L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 19LE PASSÉ

– Max Trelam, commença d’une voix sourdel’homme au masque d’or vert, je vous ai dit que j’éprouvais à votreégard une réelle sympathie.

« J’ai reconnu en vous un courageuxgentleman, un dévouement sûr… Et puis vous n’êtes mon ennemi que…par alliance.

Et comme je marquais un geste desurprise :

– Oh ! ceci n’aboutira pas à unesolution miséricordieuse, reprit vivement le capitaine.Vous-même d’ailleurs ne l’accepteriez pas.

– Qu’en savez-vous, m’écriai-je, plutôtpour le contrarier que par une conviction réelle ?

– Je suis sûr de ce que j’avance, mais jeveux procéder avec ordre. Les sentiments, que je proclame, tendentseulement à vous démontrer le pourquoi de la preuve de confiance,que je vais vous donner avant de vous… sortir de lavie.

Sortir de la vie ! Décidément, cet hommepossédait l’art des euphémismes.

– Vous me considérez comme un banditredoutable ; vous me méprisez sans doute. Oh ! lesapparences justifient cet état d’esprit. Eh bien, comprenez si vousle pouvez le désir qui s’est emparé de moi. Je veux que vousquittiez l’existence, avec la croyance que les événements m’ontcontraint à devenir ce que je suis, alors que j’étaisévidemment destiné à tout autre chose.

Il est impossible de donner une idée, mêmeapproximative, du ton dont furent scandées ces dernièresparoles.

Je me sentis impressionné et mes yeux sefixèrent sur mon singulier interlocuteur.

Il eut un sourire fugitif.

– Oui, vous pensez que cela estinvraisemblable. Ou plutôt non, votre monologue intérieur est plusaimable que cela. Vous admettez que je dis vrai et, correspondantdu Times jusqu’à la mort, vous ressentez le désir aigu desavoir le mot de l’énigme.

Il lisait dans ma pensée aussi clairement quemoi-même.

– Dans une heure vous ne serez plus… Jeme confie à une tombe. Ce que j’ai renfermé en moi, le secret quim’étouffe, je l’aurai pu conter à un autre. La joie de laconfidence me devient ainsi permise. Moi qui ai été pour vous lemalheur, la désespérance, je veux de vous cette joie.

Une ironie contracta ses traits, tandis qu’ilachevait :

– Et vous ne me la refuserez pas, parceque vous désirez ardemment connaître le mot de l’énigme.

Je l’interrompis :

– Tout ce que vous affirmez est vrai. Parconséquent ne vous attardez pas en un préambule parfaitementinutile. Un échange de satisfactions doit résulter de votrerécit : confidence pour vous, curiosité pour moi. Vous serezsoulagé d’avoir parlé ; moi, je ne serai pas fâché de savoirau juste pourquoi je meurs. Ceci posé, racontez ;j’écoute.

Il me considéra avec insistance. En vérité, ily avait quelque chose d’amical dans son regard.

– Vous avez raison, fit-il encore. Lescirconlocutions sont inutiles. Nous nous comprenonsparfaitement.

Il parut fixer un point dans la nuit etlentement :

– Un fils a le droit, plus que le droit,le devoir de venger son père, quoi que ce père ait pu fairedurant sa vie.

« Je ne sais quelle est votre opinion surce point ; je vous fais connaître la mienne, la seule quiimporte d’ailleurs, puisque seule elle détermine ma conduite.

Je hoche la tête avec un plaisir évident. Ladéclaration est catégorique. Et puis elle m’enseigne un faitnouveau :

Le masque d’or vert est un fils vengeant sonpère.

– Ceci posé, reprit mon interlocuteur, jen’éprouve aucun embarras à vous rappeler dans quellescirconstances mon père trouva la mort.

– Me rappeler, répétai-je un peuéberlué par ce mot ?

