L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 13À TRAVERS LA NUIT

Ceux que j’observais s’étaient remis enmarche. Machinalement je me remis en mouvement. J’avais deviné dansle touriste une nouvelle incarnation de X. 323, ce beau-frèreétrange dont nul, en dehors de ses sœurs et de moi-même, ne connaîtle visage véritable.

Tout en déambulant derrière eux à travers lesvoies étroites du quartier Rosetti, je me souvenais de la réponseironique de l’espion, un jour que je lui exprimais l’ennui qu’ildevait ressentir à n’avoir, pour ainsi dire, aucun visage qui luifût propre.

– Être ceci ou cela contient unesatisfaction, affirmais-je. Vos transformations continuelles vousdépouillent de toute individualité ; vous avez des aspectsdivers mais temporaires, vous êtes un anonyme àtransformations.

Il avait souri, puis doucement :

– Ma profession, je ne l’ai pas embrasséede mon plein gré. Vous le savez, Max Trelam, il est un nom quim’appartient, qui appartient à mes sœurs et qui ne doit pas êtreprononcé, un nom que vous-même, épousant Ellen, ignorerez. Noussommes espions parce qu’un gouvernement nous a imposé cettecondition ; un gouvernement qui sait que ce nom a étédéshonoré injustement, que nos parents sont morts de désespoirimmérité, et qui cependant, nous oblige à gagner unejuste réhabilitation. Donc, il n’est pas en mon pouvoir derenoncer au genre Protée que vous me reprochez.

« Enfin, avait-il conclu, mes ennemisconnaissent vingt apparences de moi, dont aucune n’est lavéritable. Vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre qu’enun moment de péril extrême, c’est mon réel visage qui mepermettrait de passer au milieu de tous mes ennemis, sans qu’ilseussent l’idée que je suis celui dont ils souhaitent lamort. »

Devant cet argument dont la valeur m’étaitapparue indiscutable, j’avais dû m’avouer vaincu.

Tandis que je tisonnais messouvenirs, nous marchions toujours.

Nous parcourions à présent, la rue Muski, àgauche de laquelle se dressent les bâtiments du consulatd’Italie.

Nous franchissions le canal El-Khalig, puis,arrivés à la petite place dénommée le rond-point de Muski, nousnous rejetâmes dans les ruelles tortueuses pour joindre la voied’El Hamzarvi, et enfin longeant l’église grecque catholique, lesmosquées d’Elghuri, la voie d’El Azhar, l’Université, nous sortîmesde la ville par la porte (Bab) El Ghoraib.

Notre but n’était plus mystérieux pourmoi.

Devant mes yeux se profilait la colline desMoulins, que contournait la route poussiéreuse qui conduit auxtombeaux des khalifes.

Et en effet, bientôt, sous la clarté de lalune qui venait de se lever, m’apparurent les ruines avec leurscoupoles gracieuses et leurs minarets élancés.

Au sortir de la ville moderne, je ressentisune émotion singulière à me trouver transplanté parmi ces monumentsd’un autre âge.

Je me figurai sentir peser sur mes épaules desregards curieux et hostiles.

La sensation était si nette qu’à plusieursreprises je fis halte, scrutant les pentes de la colline desMoulins, les groupes de cahutes, attachées ainsi que desmoisissures aux flancs des tombeaux des khalifes.

J’aurais affirmé sous la foi du serment quedes ennemis ne perdaient pas un des gestes de X. 323, d’Ellen,de mon propre individu.

Tapi derrière un pan de muraille écroulée, jevis Ellen s’arrêter, ainsi que son frère, devant le tombeau àcoupole, attribué au khalife tcherkesse Adj-Manset.

Je respirai. On atteignait au but de lapromenade nocturne.

Hélas ! Comme toujours, ma raison seréjouissait à l’instant même où je mettais le pied sur le seuil dela plus épouvantable aventure.

La lune a monté dans le ciel. Elle verse surla terre sa clarté, que la sécheresse de l’air opalise.

