L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 9DANS LE PALAIS D’EZBEK

– Ne pensez-vous pas qu’un bridge nousaiderait à combattre la monotonie de notre séquestration ?

Fraü Matilda Alsidorn fait cette proposition,en prenant une pose hiératique empruntée aux figures de Maat,déesse du Droit dans l’ancienne Égypte.

Oh ! la jolie et ridicule Tyrolienneoccupe ses loisirs en s’exerçant aux attitudes hiératiques et,toujours poursuivie par l’obsession pharaonique, elle a cru que,pour plaider une cause, le geste de la divinité des avocats d’il ya quatre mille ans s’imposait.

Et Fritz Alsidorn considère son épouse d’unœil attendri. Cet homme est très épris de sa femme, cela se voit.Il baragouine, la bouche en cœur :

– Foilà eine idée grâcieuse qui nepoufait fénir qu’à eine cholie tame !

Ellen et moi acceptons le jeu.

Nous nous ennuyons tant, depuis quatre joursque nous vivons enclos dans le pavillon du palais Ezbek !

Chaque soir, les domestiques endormis, lecomte Solvonov et la comtesse Nadia nous font bien une visite.

Ils arrivent chargés de vivres pour la journéedu lendemain : mets délicats, fruits de choix, vins d’origine,rien ne manque.

Ils nous content les nouvelles de la ville.Toute la police est en mouvement. Personne ne s’explique l’évasiondes prisonniers prévenus du vol du brassard aux dixopales.

Le quatrième jour, on a émis l’avis que lesfugitifs avaient sans doute gagné Alexandrie et s’étaient embarquéspour l’Europe.

– Ceci, nous expliqua la comtesse avec unsourire satisfait, équivaut à dire que l’on va abandonner lesrecherches. Les agents égyptiens ne s’obstinent jamais longtemps àd’infructueuses enquêtes. Demain soir, continue la charmantePolonaise, il y a fête teffik dans les quartiersindigènes. J’ai autorisé toute la domesticité à s’y rendre. Ainsivous pourrez vous promener une partie de la nuit dans les jardins,car la plus hospitalière demeure, alors que l’on n’en peut sortir,devient une insupportable prison.

Curieux ! Elle regarde Ellen avecinsistance. On croirait qu’elle veut lui fairecomprendre :

– C’est pour vous que je parle. Devinezle sens caché de mes paroles.

Et je remarque une palpitation rapide despaupières de mon aimée.

Cela semble une réponse affirmative à unequestion informulée.

Mais mon attention est déviée. Il m’apparaîtqu’Alsidorn et sa femme se rendent compte comme moi que des penséess’échangent en dehors des mots prononcés.

Leurs quatre yeux bleus interrogent le visaged’Ellen avec une fixité inquiétante.

Oui, inquiétante, car l’idée qui a déjàtraversé mon cerveau, le soir de notre arrestation, s’y implanteavec plus de force.

Ces gens-là sont peut-être des surveillants, àla solde de l’ennemi inconnu.

Est-ce que la comtesse Nadia ressent les mêmessoupçons ? Sa conduite justifierait l’hypothèse.

C’est au moment de se séparer de nous que,profitant de ce que les Tyroliens ont le dos tourné, elle me glisseune enveloppe épaisse dans la main.

– C’est arrivé pour vous à la villa del’Abeille. Silence.

J’ai fait disparaître la missive dans mapoche, et j’ai serré la main de la prudente Polonaise, avec tropd’expansion sans doute, car, délivrée de mon étreinte, elle asecoué ses doigts meurtris, en me lançant cette critiquesouriante :

– Oh ! un vrai cœuranglais !

Ce qui a paru stupéfier le ménagetyrolien.

Resté seul avec Ellen, j’ai verrouillé maporte. La grande enveloppe contient deux lettres et un longtélégramme.

D’abord un « envoi » du boy Nelaïm,d’une écriture et d’une orthographe également maladroites.

Mon jeune domestique m’explique que lesindustriels de la rue (conteurs en plein air, mendiants,porteurs d’eau (sakkas), héalis derviches, débitant desboissons à la fleur d’oranger, à la réglisse, aux raisins secs,gargotiers ambulants, etc.) n’ont jamais été aussi nombreux sur lequai Ismaïlieh.

Nelaïm, stylé par ma chère Ellen, affirme queces personnages surveillent la villa de l’Abeille.