– Vous rappeler en effet… Je ne veux pasvous le nommer encore ; c’est vous-même qui le nommerez dansun instant.

– Je l’ai donc connu ?

Il eut un de ces ricanements dont il m’avaitrégalé à diverses reprises, depuis mon involontaire entrée enrelations avec lui.

– Vous l’avez bien connu, et je suiscertain que vous n’avez pu l’oublier !

L’accentuation de ce dernier membre de phrasene me laissait aucun doute sur l’intention ironique del’énigmatique personnage.

Au reste, il ne m’accorda pas le temps derelever la raillerie, il continua :

– Mon père était un patriote exalté.Certains enferment le patriotisme dans le cercle étroit deconventions humanitaires, de dévouements soi-disant honorables. Monpère ressentait un patriotisme sans limites. Tout ce quipouvait concourir à la grandeur de sa patrie, cela fût-ilqualifié crime par la morale des hommes, lui apparaissaitadmirable. Je me hâte de vous dire que je pense absolument commelui.

Répondre ? À quoi bon !

Il n’attendit d’ailleurs aucune objection dema part.

– Mon père, reprit-il, était un aérostierdu génie.

– Un aérostier, fis-je en tressaillant,ramené par ce seul mot à l’une des heures les plus tragiques de macarrière !

Il se reprit à sourire.

– Oui… Je vois que vos souvenirs seréveillent.

– Quoi ? Seriez-vous ?…

Il m’interrompit, et la main levée comme pourme recommander le silence :

– Il avait imaginé undirigeable, dont il avait fait don…

– À l’Autriche, murmurai-je incapable decontenir mon impatience.

– À l’Autriche, sa patrie. Grâce à cetengin qui, par les nuits obscures, filait dans le ciel noirau-dessus de l’humanité endormie, il allait là où sans défiancereposaient les ennemis, les adversaires de l’Autriche. Et caché parles ténèbres, il manœuvrait la manette d’un engin de son inventionlançant l’obus de cristal.

Je m’étais levé. Je tremblais, incapable deproférer un son.

Il me contraignit à me rasseoir.

– Du calme, dit-il. Vous avez tacitementpromis d’entendre ma confidence sans l’interrompre.

J’affirmai d’un geste raide. Il s’inclina etcontinua :

– Vous savez quels projectiles sortaientdu canon du sommeil. Un obus extrêmement fragile, contenant duprotoxyde d’azote et des colonies de microbes créateurs de maladiesépidémiques, que, dans un laboratoire mystérieux, cultivait unsavant, un admirable bactériologiste révolutionnaire, que mon pèreavait arraché aux bagnes de Sibérie, aux mines où viennent mourirtous les militants du nihilisme.

– Oui, parvins-je à balbutier. Je mesouviens.

– Grâce à l’engin, tout individu hostileà l’Autriche disparaissait ; oh ! il y en eutquelques-uns ! et la cité qui lui avait accordé asile étaitdésolée par une épidémie. Trieste, Moscou, Paris, Londres,Barcelone, Madrid furent ainsi visitées par la mort par lerire et par des contagions variées.

« Quelques mois encore et l’Autriche,alliée à l’Allemagne, était la maîtresse incontestée du monde. Celavous semble-t-il exact ?

La question me pénétra comme une blessure. Detoute évidence cela était vrai. J’avais assisté à ces choses. Partipour enquêter au profit du Times, j’avais bientôt vu sesubstituer d’effroyables douleurs personnelles à l’intérêtimpersonnel du correspondant du grand journal.

– Cela est vrai, je ne saurais lecontester.

– Je vous remercie de ne point ergoter,fit tranquillement mon interlocuteur. Cela augmente mon estime pourvous. Vous êtes bien le loyal gentleman que j’ai deviné desuite.

Puis enchaînant sa narration :

– Qui a empêché le rêve patriotique des’accomplir. X. 323 qui, sans intérêt réel…

– L’intérêt et l’amour de la justice,lançai-je.

