L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

Chapitre 2LE « JOURNAL » CONTINUE

« Oh ! ces quarante-huitheures ! Elles compteront pour moi parmi les plus tourmentéesde ma vie.

« À cent mètres du palais d’Ezbek,X. 323 m’attendait. Il me dit :

– L’ennemi espère nous prendre là-bas, autombeau d’Adj-Manset. Des factionnaires sont apostés tout àl’entour du tombeau. D’autres hommes sont dissimulés dans lesruines et sur la pente de la colline des Moulins.

– Mais alors nous ne pourronséchapper ?

Il eut ce sourire que je connais depuis silongtemps :

– Ils ne réussiront pas. Tu verras.

« Quand X. 323 a dit : Tuverras ! ce qui signifie : Je refuse de m’expliquer en cemoment, il est inutile d’insister. Je n’insiste donc pas.

« Au surplus, il a passé à un autre ordred’idées.

– Bien longtemps, nous avons cruqu’aucune condition n’était plus triste que celle d’espions.

– Je n’ai pas changé d’avis,répliquai-je.

– Eh bien, fit-il, moi, j’ai changé.

« Et dardant sur moi son regardclair :

– Supposons que l’on te propose cechoix : demeurer ce que tu es, ou bien être la sœur d’unassassin.

– Oh ! me récriai-je, blessée parl’hypothèse.

– Sœur d’assassin te paraît pire,n’est-ce pas ?

– Évidemment.

« Il hocha la tête d’un mouvement lent,avec une tristesse dont je ne comprenais pas le sens, et il laissatomber ces paroles énigmatiques :

– C’est bien là ce que je pensais.

« X. 323 ne parle jamais sans motif.J’allais l’interroger, le prier de me dévoiler le but de sonétrange question. Mais à ce moment, m’étant retournée par unmouvement naturel chez qui craint d’être suivi, je tressaillis.

– Qu’est-ce ? demanda mon frère àqui mon trouble n’avait pas échappé.

« Il suivit la direction de mes yeux, etsans que son organe trahît sa surprise :

– Max Trelam. Il a donc évité le haschichdu comte Solvonov.

« Puis, lentement, avec cetteclairvoyance de déduction qui le caractérise, ilcontinua :

– J’aurais dû prévoir cela. Un homme del’énergie de Max, obsédé par le doute, a sûrement examiné ceux quil’entouraient. Il a surpris le dessein de Solvonov et a trompé ledigne gentilhomme. Le comte n’est pas correspondant duTimes et il n’a jamais travaillé côte à côte avecdes espions.

– Mais, interrompis-je, s’il continue ànous suivre…

– Il sera pris par notre ennemi, car, àmoins de nous sacrifier, de sacrifier le devoir auquel nous avonsconsacré notre existence, je ne saurais le protéger là-bas.

– Alors, il faut l’inviter à nousquitter.

« Mon frère secoua la tête avecimpatience.

– Il refusera. Et je ne puis assurer lesalut que de deux personnes.

« Puis, plus doucement :

– Nous verrons ensuite à le tirer dumauvais pas où il s’engage bénévolement.

« Il m’avait saisie par le poignet etm’entraînait irrésistiblement. Une pensée me vient :

– Lui sauvé, est-ce que j’aurai la forcede me retirer dans un couvent ?

« Elle fait monter à mes joues unerougeur ardente. Par bonheur, mon frère ne la voit pas. Que luiaurais-je répondu s’il m’avait interrogée ?

« Je frissonne. Nous longeons la collinedes Moulins. Devant nous les tombeaux des Khalifes se profilentdans la nuit claire.

« Max Trelam nous suit toujours àcinquante mètres en arrière. X. 323 me reprend le bras. Ilmurmure à mon oreille :

– Attention !

« Ce simple mot chasse les chimères quibataillent dans mon esprit. Je redeviens l’alliée sur laquelle ilfaut qu’il puissecompter.

« Une fois de plus nous jouons notreexistence.

