L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 4RÉVEIL

Ces fragments du Journal de Tanagraqu’elle croyait devoir rester ignorés de tous, moi, Max Trelam, jeles lus six jours après m’être brûlé la cervelle.

De prime abord, mon affirmation apparaîtraparadoxale, invraisemblable, aux lecteurs du Times.

Cependant, s’ils veulent réfléchir que jamaison n’a constaté la moindre velléité épistolaire chez les défunts,ils concluront, avec un bon sens dont je les félicite, que trèsprobablement je ne suis pas mort, puisque j’écris ces lignes.

Après le coup de revolver, une douleur que jeconsidérai comme la désagrégation de mon personnage, je demeuraienviron trois quarts d’heure (on me l’a affirmé depuis et j’ai tenuce laps pour exact) absolument privé de sensations.

La première qui me fut vaguement perceptiblefut une impression de fraîcheur au visage.

Une réflexion baroque s’éveilla enmoi :

– Oh ! oh ! pensai-je, voilàqui est bon après la température torride du désert. Allons, allons,l’autre monde n’est pas désagréable ; le climat y esttempéré.

Et comme pour me prouver que la logique étaitsusceptible de résider encore dans un crâne, que je pensais trouéde part en part, j’ajoutai dans une forme elliptique qui résumaitl’ensemble de mes idées :

– L’esprit, cette essence de la pensée,n’a pas besoin d’un crâne et d’un cerveau pour se manifester.

Sur quoi, j’ouvris les yeux, ce qui, je doisl’avouer, me parut une opération d’ordre éminemment matériel et, dece fait, en contradiction flagrante avec la réflexionprécédente.

Plus contradictoire encore. J’eus le sentimentque je voyais la salle funéraire où je m’étaisrevolvérisé, la lampe électrique, les piliers, dessilhouettes humaines. Plus fort encore, j’entendis une voixtremblante s’écrier :

– Frère, ses paupières selèvent !

Et je reconnus Tanagra, agenouillée près demoi, ayant à ses côtés un burnous rejeté à terre. Et aussiX. 323 qui répondit :

– Tu as donc douté, petite sœur ?J’avais promis qu’il serait sauvé. À cette heure Strezzi rejointses complices. Il a perdu notre trace. Marko ne la lui révélera pascar ses lèvres sont scellées par la mort.

Cela m’apparut trop fort. X. 323connaissait à présent la personnalité du chef au masque d’or vert,le capitaine de la bande des dix yeux d’or.

By Jove, le traître m’avait appris tout celaavant ma mort ; mais X. 323 n’était pas là.

Mon irrémédiable curiosité me décida à uneffort nerveux, et je réussis à balbutier :

– Qu’est-ce que tout celasignifie ?

Nouveau cri joyeux de Tanagra : « Ilparle ! » suivi presque aussitôt de cette recommandationinquiète :

– Non, non, gardez le silence…

Mais X. 323 l’interrompit :

– La seule façon de le calmer est de lerenseigner. Max Trelam, ne l’oublions pas, est le correspondantcher au Times, et le désir de savoir, s’il étaitcontrarié, lui serait plus dangereux qu’un lingot de plomb dans latête.

– Oh oui ! fis-je avec uneconviction qui provoqua chez mon interlocuteur une cordialehilarité.

Il se penche vers moi et toujoursriant :

– Vous vous étonnez de vivre ?

– Ma foi. Je suis sûr que ma main n’a pastremblé. La balle a dû pénétrer.

– Erreur. Je l’avais enlevée.

– Vous ?

– Moi-même. Les deux Arabes, vous voussouvenez…, oui…, sous les burnous, Tanagra et moi, le revolver àportée de ma main, un simple tour d’escamotage. Vous vous êtessuicidé à blanc. La bourre vous a déchiré la peau, l’expansion dela poudre vous a ébranlé le crâne ; un peu de fièvrenécessitera quelques heures de repos.

– Nous resterons ici ?

