L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 11JE REPRÉSENTE MON NOUVEAU PERSONNAGE AVEC DISTINCTION

Que de fois, au Times, dans le monde,partout, ai-je entendu épiloguer sur l’état d’âme descomédiens !

Toutes les personnes sont d’accord pourcritiquer leur vanité, leur désir de paraître, l’affectation deleur allure, de leur ton, qui donnent l’impression fantaisistequ’à la ville, ils sont en scène tout autant qu’authéâtre.

Je viens de reconnaître que cette critique estabsurde, comme la plupart des appréciations humaines.

Représentant X. 323, sans bien savoirpourquoi, j’ai joué mon rôle avec un cabotinage qui m’aconquis d’emblée la confiance de M. le consul.

Introduits en présence du fonctionnaire,Tanagra et moi, le trouvons occupé à dicter un rapport à missAldine, tandis que deux k’vas du consulat s’actionnent, avec unfroissement continu de papiers, au classement d’une pile dedossiers.

J’explique le but de notre visite, l’agressiondont ma sœur a été victime ; ode au diachylum, preuve visibledu danger couru ; considérations émues sur le bonheur qui afait dévier le coup et empêché que la carotide soit atteinte.

Je continue en sollicitant l’hospitalité duconsulat, demeure bien gardée, contenant des serviteurs dévoués,assurant enfin le maximum de protection.

Le consul, fort aimablement, – comment neserait-il pas aimable avec celui qu’il prend pour l’illustreX. 323 ? le mot illustre est de lui, – le consul, dis-je,accède à ma requête. Il enjoint aux k’vas de suspendre leurclassement, et de faire préparer deux chambres situées de l’autrecôté de l’entrée qui précède le cabinet de travail.

Ces chambres, explique le Russe, sont cellesqu’il occupe avec sa famille lorsque, retenu par une réception, ilne peut regagner en pleine nuit sa campagne de Choubra.

Du coin de l’œil je lui désigne avecinsistance miss Aldine, qui, assise devant sa machine, les mainsposées sur le clavier, semble attendre que recommence ladictée.

Mon interlocuteur comprend enfin ets’adressant à la jeune fille :

– Vous êtes libre, mademoiselle ;nous en resterons là pour aujourd’hui.

La dactylographe s’incline, se lève, range sespapiers et, glissant sans bruit sur le tapis, gagne la portes’ouvrant sur son appartement privé.

Aussitôt j’attaque la seconde scène concertéeavec celle que j’aime.

– Mes craintes, Excellence, étaient unprétexte destiné à l’entendement de vos subordonnés. La véritévraie, la voici. Je dresse un affût où tombera certainementl’ennemi que nous tenons à abattre.

– Vous croyez, interroge moninterlocuteur ?

– Je suis certain, réponds-je avec unaplomb qui me réjouit moi-même. Deux aimants l’attirerontinfailliblement ici. Le désir de nous atteindre, de supprimer desadversaires qui barrent sa route criminelle, et celui de s’emparerdu brassard aux dix opales.

Je comptais sur un effet, mais celui quej’obtiens dépasse assurément mes prévisions. Le consul sursaute. Ilbégaie :

– Le brassard ? Pourquoi voulez-vousqu’il soit ici ?

Son émoi pique ma verve. Aussi je laissetomber cette phrase :

– Parce que le raisonnement m’indiquequ’il ne saurait être ailleurs.

– Le raisonnement vous indique cela,redit le fonctionnaire totalement éberlué ?

– Et comme notre adversaire est trèsfort, il a fait évidemment le même raisonnement.

– Alors vous pensez qu’il connaît lacachette nouvelle…

Le pauvre homme se mord la langue. Ils’aperçoit trop tard que, dans son trouble, il vient de lâcherl’aveu.

Et son émotion est bien naturelle. Il ignore àn’en pas douter l’existence de la chambre secrète.

Il y a sur le visage de Tanagra un nuaged’inquiétude. Elle craint que je ne m’aventure trop. Elle va êtrerassurée.

Je continue avec une apparentemodestie :

– Excellence, vous dépassez la portée demes paroles. Franz Strezzi est convaincu comme moi, j’en jurerais,que le brassard se trouve au consulat, mais, comme moi également,il ignore en quel endroit précis.

Le Russe pousse un soupir de soulagement. Jelui ai fait peur inutilement. Savoir où il a caché le joyaurévolutionnaire serait presque de la sorcellerie. Je devine cespensées à l’expression de ses traits, aux crispations de ses jouescharnues, qui entraînent ses favoris dans de petits mouvementsoscillatoires.

