L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 12UNE FAMILLE D’ASSASSINS

La journée s’écoula sans incident notable.Tout au plus pus-je m’étonner de l’attitude de miss Tanagra àl’égard de la dactylographe Aldine.

Celle-ci se faisait humble devant ma compagne.Et son humilité n’apparaissait point innée. On la sentait imposéepar un effort de volonté. On eût cru que toute sa personnecherchait à rendre perceptible cette pensée :

– Je ne suis pas digne de votreaffection ; mais je vous suis dévouée jusqu’à la mort.

Et Tanagra au contraire s’ingéniait à semontrer tendre, je dirais presque fraternelle. Ses gestes, l’accentde sa voix, le charme étrange de la chère créature, protestaientcontre l’expression de miss Aldine. Les paroles de cette discussionmorale n’étaient point prononcées, mais la mimique disait laréplique de l’esprit :

– Si, vous êtes digne. Le malheur n’estpoint un abaissement. Vous revivrez heureuse par nous.

Qu’y avait-il donc sur cette jeunefille ? Quel mystère du passé avait tissé le manteaud’irrémédiable désespérance dont la charge l’écrasait ?

Un moment comique, un seul, dans cettejournée.

Miss Aldine, jusque-là, a pris ses repas danssa chambre. Les k’vas de service en ont conclu qu’elle recherchaitl’isolement.

Aussi accueillent-ils par des mines effaréesl’ordre de dresser une table pour elle et pour nous.

Évidemment ces braves serviteurs se demandentce qui peut motiver une telle exception en notre faveur.

Moi aussi je me le demande. Tanagra connaît ladactylographe beaucoup plus que je ne l’ai supposé. Tantôt l’une,tantôt l’autre des jeunes filles prononce des phrasesincompréhensibles pour moi, des phrases qui font allusions à desfaits, à des gens que je ne connais pas.

Par exemple, à l’instant du dîner, les k’vass’étant retirés après leur service rempli, j’ai noté cesrépliques :

– Toujours rien, a interrogéTanagra ?

L’interpellée a répliqué avec une tristessepoignante :

– Non, rien… Cette attente me tue… Jevoudrais tant…

– Écrire le mot fin au bas de lapage de douleur, a repris Tanagra. Du courage, Aldine, le momentest proche. Il est renseigné, maintenant, soyez-en certaine. Cesera pour demain sans doute.

Des larmes brûlantes ont roulé sur les jouesde la dactylographe.

– Oh ! qu’il se décide,qu’il se décide vite ! a-t-elle dit violemment.

Qui il ?… C’est assommant del’ignorer, d’autant que cet il joue un rôle capital dansla vie de l’énigmatique jeune fille, car elle ajoute :

– Qu’il se décide, afin de me permettrede déserter la vie.

Tanagra lui a pris les mains. Elle l’attirevers elle, enlace sa taille frêle et tout doucement, protectrice etcaressante comme une maman apaisant un baby :

– Non point la vie, chère ; mais lechagrin vous déserterez.

Et miss Aldine a jeté ce cri où gémit unesuprême désespérance :

– Ah ! détrompez-vous. Vivre seraimpossible entre mon sacrifice à la justice et le souvenir dusacrifié.

Oh ! elle se débat dans un dédale moralépouvantable.

J’ai beau observer, me mettre l’esprit à latorture, minuit arrive sans que j’aie découvert quoi que cesoit.

Les deux jeunes filles s’avisent alors qu’ilserait temps de dormir.

Elles échangent un baiser avant de seséparer.

– À demain, à demain l’espoir, murmure machère compagne de périls.

– Ni demain, ni jamais, soupire soninterlocutrice.

Les mots ne sont rien. L’accent dont ils sontprononcés leur donne une valeur tragique.

Tanagra et moi traversons le bureau du consul,puis l’antichambre. Deux portes sont en face de nous. Celles despièces mises à notre disposition.

Celle que je suis, que je suivrais dans leroyaume du laid Satan même, me tend la main ; elle medit :

– Bonsoir. Vous pouvez reposer sanscrainte cette nuit. Il ne se produira rien.