Il secoua la tête et désignant sa sœur qui meconsidérait de ses grands yeux, ravis au point que son regardm’enveloppait de la douceur d’une caresse :

– Elle vous conduira à l’asile dont vousne devrez pas sortir de quelque temps. La personne qui vous yservira a droit à votre entière confiance.

Je le fixai avec insistance. À peine revenu àla vie, je me sentais de nouveau sous l’emprise du mystère. Ilhocha la tête d’un air mécontent :

– Quoi ? Quelle hésitation dansvotre esprit ? Votre damnée curiosité toujours.Dominez-la : vous saurez tout quand le Times, avanttous les autres, pourra sans péril élucider le mystère de la comèterouge, des dix yeux d’or…, ou bien persistez à vous tuer.

En toute sincérité je n’y songeais pas. Mais,par taquinerie, pour ennuyer mon interlocuteur, je répondis sanspenser à la cruauté de la réplique :

– Cela m’apparaît comme une désirablesimplification.

Un soupir douloureux me fit frissonner. Jetournai les yeux vers Tanagra. Elle était pâle. Autour de sespaupières, sous lesquelles brillait l’émeraude bleutée de sonregard, une meurtrissure dessinait un halo désespéré. Presquerudement X. 323 me lança cette apostrophe :

– Alors vous refusez comme guide lacomtesse de Graben-Sulzbach ?

Graben-Sulzbach ! Ah ! le nomdélicieux et déchirant ! C’était sous ce nom qu’autrefois,avant les événements funestes qui nous avaient séparés, Tanagra etmoi, fiancés alors, avions voyagé de Boulogne à Munich, à Vienne,où nous attendait le bris de nos espoirs.

Que se passa-t-il en moi ? Est-ce quel’on peut analyser les spasmes d’un cœur sans cesse exposé à ladualité des êtres en une tendresse unique ?

Tanagra, Ellen, se confondirent une fois deplus dans ma pensée.

J’eus la conviction soudaine que les larmes del’une feraient couler les sanglots de l’autre. Il n’y eut plus pourmoi une vivante, une morte ; il y eut deux entités douéesd’une vie spéciale, quelque peu brumeuse : deux en une :est-ce que je sais ?

J’essaie d’expliquer l’inexplicable, de sonderl’insondable. Je doute que je me fasse comprendre ! Mon seulespoir est de donner à mes lecteurs l’impression du trouble profondqui secoue tout mon être.

Une chose me paraît plus désirable que touteautre. Ne pas affliger celle, Tanagra ou Ellen, ou mieux Tanagra etEllen, que j’ai devant moi.

Et le résultat de cette disposition mentale,le voici. Je réponds en bredouillant, tant j’ai hâte de ramener lescouleurs de la vie aux joues de celle qui nous écoute.

– Je ne peux pas refuser le secours de lacomtesse de Graben-Sulzbach. Je ne peux pas, vous le savezbien.

Une rougeur de rose s’épand sur la pâleur deTanagra. Il me semble que ses doux yeux, couleur d’océan,s’emplissent d’une humide buée.

Pour dissiper l’embarras que je devine enelle, celui qui m’étreint moi-même, je reprends :

– Et Ellen ?

Sans doute X. 323 est satisfait de cettediversion, car il riposte du tac au tac :

– En sûreté, à l’abri des recherches deStrezzi. Je m’en suis occupé tout à l’heure. Nul ne la troublerajusqu’au jour où nous pourrons lui assurer sa place dans lemausolée de notre famille.

Puis sans me permettre de l’interrogerdavantage, il reprit :

– Le temps m’est mesuré. Je pars. Ma sœura mes instructions. Laissez-vous conduire. Laissez-nous achever ceque nous avons commencé. Sachez seulement qu’il nous fautvaincre ; notre gouvernement estime enfin que nous avons assezsouffert pour mériter la réhabilitation des innocents qui nous ontdonné le jour. Ce nom honoré nous sera rendu après la défaite deStrezzi. Il nous sera rendu. Tanagra ne sera plus la sœur etl’associée d’un espion.

Il eut un cri de détresse poignante.

