L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 14OÙ VÉRITABLEMENT JE SOUPÇONNE X. 323 DE PUISSANCEDIABOLIQUE

L’aboiement plaintif d’un chien errantretentit tout à coup à mon oreille. Je regardai.

Le chef des brigands, penché en avant, la facetournée vers la brèche dont j’ai parlé tout à l’heure, me révélapar son attitude que c’était de ses lèvres qu’avait jailli lesignal.

Du reste, d’autres cris semblables résonnèrentau dehors. Des silhouettes humaines se dressèrent sur des muraillesen ruine, sur des éboulis.

Je compris. C’étaient là les guetteurs quicernaient le tombeau d’Adj-Manset.

Le chef hocha la tête d’un air satisfait.

– Bien, dit-il, comme se parlant àlui-même. Nos sentinelles sont à leur poste ; il nous suffiradonc de fouiller le terrain compris entre le point où nous sommeset notre ligne de factionnaires pour cueillir X. 323 etcelle que Max Trelam appelle son épouse.

De quelle intonation il lance ce derniermembre de phrase !

Mon cœur se serre et je ne saurais expliquerpourquoi.

– En chasse, garçons !

Tous se pressent à la brèche. Mes deuxgardiens m’entraînent à la suite des autres.

Un cordon de sentinelles entoure le mausoléed’un cercle vivant.

Dans ce cercle, le sol est nu, semé depierrailles, sauf d’un seul côté où des ruines informes vontrejoindre la façade extérieure de la mosquée d’El Barkouk.

Mais ces ruines ne sauraient cacher lesfugitifs, car trois ou quatre hommes de la bande des Yeux d’Or, lesont escaladées et dominent le terrain.

Et cependant on n’aperçoit les fugitifs nullepart.

Où peuvent-ils se dissimuler ? Tout estcontre eux. Le sol nu, les décombres gardés, le nombre desadversaires, et comme si pareil concours de circonstancesdéfavorables ne suffisait pas, la lune répandant une clarté presqueaussi vive que celle du jour.

– Ils sont perdus, murmurai-je dans unsanglot intérieur.

Mais des imprécations rappellent mes espritsvers les faits se déroulant autour de moi.

Accotée au tombeau est une de ces masuresédifiées par les pauvres fellahs.

Ici, en dehors de la ville, ils échappent auximpôts. De là leur présence dans la nécropole des khalifes.

Or, sur le seuil de la cabane, une vieillenégresse sèche, parcheminée, vêtue d’un mauvais jupon et d’unegrossière chemise de toile qui laisse paraître ses épaulesdécharnées, ses clavicules saillantes, se démène avec de grandsgestes.

– Qu’est-ce que je sais… La nuit est pourdormi… mon âne et moi on a porté les jarres de Boulaq tout le jour.Avoir droit se reposer.

Elle est furieuse qu’on l’ait tirée du sommeilpour visiter sa cahute, pour s’assurer que ceux que l’on cherchen’y ont pas trouvé un abri.

Et le chef de l’expédition, qu’agaceprobablement la voix glapissante de la noire furie, lui glisse dansla main quelques pièces de monnaie dont j’entends le tintement.

La vieille s’apaise aussitôt. Un rire cupideaccuse les rides de sa face simiesque.

– Bon… bon… toi, Franc riche, toi donnerbakchich à Souléma. Quand Souléma jeune danseuse,Francs riches donner beaucoup, beaucoup bakchich, à présent plusjamais. L’herbe fraîche être pas pour le vieux cheval. AussiSouléma souhaite les regards d’Allah soient sur toi qui donnerbakchich !

– Alors, tu consens à me répondre sans tefâcher ? questionne le chef des Masques d’Or Vert.

– Souléma ta servante, plis sé fâchercontre toi, généreux.

– N’as-tu pas vu deux Francs : unhomme et une femme ?

– Quand cela ?

– Il y a quelques minutes à peine.

La négresse hausse nerveusement ses épaulespointues :

– Quelques minutes, Souléma dormir.Lasse, bien lasse et pauvre âne Balam aussi. Ti vois li, allongédans la paille, li pouvoir plis remuer patte.

Curieusement, je me penche pour voirl’intérieur de la cabane. C’est un petit hangar où l’âne et lanégresse vivent apparemment en famille.