Alors, pour me faire parvenir macorrespondance sans désigner spécialement ma retraite, il a eurecours à un subterfuge qui fait honneur à son imagination. Àl’aide d’un appareil polycopiste, il a préparé deux centsexemplaires de la circulaire suivante :

« Groom égyptien, 16 ans, au courant duservice, dés. place. Écrire N. V. A, bureaux du journall’Egyptian News. »

Puis sur le Tableau des adresses du Caire,Boulak et Alexandrie, il a relevé deux cents noms qu’il areportés sur pareil nombre d’enveloppes dans lesquelles il a enclossa circulaire.

Après quoi, il en a commencé la distribution.De la sorte, la boîte aux lettres du palais d’Ezbek (n° 105 dela distribution) a pu recevoir en même temps mon courrier avecsuscription portant Mme la comtesse Solvonov, sansattirer spécialement l’attention des espions que le brave petitsoupçonne sur ses talons.

La réponse demandée lui permettra d’ailleursde se rendre tout naturellement dans les bureaux del’Egyptian News. Il y possède un ami de son âge,bicycliste du quotidien, qu’il chargera, le cas échéant, de jeter àla poste mon « courrier futur » sous bande adresséeencore à la comtesse Solvonov.

– Brave enfant ! murmure Ellen.

– Oh ! chère, répliquai-je, il vousest dévoué à un point incroyable. Si vous aviez vu, le soir où vousétiez à Alexandrie, avec quelle ponctualité il suivit vosinstructions !

Ma douce aimée m’interrompt avec un sursautbrusque que je ne m’explique pas.

– Voyez les autres lettres,prononce-t-elle.

Pourquoi sa voix est-elle faussée ?Pourquoi sur son visage cette expression de douleur ?

Mes lettres ? L’une est un télégrammechiffré du Times.Le « patron » s’étonne de monsilence.

Bah ! demain je remettrai àMme Solvonov le texte d’une dépêche, égalementchiffrée, qu’elle expédiera à Londres. J’exposerai, avec lesrestrictions nécessaires, la situation au patron, lui promettant deréserver au Times tout ce que mon enquête commencée merévélera.

Je dis cela à haute voix. J’interroge Ellen duregard, sollicitant son approbation. Qu’a-t-elle encore ?

Elle se détourne vivement. Et quand, denouveau, son visage m’apparaît, je jugerais que ses yeux sonthumides de larmes.

Mais la dernière missive sollicite macuriosité.

Celle-ci porte le timbre de la posted’Alexandrie.

Alexandrie ! Mon cœur bat. J’ai tantsouffert dans cette cité !

Je vais de suite à la signature et avec untrouble inexprimable, je lis :

DOCTEUR AMANDIAS.

Le médecin, rencontré au restaurant Fink,m’écrit, ainsi qu’il me l’a promis. Il a donc découvert quelquefait nouveau.

Je clame ceci en levant les yeux vers Ellen,que je suppose aussi désireuse que moi-même d’avoir la clé dumystère de la Quarantaine.

Et je reste saisi.

Comme elle est pâle ! Comme l’afflictionse marque sur ses traits ! À cette heure, elle a le masquedouloureux de sa sœur. Elle est bien plus Tanagra qu’ellen’est Ellen !

– Lisez !

Son accent est sec, bref, autoritaire. Ellecommande avec le ton qu’avait « Tanagra » dans lesminutes tragiques de la lutte contre Strezzi, le sinistre semeur demicrobes, le macabre inventeur de la mort par lerire !

Je me sens dominé comme je l’étais naguère etje lis. Voici ce que me mandait le docteur Amandias.

« Cher honoré Monsieur,

« Mes suppositions sont devenuescertitude. Un personnage, doué vraisemblablement d’un talent degrime incroyable, s’est présenté à la quarantaine, sous le nomet les traits de Jaspers, le valet de chambre retenu au litpar une indisposition grave, qui s’est d’ailleurs dissipée dèsle lendemain, sans que j’aie pu concevoir le processus de l’étrangemalaise.

« Probablement, cette maladie étaitnécessaire à l’exécution du plan des voleurs du cadavre.

« Ceci n’est qu’une hypothèse. Mais où jedeviens affirmatif, c’est dans les résultats de l’enquête que j’aipoursuivie.

« J’ai trouvé le cocher qui avait amené àla Quarantaine la pseudo-mère de la défunte, cetteMme Charley, dont Dourlian a parlé.