Et je ne doute plus, quand il prononce d’unton malicieux :

– C’est déjà fort joli d’avoir devinédans quelle maison gîte le brassard fameux, et si vous pouviezm’indiquer à la faveur de quel raisonnement…

Je regarde Tanagra. Elle est inquiète de latournure de l’entretien. Son inquiétude redouble en m’entendantrépliquer d’un air dégagé :

– Si cela vous intéresse. La logiqueexpliquée est chose tellement simple, que vous vous étonnerezseulement d’avoir fait la question.

Le sourire disparaît des lèvres du Russe. Ilme fixe avec de gros yeux effarés.

– Enfin, dites toujours.

– À vos ordres, Excellence. Le brassardétait en sûreté dans le tombeau du khalife Adj-Remeh. Lesvicissitudes de la lutte engagée contre Franz Strezzi, qu’ilfallait démasquer, vous obligent à assurerprécipitammentun autre abri au redoutable bijou.

– Oui, précipitamment est le mot.

– Et aussi la pierre angulaire duraisonnement. Si vous aviez eu trois mois devant vous, la thèseserait toute autre. Mais vous ne disposiez que de quelques heureset, dès lors, vous aviez le choix entre deux maisons seulement.

– Deux, pourquoi deux ?

– Parce que c’est le nombre de celles oùil vous est loisible d’assurer une surveillance constante.

– C’est-à-dire ?

– Votre campagne de Choubra et l’hôtel duconsulat.

Le digne homme me considéra avec ébahissement.En vérité, la déduction lui apparaissait irréfutable Je constataid’ailleurs un soupçon de sourire sur les lèvres de miss Tanagra.Elle se rassurait, ce qui redoubla mon ardeur.

– Pourquoi ai-je choisi le consulat depréférence, murmura mon interlocuteur ?

J’affectai de rire.

– Trop facile vraiment. À Choubra vousavez votre femme, vos trois enfants. Les exposer aux dangers d’uneattaque à main armée ne pouvait entrer dans votre esprit. D’autrepart, une maison de campagne, isolée au milieu d’un spacieuxjardin, est bien plus facile à dévaliser qu’une habitation sise auCaire, et sur laquelle la police est invitée à veiller. Donc, vousavez caché le brassard dans cet immeuble.

Un instant, le personnage garda le silence.Comme je le lui avais prédit, il s’étonnait de n’avoir pas trouvétout seul une explication aussi simple. Pourtant il domina sasurprise et reprit d’un air agressif :

– Soit. Je pense comme vous. Mais lamaison est grande. Elle est surveillée par la police, elle contientdes serviteurs fidèles. Pour se livrer à des recherches, ilfaudrait du temps, beaucoup de temps et…

– Oh ! par déduction toujours, onpeut abréger beaucoup.

La réponse jaillit de mes lèvres. Je voulais àprésent pour X. 323 un succès étourdissant.

Miss Tanagra souriait. Elle avait compris mamanœuvre, et sans doute elle lui semblait avantageuse pour nosintérêts, car ses doux yeux vert de mer me lancèrent une éloquenteapprobation.

Je repartis tranquillement :

– Sans doute. Le raisonnement n’a étéalloué à quelques hommes que pour leur permettre d’éviter lesdémarches inutiles.

– Qu’appelez-vous démarchesinutiles ?

– Bouleverser tout l’hôtel, ainsi quevous semblez le croire nécessaire.

– Je semble !… mais je crois,monsieur, je crois. Comment trouver la cachette si l’on ne visitepas toute la maison ? Elle peut se trouver à la cave, dans lescombles, dans une pièce quelconque…

– Non, Excellence. Vous n’avez pas cachéles opales dans une pièce quelconque, pas plus qu’à la cave ou augrenier.

– Et pourquoi, je vous prie ?

– Parce qu’il vous fallait un endroitprésentant le maximum de sécurité et le maximum de facilité desurveillance.

Du coup, le fonctionnaire pâlit. Comme il estfacile d’amener un homme à changer de couleur en présentant lesfaits avec un peu d’adresse !

– Eh bien, voyons. Je sais que l’on vousconsidère comme un agent exceptionnel ; je vous regarderaicomme plus exceptionnel encore si vous me désignez l’endroit, quivous paraît remplir dans cette maison les conditions que vous venezd’énoncer.

L’hésitation de sa voix disait l’anxiété dufonctionnaire.

– Oh ! m’écriai-je gaiement. Onn’est pas exceptionnel parce que l’on résout une questionenfantine.

– Enfantine ! Vous estimez maquestion enfantine ? bégaya mon interlocuteur médusé.

– Complètement, Excellence. Le brassardest, et ne peut-être que dans la salle où j’ai le grand honneur deconverser avec vous.

Du coup, le visage du Russe passa du blanc auvert.

Cette fois il s’avoua vaincu et, d’une voixqui chevrotait un peu, il murmura :

– Il ne vous reste plus qu’à me désignerla cachette et, par Saint Pierre et Saint Paul, je croirai que vousêtes le diable en personne.