Pour la première fois depuis notre arrivée auconsulat, elle semble m’admettre dans le secret dont j’ai étéécarté tout le jour. Et encouragé soudain, je me hasarde àchuchoter :

– Qui est donc miss Aldine ?

Mon interlocutrice ne peut réprimer untressaillement. Elle me regarde, semble se consulter, puis commeprenant une résolution :

– Je ne veux pas avoir de secret pourvous, Max Trelam. Non, je ne le veux pas. Mon frère l’avaitordonné ; mais cela serait au-dessus de mes forces.

J’ai porté sa main à mes lèvresdévotieusement, elle n’a pas paru s’en apercevoir, et elle arepris, la voix tremblante :

– Aldine est la cousine germaine de FranzStrezzi.

– Oh !

C’est un rugissement effaré qui gronde dans magorge.

Miss Tanagra continue, vite, comme ayant hâted’en finir :

– Cousine pauvre, recueillie et élevéepar le père de Franz…

– L’inventeur de la Mort par lerire était donc capable de sentiments humains ?bégayai-je totalement désemparé par l’explication inattendue.

Elle hocha pensivement la tête.

– Cela doit être. Il fut bon pour elle,en fit la personne accomplie que vous avez vue. Succombant dans salutte contre nous, il a trouvé en son fils un vengeur. Celui-ci amenti à Aldine, il nous a représentés comme des bandits sansscrupules, ayant assassiné et injustement déshonoré son père.Aldine l’a cru ; elle a consenti à s’associer à la vengeancede son bienfaiteur.

– Mais alors, elle nous estennemie ?

– Elle le fut ! Savez-vous pourquoiEllen s’était penchée à la portière lorsqu’elle fut frappée, lapauvre petite victime ?

Mon cœur cessa de battre à cette sinistrequestion. Incapable de parler, je secouai la tête.

– Eh bien, reprit miss Tanagra, une jeunefille, accoudée à la portière du compartiment voisin, lui avaitadressé la parole, lui demandant des renseignements sur le paystraversé par le chemin de fer. Distraite par cette conversation,Ellen n’entendit pas Strezzi pénétrer dans son compartiment, ellene vit pas s’abaisser sur elle le stylet aux dix yeux d’or.

– Mais cette Aldine est unemisérable !

Tanagra essuya furtivement une larme, etdoucement, grandie par la puissance de justice émanant de toute sapersonne :

– Elle pensait agir justement ; ellese dévoue à notre cause pour réparer et, vous l’avez entendu, elleprétend mourir ensuite. Je lui pardonne et, ainsi que mon frère, jevois en elle une victime, plus douloureuse qu’aucun de nous.

Être juste à ce point confine à la sublimité.Je fus près de plier le genou, mais toute ma nature de combatif,tout le sens pratique de ma race se révoltaient.

Et Tanagra lisant en mon esprit, murmura,penchée sur moi :

– Le crime réside seulement dans lavolonté mauvaise. Quand la fatalité passe, il y a des victimes, desmartyres, il n’y a pas de criminelles.

Ce qu’un long raisonnement n’eût pu obtenir,cette image y parvint et je répondis :

– Ma pensée est vôtre. Elle sera ce quevous souhaitez.

J’entrai dans ma chambre en titubant.

Je remarquai qu’en dehors de l’entrée, ilexistait une autre baie, actuellement fermée et qui, de par saposition, me parut accéder dans la salle occupée par missTanagra.

– En cas d’alerte, pensai-je, je pourraiaisément me porter au secours de ma compagne.

Puis, comme en état de somnambulisme, je memis au lit.

Selon l’avis de miss Tanagra, aucune alerte netroubla mon repos.

Je me levai tard. Tanagra guettait ma sortie,car elle m’arrêta au moment où j’allais gagner le cabinet duconsul, m’obligea à réintégrer ma chambre et, à l’aide des pinceauxet des liquides ayant servi la veille à me grimer en X. 323,elle fit les retouches nécessitées par vingt-quatre heures vécuessous ma nouvelle apparence.