– Pauvre petite Ellen ! Elle seulene jouira pas du triomphe !

Mais secouant la pensée amère d’un gesteviolent, il enlaça Tanagra, l’étreignit sur sa poitrine, murmurantavec un accent, dont je ne devais comprendre le sens véritable queplus tard :

– Je veux réunir sur toi, cher être decourage, de dévouement, d’abnégation, toute la tendresse de moncœur. Tu verras, tu verras… Je t’ai faite esclave d’un devoir. Ille fallait… ; mais je t’aime, sœurette, crois à ma profondetendresse. Elle te sera prouvée.

Brusquement il éloigna la jeune fille de lui,et nous enveloppant tous deux d’un regard étrange :

– Obéissance absolue, dit-il, confiance,– il prit un temps et prononça ce dernier mot : –espoir !

Puis rapide comme la pensée, il s’élança versle couloir conduisant au dehors et disparut.

Je me trouvais en tête à tête avecTanagra.

Celle-ci, sans un mot, tira d’une sacoche, queje n’avais pas remarquée jusque-là, un petit fourneau àalcool ; elle fit chauffer une boisson de couleur ambrée, etquand elle fut tiède, elle en versa dans un gobelet de métal et mefit boire.

Sans doute le breuvage apaisa mes nerfssurexcités par les terribles événements des dernières journées, carpeu à peu je m’assoupis et tombai enfin dans un profondsommeil.

Profond, mais réparateur aussi, car j’ensortis la tête libre, mes membres ayant recouvré leur élasticité.Véritablement, me brûler la cervelle n’avait pas été malsain pourmoi.

De plus, effet de la commotion probablement,j’avais la sensation fort nette que les brouillards quiobscurcissaient naguère mon esprit s’étaient dissipés.

Ma situation s’était précisée. Le vague de mespensées, les indécisions qui se renvoyaient naguère mon moiintérieur ainsi qu’un volant effectuant son va-et-vient entre desraquettes, n’existait plus.

Donc je me dressai sur mes pieds, ce qui parutréjouir Tanagra.

– La nuit vient, fit-elle d’une voix trèsdouce qui sonna sur mon cœur comme un rappel de la voix d’Ellen,vous sentez-vous assez bien pour nous mettre en route ?

– Il me semble n’avoir jamais été plusen forme, répliquai-je.

– Alors, s’il vous plaît, nous ironsquérir les méhara qui nous porteront jusqu’à Giseh.

Je l’interrogeai du regard. Giseh, la bourgadesise en face du Caire. Pourquoi retourner là-bas ? Ellemurmura :

– C’est l’ordre de mon frère. Il sait cequi convient le mieux.

– Ne vous aurait-il donné aucuneexplication de cet ordre bizarre ?

– Aucune. J’ignore comme vous lepourquoi de cette manœuvre.

Et étouffant sur mes lèvres une exclamation desurprise, elle ajouta :

– Il a affirmé que vous seriez ensûreté ; cela suffit à me décider. Qu’importe de comprendre sil’on a confiance ! Savoir est bon, croire est mieux. Avoir foidans l’œuvre est plus grand qu’être apte à la discuter.

Puis avec une émotion soudaine, dont la portéene devait m’être révélée que plus tard, elle mit fin à mestergiversations par ces paroles :

– Obéissez, obéissez pour moi… ; necomprenez-vous pas qu’en prenant, à la villa de l’Abeille, la placed’Ellen, je n’étais pas seulement un bouclier moral contre votredésespoir ?

Pour toute réponse, je me levai, me dirigeantvers la galerie conduisant au dehors.

J’avais songé déjà que Tanagra, à mes côtés,avait voulu me protéger également contre les coups de FranzStrezzi.

Nous sortîmes silencieux. Peut-être, commemoi-même, la dévouée créature conversait-elle avec son âme ?Oui, cela devait être, car nous n’échangeâmes pas une parole durantla route.