Je ne manifestai le plaisir du triomphe paraucun mouvement. Bien plus, je pris une attitude pensive. J’avaisl’air de chercher.

– Ceci est plus difficile. Mais quelquesminutes de réflexion…

– Quoi ? Vous prétendez qu’enréfléchissant quelques minutes, vous saurez…

– Je l’espère du moins.

Et affectant d’examiner mon interlocuteur avecattention :

– Vous êtes certainement un admirateur del’illustre écrivain américain Edgar Poë ?

Durant ma claustration des jours précédents,le judas m’avait révélé la passion du consul pour les œuvres del’Américain. Ceci explique ma phrase ; mais pour moninterlocuteur, auquel naturellement je ne donnai aucuneexplication, l’affirmation apparut tenir du prodige. Ilmeugla :

– Qu’est-ce qui vous indiquecela ?

– Les protubérances de votre crâne,Excellence ; une expression générale de la physionomie quej’ai reconnue chez tous les lecteurs d’Edgar Poë.

La réponse était absurde, mais le Russe ne setrouvait plus en état de discuter.

– Prodigieux ! balbutia-t-il.Prodigieux ! Déconcertant !

– Dès lors, ayant un objet à dissimuler,vous avez songé à la nouvelle du Document Caché.

– Vrai, toujours vrai, fit-ild’une voix sifflante.

– Et l’aventure qui a inspiré ce contevous est revenue en mémoire. Vous avez médité la formulelapidaire : « Pour dérober aux yeux un objet devaleur, il faut le placer en un endroit affecté aux objetssans valeur, parce que la pensée normale ne pouvant se plier à voirlà une cachette possible pour l’objet dissimulé, les yeux, quiregardent seulement quand la volonté le leur ordonne, ne verrontpas. »

Le consul soufflait comme un homme quisoutient une lutte.

– Et vous concluez ? reprit-il,haletant.

– J’élimine d’abord les tiroirs de votrebureau, les cartonniers à fermeture pliante. La pensée normale lesdésigne comme cachettes possibles ; donc, vous ne les avez paschoisis. Vous avez justement reconnu que des voleurstravailleraient d’abord à forcer les serrures.

– C’est invraisemblable. On dirait quevous avez entendu mes réflexions intimes.

– Dès lors, repris-je sans releverl’appréciation flatteuse, je ne vois que trois cachettesadmissibles dans cet ordre d’idées.

– Trois, redit-il avec la vague espéranceque j’allais me trouver en défaut ?

– Oui. Trois. La première est toutbonnement la cheminée de chêne ouvré que j’aperçois là. Je l’écarteparce que je vois que le brassard ne s’y trouve pas.

« La seconde, la meilleure à mon avis,eût été votre bureau lui-même. Les opales jetées négligemment parmices papiers en désordre, qui occupent la droite, n’eussent attirél’attention de personne. Seulement, vous n’avez pas osé.

Les yeux du fonctionnaire medévoraient littéralement. Il était à point pour mon effetfinal.

– Donc, repris-je, il ne me reste plusqu’une cachette admissible, et je parierais que c’est la bonne.J’entends par bonne, celle que vous avez fatalement choisie.

– Désignez-la ! Désignez-la !grommela-t-il d’une voix enrouée.

Je m’inclinai avec un respect outré. Etj’allongeai la main vers le classe-papiers arabe suspendu à lamuraille.

– J’ai la presque certitude que vousn’avez pu choisir une autre cachette.

Un instant je craignis d’avoir poussé laplaisanterie trop loin. Les veines du front de mon interlocuteur segonflèrent à éclater. Son visage, livide tout à l’heure, revêtitsubitement une teinte de tomate mûre.

Mais je fus rassuré de suite. L’afflux sanguins’apaisa. Le consul exhala un profond soupir et se laissa retombersur son siège, en murmurant d’un accent impossible àdécrire :

– Par saint Serge et sainte Anne, celaest plus fort que de jouer au bridge.

Les chers yeux verts de miss Tanagrasemblaient, à ce moment deux émeraudes rieuses.

Un quart d’heure plus tard, le fonctionnaire,remis de la secousse, nous annonçait qu’il retournait à la campagnede Choubra et que désormais, confiant en un gardien des opales telque moi, il nous laissait libres d’agir au consulat sans nousoccuper de lui, en nous inspirant seulement des circonstances.

Et quand il nous eut installés dans leschambres à nous spécialement affectées, – il ne voulut abandonnerce soin hospitalier à personne, – il s’éloigna rasséréné, radieuxde ma collaboration défensive (encore un mot de lui).

Miss Tanagra et moi devenions les maîtres duconsulat russe.

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