expression d’étonnement extraordinaire.

– Mais, balbutia-t-il, monsieur ledirecteur le sait bien.

– Comment, je le sais ? Ah çà !Dourlian, est-ce que vous auriez bu ?

– Moi ?… Monsieur le directeurconnaît ma sobriété.

– En effet, en effet. Seulement, oùprenez-vous que je sois renseigné sur le changement au sujet duquelj’interroge ?

La stupeur du gardien s’accentua encore.

– Où je prends ?… Dans l’ordre mêmede monsieur le directeur.

J’assistais sans un geste à la scène. Unquiproquo macabre se déroulait devant moi, j’en avais conscience.Cependant, je tressaillis en voyant le directeur frapper violemmentle sol du talon, tandis qu’il grondait :

– Voulez-vous signifier que jevous ai donné pareil ordre ?

– Certainement, bégaya Dourlian,évidemment interloqué.

– Moi ?

– Vous-même. Il pouvait être dix heuresun quart… Monsieur le directeur prenait probablement son premierdéjeuner. Il m’a envoyé, comme il le fait toujours en pareil cas,Jaspers, son valet de chambre.

Le directeur bondit sur place :

– Jaspers ! Je vous arrête là.Jaspers s’est trouvé indisposé ce matin. Il est demeuré au lit etn’en a pas bougé.

Dourlian secoua la tête avec énergie et d’unton assuré :

– Pour ce qui est de l’indisposition deJaspers, je ne me permettrai pas de penser autre chose que mondirecteur ; mais quant à croire qu’il n’a pas bougé de sonlit, cela m’est impossible, attendu que je l’ai vu ici, enpersonne.

Cette discussion m’agaçait.J’intervins :

– Ceci pourra être éclairci plustard.

– Eh ! vous avez raison, consentitaimablement le directeur de l’établissement. Nous éclaircirons lachose tout à l’heure. Pour l’instant, Dourlian, dites seulement oùvous avez mis le corps ?

Cette fois, un ahurissement incommensurable sepeignit sur les traits du gardien.

– Où je l’ai mis ? répéta-t-il.

– Sans doute. Il me semble que laquestion est claire.

– Bien certainement, elle est claire… Cequi n’est pas clair, c’est que monsieur le directeur me lafasse.

– Ah ! rugit mon guide exaspéré.Cela va recommencer. Écoutez, garçon, dispensez-nous de vosréflexions et répondez. Qu’avez-vous fait de la jeunedame ?

Dans les yeux de Dourlian, il y eut une flammeironique.

Sûrement, ce garçon résistait à une formidableenvie de rire à la face de son supérieur. Il parvint à se dominercependant et répliqua :

– Jaspers est venu…

– Encore Jaspers ! clama ledirecteur.

– Ah ! murmura doucement soninterlocuteur, si vous voulez que je réponde, il faut pourtant bienme laisser raconter ce qui s’est produit.

– Soit… Je vous écoute.

– Jaspers est donc venu et ensemble nousavons porté le cercueil dûment vissé, dans la voiture qui avaitamené la mère de la défunte.

– La défunte n’est plus ici ?

– Elle a une mère qui l’aréclamée ?

Ces deux phrases rugies jaillirent des lèvresdu directeur et des miennes.

La morte n’était donc pas Ellen… En dépit descoïncidences, du gorgerin original, du réticule, de la bourse d’or,c’était une autre qui avait succombé.

Une joie subite, exorbitante, une de ces joiesdouloureuses de par leur acuité même m’avait envahi.

Je n’avais qu’une idée : reprendre letrain, rentrer au Caire, où la chère aimée sans doute m’attendait,ne comprenant rien à mon absence. Mais le directeur me retintquelques minutes encore.

– Très heureux de l’incident. Je nem’explique pas l’histoire, mais enfin la victime n’est point lapersonne que vous pensiez.

– Non, certes ; elle étaitorpheline.

– All right !Félicitations !

Le digne fonctionnaire me secoua les mainsavec une énergie toute anglaise, puis revenant à sonsubordonné :

– Et cette mère, comments’appelle-t-elle ?

– Mme Charley, deGlasgow.

– Parfait ! Parfait !

Je gagnai la sortie sans retard. Je remis àDourlian un pourboire, pardon ! un bakchich abondant,(en Égypte on dit : bakchich et il convient de conserver lacouleur locale) et je sautai dans la voiture qui m’avait attendu,en criant au cocher :

– À la gare du Caire ! Vite !vite !

Et comme le véhicule se mettait en marche, mesyeux se portèrent sur Dourlian.

Le gardien demeurait sur place, les sourcilsfroncés, l’air égaré d’un homme qui s’agite au milieu del’incompréhensible. Son attitude eût dû m’avertir que la conclusionsimple, tirée par moi de son entretien avec son chef, ne lesatisfaisait pas.

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