– C’est-à-dire un intérêt en dehors delui, répliqua rudement le capitaine. J’aurais pu êtreclément à un intérêt personnel ; j’admets la lutte pour lavie, si cruelle qu’elle me soit ; mais je ne puis avoir quemépris, que haine pour les orgueilleux, sortes de Don Quichottesmodernes, qui prétendent redresser les torts de qui ne les attaquepas et protéger la foule niaise, qui ne leur en conservera aucunereconnaissance.

Je courbai la tête. Une fois de plus jerenonçais à discuter avec ce bandit exceptionnel, inapte àconcevoir le dévouement désintéressé des espions admirables devenusà présent ma seule famille.

Et lui, satisfait de m’avoir réduit ausilence, du moins ses yeux brillants disaient qu’il pensait ainsi,parla de nouveau.

– Vous connaissez les phases de la lutte.Mon père vainqueur d’abord sur toute la ligne. Ayant enlevé missEllen, maître de sa vie, il obtint de X. 323 et de sa sœurTanagra (je lui donne le sobriquet que vous lui avez attribué)qu’ils se plieraient à toutes ses volontés. Pour être certainqu’ils ne lui échapperaient pas, il voulut que Tanagra lui accordâtsa main.

« À cette époque, cette jeune fille vousétait fiancée. Mon père savait qu’il vous brisait le cœur, mais ilne lui était pas possible de tenir compte de ce détail. Le triomphede l’Autriche ne pouvait être mis en balance avec le désespoir d’unindividu.

« Et puis il connaissait Ellen, saprisonnière, si semblable à sa sœur que, non prévenu, il aurait étéimpossible de les distinguer l’une de l’autre. Il avait jugé, cequi est arrivé, que vous pourriez être consolé.

Je secouai nerveusement la tête.

– N’avez-vous pas été consolé, fit-ilavec un étonnement sincère ?

– Ce n’est point là ce que je prétendsexprimer. Je proteste contre votre affirmation que les deux sœursn’étaient point reconnaissables.

– Vous les distinguiez donc,vous ?

L’interrogation m’apparut ironique. Dans lesyeux de mon interlocuteur, la seule partie de son visage que lemasque me permît d’apercevoir, je discernai cet éclat particulierqui annonce l’hilarité contenue, et cependant je repris :

– Oui, je ne me trompais jamais.

– Ah ! ah ! Et quelledifférence vous guidait ?

– Le regard, prononçai-je nettement,agacé par l’insistance du capitaine.

– Oh ! oh ! Des yeuxde même forme, de même couleur.

– Mais non de même expression, jetai-jeavec un accent de triomphe.

– Parfaitement. Tout devient clair. MissEllen était plus rieuse. Seulement, la gaieté est chose fugitive.Au premier chagrin, à la première inquiétude profonde, le signe dereconnaissance eût disparu.

Je restai sans voix.

Mes perplexités des jours précédents sereprésentaient à moi, emplissant mon cerveau d’une épouvanteirraisonnée.

Cet homme diabolique suivait mes mouvementsd’esprit avec une rectitude d’observation bouleversante. Ilmurmura :

– Pauvre Max Trelam ! Iln’affirmerait plus à présent avec la même assurance.

Puis pressant son débit, sans doute parce quevers l’Est les cimes du Gebel-Natroun se teintaient des premièresblancheurs de l’aube, il acheva :

– Vous savez le reste. Enfermés dans uneforteresse, X. 323, ses deux sœurs, vous-même, réussites, jen’ai jamais compris comment, à reconquérir votre liberté, àensevelir mon père, ses fidèles, le savant russe sous les ruines dulaboratoire.

« Vous savez quel effet produisit larévélation, dans les colonnes du Times, du prodigieux dueldont vous sortiez vainqueur mais séparé de Tanagra.