« Il paraît, au dire de cet homme, que lefaux Jaspers attendait cette personne à la porte principale de laQuarantaine. Il y entra avec elle. Au bout de dix minutes, tousdeux reparaissaient.

« Le faux Jaspers, aidé par Dourlianlui-même (dont la bonne foi ne saurait être suspectée),portait le cercueil de chêne contenant la dépouille de l’infortunéevictime. Le coffre funèbre fut placé dans le véhicule. LaMme Charley y monta également, tandis que soncomplice se hissait sur le siège auprès du cocher, lui disant àhaute voix de les conduire à l’administration des Inhumations.

« Ceci était pour tromper Dourlian, car,à peine hors de sa vue, le Jaspers n° 2 intima à l’automédonl’ordre de tourner bride, et de se diriger sur El Mekr, situé à 9kilomètres à l’Ouest d’Alexandrie.

« La promesse d’une livre turque(environ 23 fr.) de pourboire enleva au conducteur toute velléitéde résistance.

« Près d’El Mekr, la route passe entre dehautes dunes qui masquent la vue à peu de distance.

« Le personnage sauta du siège, tira lecercueil du véhicule. Le cocher remarqua que, durant la route, lafemme avait recouvert la caisse d’une enveloppe en tissu detente qui en dissimulait la nature.

« L’homme chargea le funèbre colis surson épaule, enjoignit au conducteur de retourner à Alexandrie,place Mehemet-Ali, et il lui remit, non pas une livre turque, selonla promesse, mais trois ; si bien que, le prix de la coursedéduit, le brave chevalier du fouet se trouvait à la tête de 46francs de bakchich.

« Le faux Jaspers disparut entre lesdunes. Seulement le cocher, s’étant retourné à un endroit où laroute domine le pays environnant, distingua le personnagemystérieux engagé sur la chaussée qui de El Mekr traverse lesmarais du lac Mariout et se soude au sentier désertique qui, centkilomètres plus au Sud, s’embranche, dans la vallée dite du Natron,à l’ancienne voie caravanière du Caire à Tripoli.

« Or, dans l’intervalle, lepseudo-Jaspers s’était procuré un chameau et apparaissait juché surl’animal, avec, en travers de la selle, le cercueil qu’il venait dedérober.

« La femme, qui avait joué le rôle demère de la défunte, descendit à la place Mehemet-Ali et sonconducteur ne l’a pas revue.

« Voici, cher honoré Monsieur, les faitsque j’ai pu recueillir. La défunte n’est sûrement pas unedemoiselle Charley, ainsi qu’on l’a écrit sur les registres de laQuarantaine.

« Je sais bien qu’en vous démontrant celaje rouvre la porte à l’angoisse effroyable, dont vous étiezenvahi ; mais je crois moins cruel de briser une espérance,que de laisser un gentleman espérer toujours ce que la mort a renduirréalisable. Croyez-moi votre entièrement sympathique :

Signé Dr AMANDIAS. »

– Ellen vit, j’en suis bien certain… Maisqui donc est celle qui est morte des dix yeux d’or ?

En prononçant ces paroles, je levai la tête,le sourire aux lèvres, avec l’idée d’envelopper ma chère femme d’undoux regard.

Elle n’était plus là. Je voulus la joindrepour lui exprimer mon bonheur de l’avoir là, à côté de moi, àl’instant où je recevais cette missive.

Je m’approchai d’une fenêtre ouvrant sur lejardin. Et comme je regardais au dehors, dans le noir, j’eusl’impression fugitive d’une lueur rouge qui s’éteignitaussitôt.

C’était évidemment une illusion d’optique, carle fait ne se renouvela pas.

Et au lendemain de cette soirée, Fraü MatildaAlsidorn nous proposait un bridge qu’Ellen et moi-même acceptâmesavec empressement, ainsi que des gens désireux de fuir letête-à-tête avec leurs pensées.

Quelles idées emplissaient le cerveau de mabien-aimée ? Je l’ignore. Mais moi j’étais envahi par unesensation étrange, lancinante, obsédante.

Il m’apparaissait que, de minute en minute,Ellen ressemblait davantage à Tanagra.

J’aurais pu me dire qu’il n’y avait, entre lesdeux sœurs, qu’une différence d’expression dans la similitudeabsolue des traits : Ellen plus souriante, Tanagra plusmélancolique.

Mais, en ce jour, une remarque s’étaitimplantée en moi comme une lame d’acier :

Ellen n’avait fait aucune allusion à lalettre du docteur Amandias !

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