La nuit étendait sur nos têtes son vélumindigo, enrichi par la passementerie d’or des constellations. Sousnos pas, le sable craquetait, donnant l’illusion d’un grillonaccompagnant de son chant grêle chacun de nos mouvements. La sentedes caravanes, reconnaissable aux perches qui, de loin en loin, lajalonnent, resta en arrière de nous. En avant, se dressait, tel unécran gigantesque, la masse granitique du Chared-el-Moghra.

Je le désignai du geste. Était-ce là que nousallions ?

Tanagra inclina affirmativement la tête.Quelques minutes encore et je compris.

Abrités des regards par un éperon rocheux,leur silhouette fantastique se découpant sur l’entrée obscure d’unecaverne, deux méharis entravés, couchés sur le sable, semblaientnous attendre.

Ils tendirent le cou de notre côté, soufflantavec inquiétude. Mais ma compagne modula un sifflement léger et lesanimaux s’apaisèrent.

Ils nous permirent de les approcher, de lesdébarrasser de leurs entraves, de nous installer sur les sellesdont ils étaient porteurs.

Puis sur un nouveau sifflement, ils sedressèrent sur leurs pieds.

– En avant ! fit Tanagra d’un tonmélancolique. Il faut qu’au matin nous soyons abrités dansl’Ouadi-Tareg. La clarté du soleil ne vaut rien à ceux qui secachent.

Sa voix trembla pour conclure :

– Nous entrons dans l’inconnu, un inconnuvoulu par X. 323. Que les regards d’Allah soient surnous !

Je ne pus lui demander la raison qui lui avaitfait choisir cette phrase des oraisons arabes ; elle avaitrendu la main à sa monture qui trottait déjà sur le sable.

Quelle chevauchée dans la nuit ! De deuxheures en deux heures, quelques minutes d’arrêt pour permettre auxméhara de reprendre haleine, puis l’on repartait de plus belle.

Vers trois heures du matin, nous discernâmesles premières pentes du Ghareb-Rané accédant à un vaste plateau quis’élève au-dessus de la plaine de sable.

Nous entrions dans la vallée (ouadi)désertique de Fareg.

Mais nous n’étions pas encore arrivés. Il nousfallut la remonter de bout en bout, c’est-à-dire sur une distancede plus de quarante kilomètres.

Le ciel se rosissait d’aurore quand nousatteignîmes l’extrême pointe Est du Ghareb-Rané, dominant leplateau sur lequel se dressent les pyramides de Giseh, les pluscélèbres d’Égypte.

À cette pointe existent des cavernes creuséesaux âges préhistoriques par les hommes. Les touristes venant enexcursion à Giseh ne les visitent plus, car les entrées en sont enpartie masquées par des éboulis de roches.

Nous avions là une cachette admirable. Jecomprenais en effet que nous passerions la journée en ce lieu, pourgagner le Caire à la faveur des ténèbres revenues.

Nos chameaux furent tirés dans une vastecavité, qui semblait se prolonger au loin sous la montagne.

Vraiment, le logis d’étape avait été préparépour nous.

Un monceau de tiges de riz et de maïs fitébrouer nos montures ragaillardies par ce festin végétal.

Pour nous, une caisse fermée par des toilesmétalliques, à l’instar des garde-manger des ménagères anglaises,se montra accrochée à la paroi rocheuse.

Ma foi, après plusieurs heures de chevauchéeméhariste, les provisions sont assurées de recevoir un accueilcordial, et Tanagra n’eut pas besoin de m’inviter à y fairehonneur.

La faim calmée, je demandai :

– Que faire maintenant ?

Elle eut ce sourire énigmatique, caressant etdouloureux, dans lequel je retrouvais l’expression d’Ellen en sesheures de tristesse, et elle murmura :

– Dormir… tout le jour.

Prêchant d’exemple, elle s’enveloppa dans lacouverture d’étape enroulée sur le troussequin de sa selle et,s’adossant au rocher, elle ferma les yeux.

Un instant, je demeurai là, mes regardsinvinciblement fixés sur elle, pénétré par l’impression aiguë quedevant moi Ellen, ma femme, s’abandonnait au sommeil.

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