« Nous pénétrons dans le tombeaud’Adj-Manset. D’une voix légère comme un souffle, mon frèreordonne.

– Étends-toi sur le sol.

« Lui-même s’allonge à terre, puiss’étant assuré d’un regard que j’ai obéi :

– Rampe lentement auprès de moi. Pas debruit !

« Dans cette position fatigante, nousnous glissons par la brèche de la muraille faisant face à la ported’entrée.

« La lune est levée. Mais, au pied dumur, une bande d’ombre nous dissimule. Nous la suivons, toujoursrampant. Où allons-nous ainsi ? En avant de nous, je distingueune cabane de fellah, appuyée au tombeau. Elle dépasse quelque peula façade nous barrant le passage.

« Une fois là, il nous faudra bien nousrisquer en pleine lumière, si nous devons progresser plus loin.

« Pourquoi ces réflexions sansportée ? Ne suis-je pas avec X. 323 ? Ne m’a-t-ilpas dit que l’ennemi inconnu ne nous trouverait pas ?

« La cahute, que je considérais comme unobstacle, va devenir notre refuge.

« Une planche tourne lentement surd’invisibles gonds, créant une ouverture, par laquelle nous nousglissons à l’intérieur. La planche a repris sa place. Impossible dereconnaître celle qui a opéré le mouvement heureux pour nous.

« Une vieille négresse s’empresse dans lasalle unique, au sol caché sous une épaisse couche de paille Jel’entends marmotter des paroles dont la signification ne m’apparaîtque par les gestes de mon frère, gestes qui les soulignent.

– Sidi, Souléma tout faire quoi toidire.

– Bien, la peau d’âne ?

– Ici, là, par terre.

« Mon frère se tourne vers moi. Seslèvres touchent mon oreille.

– Au lieu de ceux qu’ils cherchent, nosadversaires ne trouveront ici qu’une pauvre vieille et un âneendormi.

« J’ai compris, la peau de l’animal seranotre cachette.

« Un instant après, je suis dissimuléesous la fourrure, X. 323 est accroupi près de moi. Il ditencore :

– Silence ! J’ai tout préparé dansla journée. Il faut qu’aux yeux de nos ennemis, notre disparitionprenne une apparence fantastique.

« Oui, oui, c’est souvent notretactique : Impressionner l’adversaire par un fait qui sembleinexplicable. X. 323 reprend :

– La vieille Souléma a disposé la paillede la litière autour de nous. À présent, plus un mot, plus unmouvement. Je puis voir d’où je suis. Ce renseignement pour terassurer.

– Auprès de toi, je ne connais pasl’inquiétude, prononçai-je.

« Je dis vrai. Mon anxiété s’est envolée.J’ai la placidité confiante que mon frère impose en quelque sorte àmon esprit, à mes nerfs.

« C’est heureux, car presque aussitôt unevoix étrangère m’arrive.

« Le son est quelque peu assourdi par lapeau de l’âne, mais cet organe, coupé par les clameurs furieuses dela vieille Souléma, provoque chez moi une émotion étrange.

« J’ai l’impression bizarre que j’aidéjà entendu celui qui parle, et en même temps que lavoix qui résonne dans la cahute est plus jeune que celle dontje me souviens.

« Où, quand, ai-je perçu ce timbremétallique, sec, autoritaire ?

« Paroles, tintement de pièces demonnaie, exclamations reconnaissantes de Souléma, bourdonnent dansl’air, vibrant sur mon tympan. Et puis le silence, des pas quis’éloignent.

« Accroupis dans la peau qui nous adissimulés aux regards de nos ennemis, la position devientpénible.

« Avec impatience j’attends l’instant oùil me sera permis d’étirer mes membres qui s’ankylosent. Ah !ces minutes dans le noir, dans le silence ! Comme cela estlong !

« Et brusquement, la peau d’âne estsoulevée. J’aperçois l’intérieur du taudis, la porte ouverte sur laplaine, semée de pierrailles, toute blanche sous la lumière de lalune, et devant nous la silhouette maigre de la vieilleSouléma.

