L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 11LE VOLEUR VOLÉ

Pour me donner une contenance, j’avais reprisdans ma poche la lettre de Nelaïm.

Et tandis que les Tyroliens, évidemment plus àl’aise depuis la sortie d’Ellen, débitaient des choses sansintérêt, tout en picorant à travers le dessert, je déchirail’enveloppe.

Par ma foi ! je ne soupçonnais pas quej’allais y trouver un nouveau sujet de perdre la tête.

Elle contenait un article de journal, découpédans l’Egyptian News, dont je reconnus de suite lescaractères et la disposition typographique.

Oh ! cet article… J’aime mieux lereproduire. On se rendra compte de la perplexité qu’il fit naîtreen moi. Voici ce que je lus :

« Nous entretenions, la semaine dernière,nos lecteurs de l’arrestation de touristes réputés honorables,accusés d’avoir dérobé chez M. le comte Solvonov, un brassardorné de dix opales, et dont la disparition avait ému M. leconsul de Russie ».

Un des touristes réputés honorables,c’était moi-même. Qu’allais-je apprendre encore ? Commencéepar contenance, la lecture excitait maintenant tout monintérêt.

« Or, continuait le publiciste,l’accusation portée contre les personnes en cause est entièrementerronée, par la raison majeure que les accusés, contre qui leurprésence au palais d’Ezbek à l’heure du vol, constitue l’uniquecharge, ne s’y trouvaient pas ; le brassard ayant été dérobé,non pas le soir, mais dans la matinée, exactement à dix heures etdemie. »

Ouf ! Voilà qui guérirait la migrained’Ellen. Nous n’étions plus sous le coup des poursuites de lajustice égyptienne !

Je continuai, avide de connaître les preuvesde mon innocence. Rien n’est aussi agréable. Vous serez de mon avissi le destin vous met jamais en pareille posture.

« Le vol, disait l’article, a étéconsommé avec une habileté extraordinaire. Le comte portait lebrassard au bras et ne le quittait jamais. Or, à dix heures etdemie du matin, il pénétra dans sa salle de bains et se mit endevoir de procéder à ses ablutions.

« La salle, au dallage bicolore, estinstallée à l’orientale, c’est-à-dire qu’au lieu de baignoire, ellecomporte une piscine étanche creusée à même le sol. Le revêtementintérieur est de marbre.

« Le fond de la piscineavait été enduit d’un corps glissant, ainsi qu’on le constatapar la suite.

« Si bien que le gentilhomme polonais,dans le simple appareil d’un baigneur, ayant sauté sans défiancedans la cavité, glissa et s’étala tout de son long, l’eau luipassant par-dessus la tête.

« La surprise, l’étourdissement du choc(son front avait porté contre la pierre) eussent évidemmentdéterminé une issue tragique à l’aventure, si le valet de chambrene fût entré pour le service de son maître. Il l’aida à reprendrepied, et le comte constata que son brassard lui avait étéenlevé.

« Un malfaiteur d’une audacedéconcertante avait dû manigancer l’opération, et il avait disparu,son larcin accompli, sans que personne dans la résidence l’eûtaperçu.

« M. le consul de Russie n’ignorapas ces détails, et l’on s’étonne qu’il ait laissé peser uneaccusation déshonorante sur des citoyens estimables. Sa conduiteest d’autant plus blâmable, que ce brassard, dont la valeurpolitique est, paraît-il, inestimable, n’a jamais enserré lebiceps du comte Solvonov.

« Celui-ci en portait une simplereproduction, dont les opales sont dépourvues des signesmystérieux, qui constituent l’importance du brassard réel.

« L’attitude du fonctionnaire russe nes’explique pas. Il sait où fut caché le brassard réel, et l’onpourrait penser que lui-même a ménagé la cachette, si l’onveut bien remarquer que ce haut personnage semble prendre unplaisir toujours nouveau, à diriger ses promenades vers l’Est de laville, où se dressent, au delà de la colline des Moulins, lesrestes grandioses des tombeaux des Khalifes.

