L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 8LE SECOURS INATTENDU COMPLIQUE LE PROBLÈME

Je marchais comme en rêve. J’entendais sonnerles pas des agents et du ménage tyrolien sur le sol des avenuesdésertes.

On se couche tôt au Caire ; passé 10heures, la ville est endormie, sauf dans les environs du parcEzbekieh, où la présence des grands hôtels, de l’Opéra, entretientune animation tardive.

Évidemment le cril souhaitait évitercette région fréquentée, car, en dépit de ma préoccupation, je merendis compte qu’il nous la faisait tourner à grande distance.

Il nous avait entraînés par la large voie deSharia-El-Madabereh, puis nous avait contraints à nous jeter dansle lacis de ruelles étroites et mal éclairées, qui s’étendent entrecette avenue et celle de Shariaeddin, toute proche de la PoliceCentrale.

La douceur de la nuit me pénétrait, me rendantla faculté de penser.

Les volés, M. etMme Solvonov, avaient déposé une plainte :ceci ne faisait pas doute ; mais je me refusais à croire queces gens honorables et sérieux eussent orienté les soupçons surleurs hôtes. La dernière idée qui peut venir à des gens bienélevés, sévères dans le choix de leurs relations, est certainementde considérer leurs amis comme des misérables susceptibles de lesdévaliser.

D’autres part, qu’était ce brassard aux dixopales ?

Un bijou qui devait être autre chose qu’unesimple parure. Le souci de M. Solvonov de le porter sur lui, àmême le bras, le démontrait surabondamment. Jamais d’ailleurs, nilui, ni sa charmante femme, n’avaient fait la moindre allusion àl’existence de ce joyau bizarre.

Il avait fallu mon arrestation pour quej’apprisse la chose.

Et puis le consul de Russie, un personnageimportant au Caire, comment se trouvait-il mêlé à tout cela ?Comment déclarait-il que la qualité de gentleman n’excluait pascelle de voleur des dix opales ?

Je me demandais, seul, vis-à-vis de moi-même,si ma raison ne m’abandonnait pas.

Brusquement je fus rappelé à la réalité.

Nous suivions la ruelle de Daysa-Sanlyich,quand mes gardiens, me serrant fortement les bras, m’obligèrent àm’arrêter.

Je regardai autour de moi, cherchant la causede cette station.

Le cril, qui marchait en tête, venaitde rouler sur le sol.

Les ruelles du Caire sont mal entretenues etmalodorantes ; la chute du policier qui m’avait arraché de monhome ne pouvait que provoquer ma gaieté. Et cependant jen’eus aucune velléité de rire. Le cril, étendu à terre, nebougeait plus. Il ne manifestait par aucun mouvement le soucide se relever.

Le pauvre diable avait-il été frappé de mortsubite ?

L’interrogation eut tout juste le temps de seformuler dans ma pensée, et floc ! floc ! mes deuxgardiens étendent les bras et s’écroulent sur la chaussée. Desexclamations me démontrent que mes compagnons de captivités’effarent de ces chutes successives.

– Kolossal ! modulent lesAlsidorn.

– Instenna chouayié !(attends un peu !) clament les policiers demeurés debout.

Ah ! nous n’attendons pas longtemps. Àleur tour ils mesurent la terre.

Herr Fritz et Matilda sont seuls sur leurspieds ainsi que moi.

– Qu’est-ce que cela signifie ?murmurons-nous dans un ensemble ahuri.

C’est une voix étrangère à notre trio quirésonne à mon oreille.

– Endossez vite ce tob, ceboucko et ce habara.(Tob : ample manteau àlarges manches ; boucko : voile du visage ;habara : second voile couvrant le corps. Ces trois vêtementssont la tenue obligée des femmes musulmanes se promenanten public).

– J’aurai l’air d’une musulmane,balbutiai-je, stupéfait de ce déguisement inopiné.

– Méconnaissable ainsi, ripostabrièvement mon interlocuteur, un fellah bronzé sorti je ne saisd’où. On vous sauve. En prison, la mort vous attend. Vos compagnonssont prêts… hâtez-vous !