Sur le fond indigo de la voûte céleste, lestombeaux des khalifes se profilent en vigueur.

Autour de la mosquée-mausolée d’Adj-Manset,séparés par des intervalles plus ou moins grands, où des fellahsont édifié leurs cabanes aux murailles fragiles de roseaux et detorchis, je reconnais le dé surmonté d’une coupole du monument dusultan El Ghouri, les minarets des mosquées funéraires d’El Achrofet de l’émir Yousouf ; les deux dômes, le double minaret de lamosquée du sultan Barbouk, où dorment de l’éternel sommeil cesouverain, ses femmes, ses fils, Farag et Istag.

Je veux reporter mon attention tout entièresur ceux que je surveille, avec le désir de me dévouer poureux.

X. 323 et Ellen ne sont plusvisibles.

Sans doute ils ont pénétré dans le mausoléed’Adj-Manset.

Je veux les joindre. Assez longtemps je les aifilés comme un simple inspecteur de la police. Assezlongtemps, ils m’ont tenu à l’écart du péril, dont j’ai appris aveccertitude l’existence, à travers la porte close de la chambre de mabien-aimée.

Je veux me présenter devant eux… Je veux leurcrier :

– Me voici, prêt à vivre ou à mourir avecvous. Je suis l’époux qui aime de toute son âme, le frère dévouéqui vénère les espions pleins d’honneur et de vertu quej’ai reconnus en vous. Acceptez donc franchement ma vie. Je vous ladonne.

Je ne prends plus la peine de medissimuler.

J’enjambe les murs bas, les éboulis. Je passeauprès de l’ancien abreuvoir en ruines dont la cavité recèle encoreune flaque d’eau verdâtre.

Je marche ainsi qu’un halluciné, les yeuxobstinément fixés sur la porte naguère en trèfle, aujourd’huiéventrée, de la mosquée funéraire d’Adj-Manset.

Je distingue, avec une acuité pénétrante, lesdétails de son ornementation, les mosaïques incomplètes quil’encadrent, les céramiques multicolores avec leurs solutions decontinuité, creusées par la griffe du temps.

Je suis à dix pas de l’entrée. Mon cœur sautedans ma poitrine. Je suis dans un état de bonheur affolé.

Je vais être en face d’eux ; je ne doutepas de leur mécontentement. Je sais par expérience que monbeau-frère X. 323 n’aime point que l’on agisse contrairement àses décisions ; mais ceci m’importe peu. Une idée prime toutesles autres pour moi.

Je vais donner à Ellen une preuve indiscutablede ma tendresse.

Tous mes songes creux se sont envolés. Ellen’est plus l’être double en face de qui mon intellect s’affolait. Àce moment je me considère comme insensé d’avoir pu supposer, uneseconde, que ma chérie jeune femme était sa sœur Tanagra.

Brusquement un obstacle arrête mon élan.

Je manque de tomber en avant ; singulierobstacle ! J’ai l’impression qu’il me redresse.

Je ne suis plus seul. Une dizaine d’hommesm’entourent, me maintiennent. Ils portent sur le visage des masquesd’une étoffe brillante que l’on dirait découpés dans une feuilled’or vert.

Ils sont armés, bien armés : carabines enbandoulière, revolvers au poing, sabres courts à la ceinture.

J’essaie de me dégager.

Une douleur aiguë entre les deux épaules mecontraint à renoncer à la résistance.

Un couteau s’appuie sur ma peau, y pénétrantquelque peu.

Un individu masqué comme les autres, mais quidoit être le chef, si j’en juge par l’autorité émanant de lui,prononce :

– Max Trelam, votre existencemaintenant – il appuie sur ce mot, pourquoi ? – m’està peu près indifférente. Donc, si vous voulez la conserver, soyezobéissant.

– Qui êtes-vous ? bredouillai-jeencore mal revenu de ma surprise.

Mon interlocuteur a un ricanement sinistredans le silence de la nuit.

– Les dix yeux d’or vert.