« Vous savez que les souverainsd’Allemagne et d’Autriche renièrent le serviteur, qui avait toutsacrifié à la grandeur allemande. Vous savez que l’empereur russe,qui n’avait rien à voir en tout cela, pesa de toute la masse de sonempire sur la décision de ses deux… collègues et cousins.

« Mais ce que vous ignorez, c’est leserment que je fis. Entendez-le donc et comprenez que je letiendrai tout entier. Voici, en commençant par les plus coupables,par ceux que je frapperai les derniers, ceux qui seront punis parle fils vengeur.

« L’autocrate russe, qui a exigé laflétrissure du comte Strezzi, mon père, sera renversé par larévolution triomphante. Le brassard aux dix opales est un symbolerévolutionnaire. Chaque opale porte le signe secret de l’un desgrands groupements qui rayonnent de la Finlande à l’Oural, del’océan Glacial à la mer Noire. Celui qui le détient ales pouvoirs discrétionnaires d’un chef indiscuté. Lapolice russe s’en est emparé, mais le gouvernement a eu la sottisede le conserver, pensant l’utiliser un jour à son profit. Inutilede m’expliquer davantage, n’est-ce pas ?

« Les empereurs d’Autriche et d’Allemagnese sont montrés ingrats à l’égard de celui qu’ils encourageaientsecrètement. Ils mourront et leur trépas ébranlera l’Europe.

« Je passe sous silence les morts quevous avez vus au palais d’Ezbek. Des comparses sans importance, quiavaient consenti à jouer un rôle dans la dissimulation du brassardrévolutionnaire. Je n’ai point été dur avec eux. Ils ont cessé devivre sans souffrance, sans en avoir conscience.

« Je dose ma vengeance, vous levoyez ; vous le verrez mieux encore par les quatre condamnésqui vous intéressent plus particulièrement.

« N° 4. X. 323, le pluscoupable, car il a tout mené… Il restera seul avant de mourir,pleurant sur ses sœurs que ses actes ont condamnées. Il a mis toutesa vie en elles et elles ne seront plus, et il n’aura même pas lasatisfaction niaise d’avoir réhabilité le nom de sa famille, ce nomque j’ignore et que je ne me soucie pas de savoir.

« N° 3. Tanagra, agent actif desopérations de ce frère. Elle pleurera sa sœur ; elle vouspleurera, vous, Max Trelam, vous le seul être au monde qui ayezfait luire un rayon rose dans sa vie douloureuse ; vous quilui aviez fait croire à la possibilité du bonheur dans lemariage.

« N° 2. Vous, Max Trelam. Je fusavec vous le moins cruel possible, car vous fûtes entraîné dansl’orbe de X. 323 en dehors de votre volonté.

« Enfin n° 1. Ellen Pretty. Elle n’apas souffert ; elle n’a pas eu l’angoisse de la mort, ellepresque totalement innocente du passé.

Cette fois je me dressai avec un crirauque.

Je balbutiai des phrases entrecoupées, sanssuite.

– Ellen, morte… Le traind’Alexandrie !… Elle !… Non, cela n’est pas… Elle aéchappé à vos coups… Elle vit.

Je me tus subitement. Franz Strezzi, je savaisson nom à présent, s’était levé lentement.

– Pauvre Max Trelam, grommela-t-il. Jelui aurais volontiers épargné la souffrance… Bah ! elle serabrève !

Et portant un sifflet à ses lèvres, il en tiraune modulation stridente.

Son serviteur Marko parut aussitôt à l’entréede l’hypogée.

Strezzi me le désigna du geste.

– Suivez-moi.

Puis plus doucement :

– Un peu de courage encore. Je fais lapreuve de tout ce que j’avance. Plus heureux que des milliersd’autres, votre torture ne durera que quelques minutes.

Incapable de résister, les idéestourbillonnant sous mon crâne en farandole affolée, je me laissaientraîner dans les ténèbres de l’hypogée.

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