« Elle ne parle pas, mais tout son corpsfrétille, ses bras grêles se lèvent, s’abaissent ; on diraitqu’elle mime la joie d’une monstrueuse araignée.

« Elle se couche brusquement vers laterre, écoute, puis se redresse, chuchotant :

– Partis, sidi. Toi l’es biencontent.

« Et mon frère répond :

– Très content. Souléma a gagné les centlivres turques (plus de 2.000 francs).

« Et les manifestations gesticulées de lavieille redoublent.

– Quoi toi besoin encore, sidi ?

« X. 323 ne réplique pas. Il s’esttraîné vers la porte. À vingt pas, trois hommes sont debout,éclairés en plein par l’astre de la nuit. Ils causent, leurs voixprudentes n’arrivent pas jusqu’à nous ; mais leurs mouvementstrahissent l’animation de l’entretien.

– Li, espions laissés par le masque d’orvert, bredouille la négresse.

– Ils ne nous gêneront pas longtemps.

« Ce disant, mon frère porte à ses lèvresune sorte de tube. Je reconnais la sarbacane aux projectiles decurare.

« Avant cinq minutes, les bandits aurontcessé de voir. Pourtant je ne sens aucune joie d’être délivrée dudanger qui nous a menacés.

« Un mot de Souléma m’a fait pressentirque notre expédition a été inutile.

– L’homme au masque d’or vert, a-t-elledit.

« Si l’ennemi portait un masque, monfrère n’a pu voir ses traits.

« Mais la sarbacane remplit son office,tandis que je rêve tristement. J’en ai conscience parce queX. 323 me presse fortement le bras :

– Debout, il s’agit à présent de sauverMax Trelam qui est leur prisonnier.

« Il n’a pas besoin de répéter. Je medresse d’un bond.

« Max Trelam prisonnier des dix yeuxd’or vert ! Pensée atroce !

« Mon frère donne des ordres à Souléma,qui incline respectueusement la tête. Quand il a terminé, elle luisaisit la main, y appuie ses lèvres ridées :

– Allah le grand conduire ti, sidi. Liétendre sur ton front sa main puissante !

« Il me reprend par le bras etm’entraîne.

– Où allons-nous ? fais-je dans unmurmure.

– Nous le saurons en chemin, est laréponse stupéfiante que je perçois.

« Cette fois encore, le ton de mon frèrem’avertit qu’il refuse de s’expliquer davantage.

« Nous marchons vite, très vite. Nouscontournons la colline des Moulins, le long des pentes opposées àcelles par lesquelles nous sommes venus.

« Nous rentrons dans les ruelles duCaire.

« Il me semble que nous tournons dans lelabyrinthe de voies s’étendant entre les mosquées Seyidna et ElHâkim.

« Cette promenade à travers ce dédaletortueux, promenade dont je ne m’explique pas le but, me faittrembler d’impatience. Un moment même, dominée par une penséelancinante, je ne pus me tenir de dire :

– Nous aurions pu délivrer Max Trelam desuite.

« Mon frère me regarde avec un souriremélancolique. J’ai craint de le fâcher ; il me ditdoucement :

– Oui, nous avons nos revolvers. Ontuerait l’homme au masque d’or vert ; seulement, sescomplices, trop nombreux pour nous deux, nous assassineraient.

– Qu’importe !

« Ce cri désolé m’a échappé. Lui mecouvre d’un long regard où je sens sa tendresse profonde ; etil reprend, d’une voix caressante mais ferme :

– Je ne veux pas que tu meures, pauvrepetite sœur. La rançon d’honneur de notre nom est déjà assezlourde.

« Il pense à Ellen et me ramène ausouvenir de ma chère petite disparue. Il continue :

– J’ai la promesse que cette expéditionest la dernière. Son succès réhabilite nos morts.Comprends-tu ? Le gouvernement russe n’ose pas donner l’ordrede détruire le brassard aux dix opales. Il craint les critiques dela noblesse, de l’armée. C’est moi qui, secrètement, dois accomplircette destruction.