J’avoue qu’un frisson fait vibrer mes nerfs.Cet homme est celui qui nous poursuit, mon aimée et moi-même,depuis de longs jours.

Il est le personnage énigmatique révélé par laComète Rouge, par les initiales T. V., par les yeux d’or, par lepoignard du train d’Alexandrie, par le billet enclos dans letélégramme du directeur du Times.

Il s’aperçoit de mon désarroi. Son ricanementredouble d’ampleur.

– Ah ! Max Trelam, dit-il, quelreportage sensationnel pour votre journal si vous aviez le temps del’écrire… Mais je ne suis pas cruel, je ne ferai pas luire à vosyeux pareille espérance. Vous êtes aimé des dieux, Max Trelam,votre existence sera brève.

– Tuez-moi donc de suite !m’écriai-je.

Et comme il secouait négativement la tête, jerepris :

– Je vais vous en fournir l’occasion.

Le souvenir d’un héros français, très connu enAngleterre, venait de me dicter ma conduite.

– Gardez-vous, criai-je à pleins poumons,les Yeux d’Or sont là !

Et me croisant les bras, j’attendis le coupmortel que mes ennemis ne pouvaient manquer de me porter, à moi quivenais de révéler leur présence.

Vous voyez que j’avais songé au chevalierd’Assas, lequel, tombé dans une embuscade adverse, l’avait renduesans danger pour ses soldats avertis par ses cris.

Il était tombé glorieusement, frappé de vingtblessures. Je ne souhaitais pas, vous le concevez, pareil nombre deboutonnières à mon derme, mais enfin moi aussi jeconsentais le sacrifice de ma vie.

Eh ! bien ! voyez l’injusticedistributive des récompenses et des châtiments. Le chevalier,arrêté par de braves gens, des soldats servant loyalement leurpatrie, avait succombé, et moi, Max Trelam, tombé aux mains debandits, de professionnels du meurtre, je fus épargné.

Le chef des Masques d’or vert éclata de rire.Oh ! le rire grelottant, sec, métallique, pénétrant le tympanainsi qu’un stylet !

– Vous prévenez vos amis troptardivement, persifla-t-il. La mosquée d’Adj-Manset est cernée. Nuln’en saurait sortir. Et vraisemblablement X. 323 est tropclairvoyant pour n’avoir pas constaté cela tout seul.

Il fit une pause. Pétrifié par son sang-froid,j’étais incapable de rompre le silence.

– Je ne vous tuerai donc pas, reprit-il,ainsi que vous l’espériez peut-être.

Et, lentement, il conclut par cette phrase quim’emplit d’épouvante :

– Ce serait un meurtre inutile, MaxTrelam ; dans quelques heures, vous vous supprimerezvous-même.

Je n’eus pas le loisir de me demander ce quesignifiait cette menaçante péroraison. Mon interlocuteur fit unsigne. Des menottes de cordelette enserrèrent mes poignets, et,poussé par des gaillards, préposés spécialement à ma garde, je fusentraîné dans le mouvement de toute la troupe, se ruant en tempêteà l’intérieur de la mosquée d’Adj-Manset.

Ce monument funèbre est petit. Il se composed’une unique salle, mesurant une cinquantaine de mètres carrés ensuperficie. En face de l’entrée, le mur de fond était percé d’unelarge brèche. De massifs blocs de granit de la chaîne Lybique,écornés par le temps et par les hommes, figuraient les tombeaux dukhalife tcherkesse, de sa femme Ouadi et de son ministre Ramieh.Ces blocs, appuyés aux murs, ne pouvaient dissimuler une personneet, à plus forte raison, deux.

Or, le mausolée m’apparaissait vide.

X. 323 et Ellen y avaient pénétrécependant… Et ils n’y étaient plus.

Sans doute, cette disparition étonnait lesbandits des Dix Yeux d’Or, car tous s’immobilisèrent commemoi-même, et un silence impressionnant autant que celui qui précèdela tempête pesa sur nous pendant quelques secondes.

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