L’animal est allongé sur sa litière, la tête àmême le sol. Et, dans la paille, une forme qui a été moulée indiqueque la vieille était étendue là lorsque les bandits l’ontdérangée.

Le chef a la même impression que moi. Cettepauvresse, engourdie par la fatigue auprès du quadrupède exténué,n’a rien pu entendre, rien pu voir.

Encore des pièces de monnaie. La voixglapissante de la négresse appelle les bénédictions d’Allah et deMahomet, son prophète, sur le seigneur généreux.

Tout le cercle environné par les factionnairesest exploré sans résultat.

X. 323 et ma chère femme demeurentinvisibles. C’est à croire qu’ils se sont volatilisés.

L’incertitude des bandits décèle l’indécision,la crainte vague.

À travers les ouvertures de leurs masques,leurs yeux luisent, hagards. Les fauves ont peur d’une attaquesoudaine, imprévue, jaillissant des nues, des pierrailles, tombantdu ciel peut-être, car je constate qu’ils interrogent la coupoleindigo où la lune promène son disque argenté.

Le chef a ramené tout son monde dans la salledu mausolée d’Adj-Manset.

Enfin il parle.

– Les Arabes sont les grandsconstructeurs d’architectures chimériques. Leurs palais, leursmonuments sont remplis de couloirs secrets, de trappes, de panneauxmobiles, et la fuite de nos adversaires s’expliquera toutnaturellement.

Il hausse les épaules.

– Oui, oui, c’est le procédé deX. 323. Des moyens ultra-simples prenant une apparencefantastique. Cela affolait ses adversaires autrefois. Mais moi,j’ai étudié ses procédés et je ne m’affolerai pas.

Il désigne trois hommes.

– Vous autres, restez aux environs etsurveillez quiconque approchera de ce mausolée.

Il étend la main vers un autre groupe.

– Vous, allez remplir la mission dont jevous ai chargés.

Les dix coquins qui l’accompagnaient lorsqueje fus capturé restent seuls autour de lui.

– Nous, dit-il, nous aurons à nous hâter,car X. 323 n’avait pas prévu que le curieux correspondant duTimes voudrait le suivre. Ainsi nous avons unprisonnier.

Il se retourna vers moi.

– Celui qui doit périr le second, vousvous souvenez. C’est de cela que nous allons nous occuper.

À ce moment l’un des hommess’avança :

– Alors, capitaine, on s’en va ?

– Tu l’as entendu, je pense.

– Et nous abandonnons le brassard aux dixopales ?

L’interpellé eut un mouvement dépité et avecune ironie colère :

– Eh ! pauvre cerveau, il n’est plusici !

– Qu’en savez-vous ?

– X. 323 a passé. Il est très fort.Il n’a donc pas laissé le joyau à ma portée. J’avais deviné juste.L’article de l’Egyptian News fut inspiré par lui, dans lebut de m’attirer ici, de me connaître. J’ai pris mes précautions enconséquence et je remporte une première victoire.

Il me frappa sur l’épaule, presqueamicalement, j’ose le dire.

– Je jouis de la compagnie inattendue desir Max Trelam. Donc l’escarmouche n’est pas mauvaise ;X. 323 ne me connaît pas plus qu’auparavant, et je tiens un deceux qu’il prétendait protéger.

Mais il s’interrompit.

– Le temps court. En route ! Il fautque dans deux jours je puisse rayer le nombre deux sur mestablettes.

Le nombre deux, je savais que ma personneétait désignée ainsi. « Biffer le deux » signifiait quej’allais cesser de vivre.

Eh bien, je mourrais courageusement.

État d’esprit bizarre, je voulais que cebandit ressentît une certaine estime pour sa victime.Pourquoi ? Uniquement parce que la façon de s’exprimer dupersonnage m’a révélé une éducation distinguée. Tout à l’heureencore, parlant de moi, n’a-t-il pas dit : sir MaxTrelam, ce qui démontre la connaissance de la langue anglaise etl’usage qu’un gentleman peut faire du mot sir, cemot perfide qui, improprement employé, range un homme dans lacatégorie des domestiques.

Je ne dédaigne pas les serviteurs, surtout lesbons, mais j’estime mauvais de passer pour ce que l’on n’estpas.