« Le respect dû à une nation amie nousempêche d’insister. Peut-être M. le consul obéit-il simplementà une attraction de propriétaire, car il a acheté, pour le comte deson gouvernement, le tombeau à coupole d’Adj-Manset, khalifed’origine caucasienne qui régna au Caire !… »

Je demeurai immobile, muet, un nouveau pointd’interrogation s’enfonçant dans mon intellect.

Pourquoi ces deux brassards ? Pourquoi laplainte du consul ? Si ce fonctionnaire, ainsi que l’affirmaitl’Egyptian News, savait la vérité, rien n’excusait saconduite.

Le journal soulignait la valeurpolitique du bizarre joyau, et quand la politique s’en mêle,elle semble traîner dans son sillage la malignité de tous lesdiables cornus de l’infernal séjour…

Je regardais en moi-même, pensant ne rien voirautour de ma personne, et pourtant mes yeux furent impressionnésmécaniquement.

Le comte servait le café, maintenu jusqu’à cemoment à la température convenable par une lampe à alcool, brûlantsous la cafetière mauresque.

Et j’eus la perception nette, qu’au-dessus destasses qu’il avait disposées devant les Alsidorn et moi-même, samain droite décrivait un geste rapide, mais inexplicable.

Du coup, j’oubliai momentanément le brassard.Par une brusque projection de la pensée, je repris le raisonnementinterrompu par ma lecture. M. Solvonov devait m’empêcher,empêcher les Tyroliens, de troubler la comtesse Nadia durant sonentretien avec Ellen.

Est-ce qu’il prendrait une précaution contreles velléités de déplacement pouvant se faire jour ennous ?

Dans le pays du haschich, des tabacs opiacés,des essences, l’usage des soporifiques est courant. On les emploiepar plaisir, pour atteindre à l’extase du rêve ; on n’hésitedonc pas à les utiliser pour immobiliser des gens dont lesmouvements semblent importuns.

Mais oui, c’était cela.

Le vieillard avait repoussé sa tasse àl’écart, et au-dessus de celle-ci sa main n’avait exécutéaucune passe.

Il boirait comme nous ; il assisterait ànotre anéantissement somnifère, et puis il irait chercher lesfélicitations des deux causeuses, assurées ainsi de n’avoir plus àredouter aucune indiscrétion.

Il me fallait trouver, séance tenante, lemoyen de réduire à néant la combinaison préméditée.

Et ceci, en gentleman, c’est-à-dire sansemployer la force, et surtout sans que les assistantssoupçonnassent mes intentions.

Pendant une minute, je soumis mon esprit à unetension telle que mon crâne eût certainement éclaté si la situations’était prolongée.

Et brusquement, sans que je pusse la retenir,une exclamation de triomphe jaillit de mes lèvres.

Le souvenir d’une scène de vaudeville vue àLondres, quelques jours avant mon mariage, avait traversé moncervelet. Je dis cervelet par égard pour les physiologistes, quisituent la mémoire dans cette part de la substance cérébrale.

Et comme Solvonov, Fritz et Matildas’informaient : « Qu’avez-vous donc ? » je mepris à jouer la scène en question, j’ose le dire, avec un naturelplus grand que le comédien qui me l’avait inspirée.

Peut-être ne la trouverez-vous pas trèsingénieuse, et irez-vous même jusqu’à la qualifier de stupide.

À cela je répondrai qu’une chose qui réussitn’est jamais stupide, et puis aussi que la stupidité apparenteconfine au génie persuasif, car elle n’éveille la défiance depersonne. Le personnage le plus sur ses gardes succombe sous lescoups de la naïveté !

– Vous n’avez pas vu ? balbutiai-jeen me levant et en désignant la fenêtre.

– Vu quoi ? répétèrent mes troisauditeurs.

– Cet éclair rouge… Sûr, il y a quelqu’undans le jardin.

Je fis mine de m’élancer vers la fenêtre, cequi déclencha le ressort que je désirais faire jouer. Le comte etles Alsidorn, mus par une curiosité inquiète, se ruèrent vers lacroisée.

J’étais seul devant la table.

Vivement, je troque ma tasse de café contrecelle du comte et je rejoins aussitôt mes compagnons.

Ils n’ont rien vu, absorbés qu’ils sont par larecherche d’un être vaguant dans le jardin, où il n’y apersonne.