Je tournai la tête vers les Tyroliens. À leurplace je discernai la silhouette lourde de deux êtres, que j’eussepris pour des dames égyptiennes en tenue de ville.

Un instant plus tard, sous le tob et lehabara, j’avais le même aspect.

Le fellah prononça pour mes compagnons et pourmoi :

– Venez !

Il m’avait saisi le poignet et m’entraînaitd’un pas rapide.

Après un quart d’heure de marche, il s’arrêtadevant une petite porte de service, percée dans une longuemuraille, au-dessus de laquelle se penchaient les feuillages d’unjardin touffu. J’eus un cri.

– Mais c’est le mur des jardins du palaisd’Ezbek.

Mon guide avait ouvert la porte.

– Oui, fit-il. Vous y resterez caché. Onvous cherchera partout, excepté chez les Solvonov que vous êtesaccusé d’avoir volés.

– Mais ils me livreront.

– Ils seront ravis de vous mettre àl’abri ; et puis, ce n’est pas eux qui ont portéplainte !

La stupéfaction me réduisit au silence.

Déjà Fritz et Matilda Alsidorn, sur un signedu fellah, avaient franchi la porte. L’homme me poussa en avant. Jeme trouvai dans le jardin du palais d’Ezbek, la porte s’étantrefermée sur mes talons.

Et comme je restais hésitant, planté ainsiqu’un dieu terme, une ombre jaillit d’un fourré voisin.

– Eh bien, Max, ne voulez-vous pasm’accompagner chez les excellents amis qui nous offrentasile ?

– Ellen !

Oui, Ellen était là. Elle m’avait pris lebras ; elle me conduisait à travers les allées sinueuses, enpersonne pour qui le jardin n’avait pas de secrets.

Je me penchai vers elle.

– M’expliquerez-vous, chère aimée…

Elle m’arrêta net, chuchotant à monoreille :

– Quand nous serons seuls. Se défier detout le monde.

– Vous pensez donc que lesAlsidorn ?

– Peut-être ! Mais ne parlezplus…

Nous arrivâmes ainsi à la véranda-terrasse,surélevée de cinq marches, qui court tout le long de la façadearrière d’Ezbek, dont la façade principale regarde le parc del’Ezbekieh.

– Montez ! fit doucement Ellen,s’adressant à mes compagnons autant qu’à moi.

Il n’y avait aucune lumière ; à tâtonsnous traversâmes le grand salon de réception. On eût cru que macompagne avait reconnu les aîtres par avance, car elle se dirigeaitsans hésitation. Pas une fois je ne me heurtai à un meuble, tandisque les époux Alsidorn s’embarrassaient à chaque pas dans leschaises, les fauteuils.

Enfin, nous nous trouvâmes dans l’escalierprincipal de l’Ezbek. Par les hautes verrières ouvertes sur lejardin, la vague clarté de la nuit africaine pénétrait àl’intérieur, nous permettant de discerner confusément lesobjets.

Au premier étage, une porte s’ouvrit devantnous.

La lumière d’une lampe électrique àl’abat-jour rose nous frappa au visage.

M. et Mme Solvonovétaient là.

Ils nous attendaient, cela était visible. Ilsse levèrent avec empressement et le sexagénaire russe, nous tendantla main, dit avec une dignité qui m’impressionna :

– Soyez les bienvenus. Ma maison sera lavôtre tant que cela sera nécessaire à votre sûreté ! Mais ilest tard. Un mot suffira à vous démontrer l’absence de toutearrière-pensée chez vos hôtes. Ce n’est pas nous qui avons portéplainte, je vous l’affirme sur l’honneur. Jamais du reste, jen’eusse commis l’infamie de vous mettre en cause. Vous me croyez,n’est-ce pas ?

– Oui, répondîmes-nous sans aucunehésitation.