– Pourquoi ne l’avoir pas détruit autombeau d’Adj-Manset ?

– Il n’y est plus.

– Comment ?

– Le consul de Russie, croyant entrerdans les vues de son gouvernement, l’a fait prendre hier, dans lajournée. On ne saurait le détromper ; le secret professionnelpolitique, les raisons dynastiques s’y opposent. Nous devons doncvivre.

« Un instant il a suspendu saphrase ; il l’achève enfin :

– Vivre au moins jusqu’au devoirrempli !

« Quelle désespérance a fait trembler savoix… J’interroge son visage. Il a repris son habituelle expressionde flegme que rien ne saurait troubler.

« Nous suivons une ruelle étroite, où, jele jurerais, nous avons déjà passé plusieurs fois.

« Brusquement une porte s’ouvre à notredroite. De l’ouverture jaillit une forme féminine ; elle seprécipite vers nous. Qu’est-ce ?

« Mon frère attendait cela, car il nemanifeste aucune surprise. Mais comme son accent est doux lorsqu’ilinterroge :

– Eh bien, pauvre enfant ?

« Elle balbutie, une angoisse étranglantses paroles dans sa gorge :

– Ouadi Natroun… ; allez… ;empêchez le meurtre… Oh ! tout ce sang, tout ce sang me faithorreur !

« Mon frère lui a saisi les mains. Il laregarde sans doute bien en face. La ruelle est si obscure que jedistingue seulement les deux silhouettes immobiles.

« Mais ces mots, prononcés d’une voixabaissée, m’arrivent cependant :

– Silence, mademoiselle, silence… Devenezforte, vaillante, jusqu’au jour où vous aurez à choisir entre lavie et la mort.

« Elle est dominée certainement, car elleréplique avec plus de calme :

– Croyez-vous réellement que je puissejamais être libre d’opter ?

– Je vous en donne ma paroled’honneur.

« Elle a un sanglot, mais je comprendsque ses larmes soulagent son âme oppressée.

– Rentrez et croyez à ma parole, murmureencore mon frère.

« Elle s’incline dévotieusement etdisparaît à l’intérieur de la maison dont la porte est restéeentrebâillée.

– Au Nil ! ordonne alors monfrère.

« Et comme je ne bouge pas, toutinterloquée encore par l’apparition de cette femme, de cetagent au service de mon frère, et que je ne connais pas,lui reprend :

– Le masque d’or vert conduit Max Trelamà la vallée de Natron, là où j’avais espéré dissimuler le corps denotre douce Ellen, jusqu’à l’heure où nous le pourrons transporterdans la tombe où dorment nos aïeux. Il conduit Max, là.

« Et nous reprenons notre marcheprécipitée. Seulement, à présent, nous n’errons plus au hasard dansle lacis des ruelles ; nous marchons vers le Nil par le cheminle plus direct…

« L’action commencée me restitue lafaculté de penser. La curiosité se réveille en moi. Je désiresavoir qui est la femme inconnue, cette femme à qui X. 323croit pouvoir offrir le choix entre l’existence et le trépas.J’interroge :

– Frère, qui est cette femme ?

« On dirait qu’il hésite à me répondre,puis sa voix sonne si grave que tout mon être frissonne :

– Elle n’a pas de nom,prononce-t-il ; on n’a plus de nom quand on repousse de toutesa volonté une appellation odieuse. Ses amis ne doivent jamaisprononcer les syllabes qu’elle hait.

– Tu es donc son ami ?

« On croirait que sa voix défaille surcette affirmation troublante :

– Oui !

« Puis comme se reprochant une seconde defaiblesse, il achève avec une énergie qui me surprendencore :

– Sois aussi son amie, petite sœurd’espion, petite sœur torturée dans tes affections. Sois son amie,parce qu’elle est plus malheureuse que toi !

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