J’étais incapable de manifester del’impatience auprès d’elle. Je considérais son travail comme unjeu. Je devais sans retard constater l’utilité pratique de cetteréparation de mon masque actuel.

À peine l’opération terminée, nous songeâmes àsaluer l’excellent consul qui nous hospitalisait.

Un coup discret frappé à la porte del’antichambre fut salué par un Entrez !retentissant.

Nous obéîmes et nous restâmes interdits sur leseuil.

Le fonctionnaire, miss Aldine, se trouvaientlà, chacun à sa table habituelle. Leur vue ne pouvait noussurprendre, mais ils n’étaient point seuls.

Deux inconnus : un homme de conditionintermédiaire, aux cheveux fournis, grisonnants, ainsi que sa barbeépaisse, vêtu à la façon d’un négociant aisé, mais dépourvu de ceje ne sais quoi d’impalpable qui fait reconnaître legentleman ; une jeune femme maigre, brune, drapée de noir, levisage troué par des yeux noirs énormes, quelque peu hagards,causaient amicalement avec le consul.

Je crus m’apercevoir qu’ils nous examinaientde côté. Pour moi, je ne quittai plus du regard la jeune femmebrune. Elle me rappelait ces étudiantes libres des cours deCambridge, ces laborieuses et pauvres filles venues de Russie pours’instruire, ardentes au labeur scientifique, qui pourraientaspirer à de hautes situations dans la médecine, le barreau, etc.,si tous leurs efforts n’étaient frappés de stérilité par uneétrange et démente déviation intellectuelle, laquelle, chez cesmalheureuses déséquilibrées, ramène toute chose à des finsnihilistes.

Celle-ci m’apparaissait inquiétante, commecelles dont ma carrière d’étudiant m’avait laissé le souvenir.

Au surplus, le consul ne me permit pas dem’appesantir sur ce sentiment, car il s’écria à notreapparition :

– Le consulat devient un lieu d’asiletrès couru. Je vous présente M. et Mme StephyNeronef qui, taquinés par des ennemis nihilistes, me prient de leuraccorder une hospitalité de quelques heures.

Nous saluâmes les nouveaux venus, lesquelss’empressèrent de s’incliner avec une obséquiosité de mauvais tonet tinrent à nous apprendre que le mari répondait au prénom deStephy, la jeune femme ayant pour patronne la bienheureuseCatherine.

Puis, tandis que tous deux exprimaient auconsul le plaisir qu’ils auraient à jouir de la présence decompagnons tels que nous, miss Tanagra se pencha vers moi et d’unevoix à peine perceptible :

– Soyez sur vos gardes. Ces gens-là sontdes ennemis.

– Des ennemis ? fis-je sur le mêmeton.

– Je pense qu’ils sont chargés de noustuer, vous, X. 323, et moi.

– Un ménage d’assassins… Qui vous faitcroire ?

La jeune fille sourit et plus basencore :

– Regardez le poignet droit de CatherineNeronef ; son gant s’est replié, le laissant à nu.

– Eh bien ?

– Distinguez-vous un petit tatouagebleu ?

– On dirait une tête de mort.

– Eh bien ! ce signe est celui desadeptes de la secte criminelle des Effacistes, dont ladevise cynique se passe de tout commentaire.

– Et elle est, cette devise ?

– Toute création doit avoir pourorigine le néant.

– Ce qui signifie ?

– Que la société étant mal comprise, onne pourra songer à la réformer qu’après avoir tout détruit.

Malgré moi j’eus un petit frissondésagréable.

Mais ce frisson accordé à l’instinct de laconservation, je songeai qu’un Anglais, sain de corps et d’esprit,était de taille à dompter deux fous nihilistes, et souriant à machère Tanagra, je murmurai :

– Je ne vous quitterai pas…

Je pris un temps, hésitation plus que calcul,avant d’achever :

– Ce qui me sera certainement tout à faitle plus agréable.

Ceci la fit rosir autant qu’une rose de Franceet l’amena à oublier sur ma personne un regard tout empli dereproche et de reconnaissance.

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