J’affecte un intérêt énorme. Il faut un bonmoment pour que je consente à admettre que j’ai pu me tromper, quej’ai subi une hallucination fulgurante de la rétine,l’expression est de ce brave Fritz, entiché, comme tout être delangue allemande, du galimatias scientifique des gymnases etuniversités germains.

Et comme à regret, M. Solvonov constateque nous laissons refroidir le moka (on a du vrai moka en Égypte),lequel demande à être dégusté brûlant, je condescends à revenirvers la table.

Nous humons tous la boisson parfumée. Solvonova bu également. J’ai peine à dissimuler ma joie.

Au fait, pourquoi ne pas continuer lacomédie ? Cela occupera mon impatience et m’empêchera de metrahir. Je ferme à demi les paupières, comme si la lourdeur dusommeil pesait sur moi.

Cette attitude me dispense de prendre part àla conversation. Et puis, je coule un regard entre mes cils et jeconstate que le comte a, à mon adresse, un sourire fugitif etnarquois. Je ne me suis donc pas trompé. Le noble Polonais souhaiteque nous dormions.

Au surplus, l’effet espéré ne se fait pasattendre.

Les yeux de mes compagnons clignotent ;leurs langues devenues raides empâtent la prononciation desmots.

À deux reprises, le comte essaie de sedresser, de quitter son siège. Sa physionomie reflète un effarementindicible. Il doit s’étonner de ressentir l’engourdissement qu’ildestinait à nous seuls.

Ses yeux ensommeillés vont des Tyroliens àmoi-même. Fritz et Matilda luttent encore contre l’influencesoporifique ; moi, je m’évertue à simulerl’anéantissement.

Je vois que notre hôte se raidit dans unsuprême effort ; mais il n’a pas économisé le soporifique etsa générosité opiacée se retourne contre lui.

Victoire ! Ils dorment tous les trois.Par acquit de conscience, je les secoue. Ah ! ils n’ont gardede s’en apercevoir. Je crois qu’une batterie d’artillerie pourraitexécuter des tirs dans la chambre, sans provoquer chez eux untressaillement.

Le succès de ma ruse est complet ; maisil redouble la certitude du mystère autour de moi. Quelle chose,que je ne devais pas voir,préparent donc Ellen etla comtesse Nadia ?

Je veux savoir. À pas de loup, je gagne laporte.

Me voilà dans le couloir. Personne. Je meglisse vers l’entrée de ma chambre.

Au moment d’y pénétrer, une réflexionm’arrête.

Peut-être l’accident survenu à sa clef a-t-iléveillé la méfiance d’Ellen ? Peut-être surveille-t-ellespécialement l’issue reliant sa chambre à la mienne ?

Et alors l’observatoire indiqué serait laporte qui s’ouvre directement sur le corridor.

Oh ! écouter aux portes ! What ashame ! Cela n’est pas digne de la respectabilité d’ungentleman !

Le procédé incorrect, dans les circonstancesordinaires de la vie d’un citoyen anglais, est véritablementjustifié lorsque l’on se débat dans des aventures aussiinexplicables que celles dont je suis présentement victime.

Fixé à mon trousseau de clefs, je possède lepetit appareil acoustique, dont un correspondant de journal ne sesépare jamais.

C’est le petit auditeur secret, quela réclame a popularisé à Londres sous la rubrique connue :Plus de sourds.

Au demeurant, un mignon microphone ouenregistreur de sons ténus, doublé d’un renforçateur. Le toutenfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière depoche.

Les durs d’oreilles en introduisentune extrémité dans le pavillon auriculaire et ils entendent. Nous,au Times, nous avons donné à l’appareil une applicationinattendue.

En l’appuyant sur un panneau de bois, nousavons découvert qu’il permettait d’entendre à traversl’obstacle.

Je me hâte. Mon écoutoir sur lepanneau de la porte, mon oreille appliquée sur l’objet,j’écoute.

J’entends la voix chère d’Ellen, alternantavec celle plus grave de la comtesse Nadia. Ah ! comme mespressentiments étaient justifiés ! Voici ce que jeperçois :

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