– Alors, nous allons vous conduire dansvos chambres. Elles occupent le pavillon Est du palais. Personnen’y habite. Les domestiques n’ont donc rien à y faire. Nadia, mafemme, et moi-même, serons vos serviteurs. Ainsi le secret de votreséjour sera assuré.

Deux grandes salles, meublées avec tout leluxe oriental, nous échurent, à Ellen et à moi. Les Alsidorndisposaient d’un appartement semblable, voisin du nôtre.

Avec une discrétion dont je leur sus gré, tousse retirèrent, nous laissant seuls.

Et aussitôt jaillit la question que mes lèvresretenaient depuis mon entrée dans l’Ezbek :

– Ellen, ne me faites pas languirdavantage. Expliquez-moi.

– Quoi ? fit-elle avec unmélancolique sourire.

– Mon arrestation d’abord.

Elle haussa légèrement les épaules.

– Cela, je l’ignore. Le comte Solvonovn’a point saisi la justice du vol inexplicable dont il a étévictime. Qui a informé le consul de Russie, lequel a mis enmouvement la police officielle ? Ceci, je l’ignore aussi. Monfrère le sait peut-être, lui.

– X. 323 ? murmurai-je.

– Oui… vous ne l’avez pasreconnu ?

– Reconnu ? L’ai-je doncvu ?

– Le fellah qui vous a délivré desagents.

– Lui ! Est-ce possible ? Il ale génie du déguisement… et du dévouement, ajoutai-je parréflexion, car s’attaquer seul à l’escouade qui nous gardait…

Elle sourit de nouveau.

– Oh ! il ne courait aucundanger.

– Mais comment a-t-il pu les assommer,car je suppose…

– Vous supposez mal. Il a simplement usédu procédé des Indiens chasseurs de l’Orénoque : unesarbacane, des projectiles formés d’une balle de coton et d’unepointe trempée dans la sève de curare ; les agents piquésainsi à distance sont demeurés stupéfaits durant quelques minutes,et maintenant ils doivent se demander avec affolement ce qui leurest arrivé.

– Le curare !

Ce mot éclairait tout pour moi. Je mesouvenais qu’à Madrid j’avais assisté à une curieuse expériencefaite par X. 323 lui-même.

J’avais pu constater de visu leseffets d’un projectile lancé à l’aide de la sarbacane.

– Et ce brassard aux dix opales, fis-jesoudain ?

La curiosité professionnelle du correspondantdu Times dictait cette question.

Ellen eut un geste vague et se dirigea vers laporte, accédant de la pièce où nous nous trouvions à la secondechambre mise à notre disposition par nos hôtes.

– Où allez-vous, fis-je étonné par cemouvement ?

Elle me regarda, la figure soudainement figée,durcie par une pensée non perceptible pour moi, et d’une voix quime parut trembler :

– Dormir. Il faut dormir. Qui sait ce quenous réserve demain ?

– Quoi ! allez-vous me laisserseul ?

Je regrettai presque cette exclamation, biennaturelle cependant de la part d’un gentleman marié à la plusaimable des épouses, car les traits de la douce créatureexprimèrent une angoisse affreuse, son regard s’obscurcit uninstant. Je pensai que des larmes allaient jaillir de ses paupièrespalpitantes.

Mon cœur se serra en devinant au prix de queleffort de volonté elle parvint à bégayer d’un accent voilé, quisemblait appartenir non pas à une créature désolée, mais à ladouleur elle-même :

– Je vous ai dit. L’ennemi a permis maprésence auprès de vous. Mais je dois, – oh ! croyez-le… nejetez pas les questions auxquelles il m’est interdit de répondre –je dois, je dois vous demeurer étrangère.

Un claquement léger de la porte qui sereferme.

Ellen a disparu dans la seconde chambre. Jedistingue le bruit d’une clef tournant dans la serrure. Elles’enferme.

Et puis, mes jambes me paraissent trop faiblespour me porter. Je me laisse tomber sur un divan et je pleure.

Pourquoi ?

À travers la porte fermée, j’ai cru entendreun sanglot étouffé.

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