Toutes ces réflexions, disant, soit le calmeexceptionnel, soit le désarroi de ma pensée, (je ne prendrai passur moi de départager la chose), se succèdent dans ma boîtecrânienne, tandis que, tiré ou poussé, suivant le cas, par mesgardiens, je gagne, en leur compagnie, les tombeaux des khalifesles plus voisins de la citadelle du Caire.

Là, parmi une agglomération de cabaneshabitées par des âniers porteurs d’eau, nous trouvons une voitureet des montures harnachées.

On m’introduisit dans le véhicule. Le chef desYeux d’Or s’installe auprès de moi, non sans m’avoir charitablementprévenu qu’au moindre appel, à la plus légère tentative d’évasion,il se considérera comme obligé d’enfoncer entre mes quatrième etcinquième côtes, un stylet acéré qu’il me montre aveccomplaisance.

Sous les rayons lunaires, la lame d’acierbleuâtre a des éclairs.

Mais ce n’est pas elle qui retient mon regard.C’est la poignée sur laquelle dix yeux d’or vert tracent leslettres tragiques T. V.

Je frissonne. Le stylet est sans doute lareproduction de celui qui a frappé, dans le train du Caire àAlexandrie, l’inconnue dont la mémoire pèse douloureusement sur monesprit.

On jugerait que mon terrible compagnon litdans ma pensée. Il murmure froidement :

– Oui. L’autre était semblable.Je signe mon œuvre.

– Mais pourquoi ces deuxlettres ?

– T. V. ?

– Oui.

– Oh ! je ne vois aucun intérêt àvous le cacher… D’autant moins d’intérêt, que peut-être, je seraiappelé à vous faire des confidences… Peut-être, répéta-t-il… J’aipitié du journaliste, et je pense que quelles que soient lescirconstances, il vous sera doux de comprendre enfin dans quelleaventure vous vous agitez.

– Certes ! m’exclamai-je d’un tonconvaincu, ma curiosité professionnelle prenant le pas sur toutesmes autres préoccupations.

Mon interlocuteur se prit à rire :

– Vous êtes un publiciste de race,reprit-il aimablement. Il est dommage que nous ne soyions pas dumême côté de la barricade.

Ses épaules marquèrent une houleinsouciante.

– Enfin, ni vous ni moi ne pouvonschanger ce qui est. Pour en revenir à votre question : leslettres T. V. signifient : Tuer, Venger. Elles sont madevise.

Son ton devint plus dur.

– Les dix étoiles d’or vert représententles dix qui doivent mourir.

– Les dix, répétai-je, bouleversé parl’accent irrévocable du criminel inconnu ?

Il hocha la tête, consulta sa montre.

– À cette heure, cinq sont morts… ;dans 24 heures, au lever du soleil, six étoiles d’or vert nefigureront plus que des cadavres. Il me restera deux têtes à tuerici.

– X. 323 ; sa sœur ?bégayai-je.

– Oui, car ceux-ci m’empêcheraientd’atteindre ceux qu’ensuite j’irai attaquer en Europe.

– En Europe ?

Je ne comprenais plus. Ennemi de X. 323,soit, je concevais l’homme… Mais qu’allait-il chercher enEurope ? N’étions-nous pas tous rassemblés au Caire ou auxenvirons ?

L’insatiable soif de savoir me torturait et,presque sans avoir conscience d’exprimer mon désir, jequestionnai :

– Pourquoi ceux d’Europe sont-ils lesderniers ?

– Parce que les plus coupables.X. 323 lui-même avait le droit d’être l’ennemi. Eux nel’avaient pas.

Et comme je demeurais muet devant l’étrangeaffirmation, il reprit :

– Vous autres Anglais, vous êtesimpérialistes et religieux. Eh bien, en attendant que nous soyionsparvenus à notre destination, priez pour deuxempereurs !

Instinctivement, je me recroquevillai dansl’angle de la voiture, m’efforçant de me tenir aussi loin quepossible de mon sinistre compagnon.

Par deux, par trois, ses séides faisaienttrotter les ânes leur servant de montures. Nous étions rentrés dansl’agglomération du Caire.

Nous traversions le quartier d’El Hilmyieh,nous dirigeant vers le Nil.

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